Il est très rare que les scientifiques puissent observer directement un phénomène. Ils le font à travers des instruments et des théories.
1Lorsqu’ils annoncent une découverte scientifique, les chercheurs – et les journalistes après eux – disent souvent qu’un nouveau phénomène a été « observé ». Pour le commun des mortels, le terme renvoie au sens commun et suggère qu’on a « vu » directement le phénomène en question. Or la controverse récente sur la présence de phosphine (PH3) dans l’atmosphère de Vénus offre l’occasion de rappeler que très peu de phénomènes d’intérêt scientifique sont véritablement « observés ».
2La controverse est née en septembre 2020 avec la publication par une équipe d’astronomes d’un article annonçant la mise en évidence de phosphine dans la haute atmosphère de Vénus, ce qui serait un fort indice de la présence d’une forme de vie. Il n’en fallait pas plus pour que Jim Bridenstine, alors administrateur de la Nasa, parle « d’événement le plus important dans la recherche de vie extraterrestre ».
3Conformément à la méthode scientifique, s’est aussitôt mise en branle la norme du « scepticisme organisé », qui exige qu’une telle annonce soit scrutée en détail avant d’être considérée comme un fait scientifique avéré. D’autres spécialistes, qui doutaient du résultat annoncé, ont ainsi effectué leurs analyses. L’un des intérêts du débat suscité est de faire ressortir l’importance des nombreuses interventions techniques qui se placent entre l’objet et l’observateur et qui sont généralement passées sous silence.
4On a en effet tendance à oublier que pour « observer » des objets ou des phénomènes non directement visibles à l’œil nu, il faut des instruments. Or ces instruments doivent être calibrés et le signal qu’ils enregistrent contient la plupart du temps un « bruit » à éliminer. Dans le cas qui nous occupe, la méthode utilisée pour « observer » la phosphine consiste à identifier dans la lumière provenant de Vénus et captée par les télescopes (en l’occurrence le télescope James-Clerk-Maxwell, à Hawaii) la composante du spectre associée à cette molécule.
5Le problème est que la fréquence spécifique de la phosphine est mélangée à de nombreuses autres fréquences du spectre électromagnétique et il faut trouver le moyen de l’isoler de ce bruit de fond. En somme, il faut déjà savoir ce que l’on cherche, d’où le risque d’être victime du biais de confirmation.
6La méthode employée pour isoler la fréquence signant la présence de phosphine peut donc être critiquée, ce qui peut engendrer le genre de « cercle épistémique » que le philosophe sceptique Sextus Empiricus avait déjà analysé à la fin du iie siècle de notre ère. Pour affirmer que la phosphine est présente à une concentration de 20 parties par milliard, les auteurs de l’étude ont « corrigé » les données brutes en utilisant une formule mathématique complexe (un polynôme de degré 12). Or les critiques ont plutôt utilisé une autre formule, un polynôme de degré inférieur, diminuant ainsi le nombre de variables, mais cela a fait disparaître le signal ! Comme l’affirmait Sextus, « nous n’avons donc pas les moyens de dire [si le phénomène est réel ou non] du fait que nous ne sommes d’accord sur aucun critère au moyen duquel nous jugeons la question. » (Esquisses pyrrhoniennes, Livre II, 6, [53]).
7La multiplication des mesures, la diversification des instruments utilisés et l’accord sur les méthodes de « correction » des données finiront probablement par confirmer si oui ou non l’atmosphère de Vénus contient du PH3 ; mais il est important de ne jamais oublier que les observations scientifiques contiennent le plus souvent davantage de théorie que de données vraiment empiriques.