Dénoncer une injustice avec des chiffres, oui, mais à condition qu’ils soient bien comparables.
1Le sociologue Raymond Boudon a publié en 1990 un ouvrage intitulé L’Art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses. L’intérêt de cet ouvrage est qu’il attire l’attention sur le fait que beaucoup d’énoncés présentés comme allant de soi ou prouvant quelque chose contiennent souvent des postulats implicites qui, lorsqu’ils sont explicités, peuvent être mis en doute, invalidant alors une démonstration qui semblait jusque-là convaincante.
2Or, depuis quelques années, il est fréquent de dénoncer des « iniquités » sur la simple base d’une donnée statistique. Soit le constat suivant : les femmes représentent à peu près 50 % de la population alors qu’elles ne comptent actuellement que pour environ 30 % des auteurs d’articles scientifiques selon les données bibliométriques. Par le simple fait de juxtaposer, sans plus d’explication, ces deux proportions, ce genre de formulation suggère implicitement qu’on aurait alors évidemment affaire à une iniquité, une injustice ou même une discrimination.
3Le raisonnement est pourtant loin d’être immédiat, ne serait-ce que parce que cette proportion varie beaucoup selon les disciplines. Alors que les femmes ne comptent que pour environ 17 % des auteurs d’articles en physique, elles sont 55 % dans les publications relevant des sciences de la santé et dépassent ainsi la parité, considérée implicitement comme la norme.
4À la lumière de ces chiffres, on pourrait aussi penser qu’environ 30 % des prix Nobel de science devraient être décernés à des femmes. Cela pourrait en effet être le cas si un algorithme était chargé de choisir de manière aléatoire les gagnants et les gagnantes. Mais une telle procédure postule que la probabilité de faire une découverte majeure qui mérite un tel prix est la même pour tous les scientifiques. Cela est malheureusement inexact : comme l’a montré la sociologue américaine Harriet Zuckerman dans son ouvrage Scientific Elite. Nobel Laureates in the United States, publié en 1979, les chances de décrocher un tel prix sont plus élevées si le scientifique a travaillé avec un nobélisé ! On devine ici l’effet de réseaux sociaux, mais également de processus d’acculturation.
5Aussi, les ressources permettant de faire de la recherche de pointe ne sont pas distribuées de manière égale entre les institutions et entre les individus, mais obéissent plutôt à une loi de puissance du type de la « loi de Lotka », énoncée en 1926 et selon laquelle, en gros, 20 % des personnes produisent 80 % des publications et ont 80 % des citations. Une distribution qui invite aussi à ne pas tirer trop vite des conclusions de la seule juxtaposition des proportions de femmes et d’autrices scientifiques.
6En somme, les écarts mesurés sont réels, mais ce que sous-entend l’énoncé qui compare directement deux pourcentages est que tout écart entre les deux serait automatiquement synonyme ou symptôme d’iniquité, ce qui pose problème. Promouvoir l’égalité des chances d’accès à un poste en mettant en place des procédures non discriminatoires d’embauche des chercheurs et de distribution des fonds de recherche est bien sûr un idéal que toute personne raisonnable ne peut qu’approuver. Mais comme le proposait Raymond Boudon, seule une analyse serrée des postulats implicites de raisonnements auxquels on tend à adhérer spontanément permet de s’assurer de la solidité des conclusions qu’on en tire. Autant il faut tout faire pour éviter les biais sexistes ou racistes, autant il faut éviter ce fameux biais de confirmation qui nous incite à accepter sans critique tout chiffre qui conforte nos convictions.