Dans maints textes et discours officiels, le mot « innovation » se voit dépouillé de toute signification précise et devient ainsi une vaine incantation.
2Sensible à l’importance de la précision du langage pour exprimer la pensée, l’écrivain Georges Orwell a, dans son roman d’anticipation 1984, identifié les dangers de l’usage de ce qu’il a nommé le Newspeak, la (ou le) « novlangue ». Comme l’affirme l’un de ses personnages – un fonctionnaire –, « le véritable but [de la] novlangue est de restreindre les limites de la pensée ». À terme, ajoute-t-il, tous les concepts nécessaires à la pensée « seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité ». Ainsi, il y aura « chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience [sera] de plus en plus restreint ».
3On retrouve ce rétrécissement et cette euphémisation de la pensée dans le domaine des discours portant sur l’innovation. Cependant, alors que la novlangue limite le sens des mots à une seule signification et laisse de côté « toutes les significations subsidiaires », comme le dit le fonctionnaire imaginé par Orwell, la rhétorique de l’innovation semble aller en sens inverse.
4On a ainsi affaire à une réelle innovation langagière que je nommerais l’« innovlangue ». Partant d’un mot qui avait au départ un sens bien défini (l’introduction sur le marché d’une invention), on en est venu à étendre le sens du mot « innovation » au point de le vider de tout contenu précis – tout en le faisant suivre de nombreux qualificatifs tout aussi vaseux les uns que les autres, peut-être pour nous faire oublier que le substantif n’a plus de contenu. Comme si la simple mention du mot « innovation » avait en elle-même une valeur positive et évidente, et qu’il serait pédant de demander de quoi on parle au juste en le prononçant.
5Une recherche rapide nous permet de découvrir une panoplie d’expressions employées, sans jamais les définir, dans des documents et discours de porte-parole de l’industrie, d’universités et de gouvernements chargés de promouvoir « l’innovation ». J’ai ainsi répertorié les qualificatifs suivants censés caractériser divers types d’innovation, alors même que ce terme reste indéfini : « équitable », « holistique » ou « totale », « responsable », « ouverte », « durable »; sans compter l’incontournable « innovation citoyenne ». Sans surprise dans l’air du temps actuel, des textes font même la promotion d’une approche « décoloniale » de l’innovation !
6L’ensemble de ces « innovations » doit bien sûr former un « écosystème », le préfixe « éco » assurant semble-t-il que ce « système » est d’emblée « écologique ». On parle même de « leaders innovants », ce qui semble un pléonasme, tout comme l’idée que « le changement est une composante sine qua non de l’innovation », comme le dit quelque part un « innovateur en chef ».
7Mais comment faire pour « innover » ? La réponse est simple : « Il faut être créatif et prendre des risques. » Mais surtout, « pour le faire avec succès, il faut s’intéresser aux conditions gagnantes et aux processus qui mènent à ces innovations ».
8Toutes ces phrases sont bien sûr vides de contenu et n’osent pas rappeler l’évidence : innover est difficile et le plus souvent imprévisible, sauf pour les modifications marginales qui permettent à des entreprises de faire durer un brevet au-delà de la période légale en invoquant justement une autre « innovation ». Quant aux fameuses innovations dites « radicales » ou, pour les esprits belliqueux, « disruptives », elles ne peuvent être ainsi nommées qu’après coup, tant leurs effets ne se font le plus souvent sentir qu’après des décennies. C’est dire que vouloir les prédire relève de la supercherie.