Il n’est pas exclu que la matière noire postulée par les astrophysiciens soit une chimère, tout comme l’a été au xixe siècle l’éther des physiciens.
1Depuis plus de deux décennies, la plupart des physiciens sont convaincus de l’existence de la « matière noire ». Les articles de vulgarisation affirment même que l’Univers « est » (et non pas « serait ») composé de 85 % de cette matière mystérieuse et jusqu’à ce jour jamais détectée, bien qu’on la suppose omniprésente.
2Cette propriété n’est pas sans rappeler celle de l’éther, milieu hypothétique dont les physiciens du xixe siècle ont longtemps cherché à déterminer la densité et la rigidité, et à mesurer la présence à la surface de la Terre. Jusqu’à ce que, au début du xxe siècle, Albert Einstein juge l’hypothèse de l’éther finalement inutile, une fois mise au point sa théorie de la relativité restreinte qui unifie la mécanique et l’électromagnétisme. Notons au passage qu’Einstein n’a pas démontré que l’éther n’existe pas, mais plutôt qu’il n’avait pas besoin de cette idée (ni de cette substance…) pour expliquer les phénomènes.
3Revenons à la matière noire. Son existence a été postulée dans les années 1930 par l’astrophysicien américano-suisse Fritz Zwicky car, selon les lois acceptées de la physique, les forces de gravitation dues à la quantité de matière visible dans les galaxies ne suffisaient pas à expliquer des faits bien établis, comme les vitesses de rotation des étoiles dans les galaxies et, plus tard, les lentilles gravitationnelles.
4Pour « sauver les phénomènes », comme disaient les astronomes de l’Antiquité, il fallait donc combler ce manque gravitationnel en supposant la présence d’une autre matière, invisible celle-là, mais qui obéit aux mêmes lois de la gravitation que la matière ordinaire. Il suffisait alors que cette matière hypothétique soit répartie de telle façon qu’elle reproduise bien les observations.
5Bien qu’une telle méthode puisse paraître curieuse et même arbitraire, elle n’est ni absurde ni originale. Par exemple, les astronomes du xixe siècle l’ont utilisée : les lois de Newton ne réussissant pas à reproduire les positions des planètes connues, ils ont supposé l’existence d’une planète non encore observée et les calculs d’Urbain Le Verrier, fondés sur les lois de Newton, ont ainsi mené à la découverte de Neptune, en 1846.
6Une telle démarche heuristique peut donc être fructueuse, mais rien ne l’assure. Ainsi, Le Verrier invoqua encore l’existence d’une planète (Vulcain) pour expliquer les anomalies de la trajectoire de Mercure ; mais on ne trouva jamais cette planète et Einstein (encore !) en fit disparaître le besoin avec sa théorie de la relativité générale, qui remplaçait les lois de Newton.
7L’idée de matière noire semble tautologique, car elle ne sert pour l’heure qu’à sauver les théories en vigueur. Mais les physiciens des particules élémentaires ont accueilli avec enthousiasme cette hypothèse et pouvaient dès lors s’occuper à imaginer de quelles sortes de particules pouvait bien être composée cette matière exotique. Comme les astrophysiciens se sont contentés de fixer ses propriétés gravitationnelles, il reste en effet aux physiciens des particules un vaste terrain de jeu sur lequel s’agiter. Les théoriciens s’efforcent d’imaginer la nature de ses constituants, leur masse, leur spin, etc. Parallèlement, les expérimentateurs tentent de détecter dans leurs appareils ou de produire dans leurs accélérateurs ces particules plus ou moins exotiques responsables du complément de force gravitationnelle dont les astrophysiciens ont besoin.
8Seul le temps dira si la matière noire finira comme Neptune ou comme Vulcain et l’éther. Dans le premier cas, les lois actuelles de la physique seront sauves. Dans le second, elles devront, encore une fois, être réécrites.