En physique des particules, quand il apparaît un désaccord entre théorie et expérience, les théoriciens réagissent souvent en postulant l’existence de particules inconnues.
1L’excitation des physiciens des particules à l’annonce récente (le 7 avril) d’une différence notable entre la valeur calculée et la valeur mesurée du moment magnétique du muon (voir Pour la Science de juin 2021, pages 24 à 33 ), offre l’occasion de voir à l’œuvre un vieux réflexe de physicien, rarement questionné, et de réfléchir à ce que signifie l’expression « valeur calculée ».
2D’abord, il est évident que les physiciens théoriciens s’ennuient de voir les vieilles théories des années 1960 constamment confirmées. Par exemple, avant 2012, nombreux étaient ceux qui espéraient que l’on ne découvre pas le boson de Higgs, car cela les aurait obligés à remettre leur imagination en branle pour inventer une théorie alternative. Pensons aussi à ceux qui espèrent toujours que la théorie de la gravitation d’Einstein (la théorie de la relativité générale) sera bientôt réfutée. Dans ce contexte, l’annonce concernant le muon a été accueillie avec enthousiasme et un physicien s’est même empressé de prophétiser que « l’on est peut-être au début d’une nouvelle ère ».
3Avant de se demander ce que signifie au juste « calculer » la valeur d’une grandeur physique, observons la réaction des théoriciens à l’annonce du désaccord entre les valeurs théorique et expérimentale du moment magnétique du muon : ils ont eu le réflexe d’en appeler à l’existence d’une nouvelle particule !
4Ce réflexe est en fait mécaniquement engendré par le fait de penser dans le cadre du paradigme dominant. Celui-ci consiste en effet à tout imaginer en termes de champs, auxquels sont associées des particules (et inversement) : le champ électromagnétique a son photon, les quarks ont leurs champs spécifiques, le champ de Higgs a son boson éponyme, etc.
5Les théoriciens ont donc été prompts à sortir de leurs tiroirs les particules « supersymétriques », les « leptoquarks », le « boson Z’ », etc., imaginées lors des tentatives d’élaborer une théorie plus complète que le « modèle standard » constitué à la fin des années 1960. Certaines de ces mêmes particules avaient aussi été invoquées pour rendre compte de la mystérieuse « matière noire », censée expliquer la gravité qui semble manquer à l’échelle cosmique.
6Bien sûr, seul l’avenir dira si ces particules hypothétiques se cachent vraiment dans la nature et si elles expliquent correctement les phénomènes. Ce qui frappe cependant ici, c’est que chaque anomalie appelle sa particule, un peu comme chaque écart de mesure dans l’astronomie de Ptolémée appelait son épicycle…
7Un autre aspect intéressant de l’affaire du muon tient au fait que les physiciens avaient tendance à prendre pour acquis la valeur théorique connue jusque-là, comme si « calculer » était une opération qui ne peut que mener sans problème à une seule valeur, les mathématiques étant logiques et strictement déductives. Or il s’agit là d’une simplification abusive : les méthodes de calcul sont aussi diverses que les méthodes expérimentales et peuvent faire intervenir diverses hypothèses et simplifications plus ou moins valides.
8Cela a heureusement été rappelé par une équipe de théoriciens (ils sont 14 !) qui, en avril 2021, ont publié dans la revue Nature une nouvelle valeur théorique, finalement plus proche de la valeur expérimentale. Ils ont dû eux aussi introduire des hypothèses auxiliaires, et l’avenir dira si ces nouveaux calculs sont meilleurs. Il est donc tout à fait possible que la théorie actuelle fonctionne encore et que les particules exotiques doivent retourner dans les tiroirs… jusqu’à ce que survienne la prochaine anomalie, qui excitera de nouveau la communauté des théoriciens impatients de voir venir une révolution scientifique.