L’invasion russe en Ukraine a brutalement interrompu les travaux de nombreuses équipes russo-ukrainiennes. N’en rajoutons pas.
1 En 1808, l’Institut de France annonça qu’il accordait l’un des prix décennaux des sciences, créés en 1804 par Napoléon, au savant anglais Humphry Davy pour ses découvertes sur la nature de divers éléments chimiques. Le tout en pleine guerre franco-britannique ! Malgré les hauts cris des journaux anglais qui exigeaient qu’il refuse un prix décerné par l’ennemi, Davy considérait que si les gouvernements étaient en guerre, les savants ne l’étaient pas. Il alla même en 1813 chercher son prix à Paris malgré les échanges de coups de canon entre les belligérants !
2 L’idée que la science doit rester au-dessus des nations et qu’elle a une visée universelle est ancienne, mais doit être rappelée dans les moments critiques où les guerres tendent à faire oublier cette valeur fondamentale et à identifier de manière simpliste les personnes à leur nation ou leur gouvernement. Cette croyance en l’universalité de la science est d’ailleurs à la base des peregrinatio academica des universitaires depuis le Moyen Âge et des collaborations scientifiques entre savants de différents pays depuis le début du xixe siècle. Pensons seulement ici aux articles du chimiste allemand Justus von Liebig signés conjointement avec les chercheurs français Louis Joseph Gay-Lussac en 1824 et Jean-Baptiste Dumas en 1837.
3 Les collaborations scientifiques internationales n’ont, depuis, cessé de croître. Selon les données recensées sur la plateforme bibliographique Web of Science, qui recense plus de 13 500 revues scientifiques de qualité évaluées par les pairs, la proportion des collaborations internationales au niveau mondial est passée de 5 % en 1980 à 28 % en 2020. Cette proportion varie selon les pays et dépend de leur taille, leur ouverture au monde et leur autonomie scientifique. Ainsi, en 2020, 27 % des publications chinoises étaient le fruit de telles collaborations, contre 65 % des françaises et des ukrainiennes. Étonnamment, les taux pour la Russie (42 %) et les États-Unis (43 %) sont comparables et ces deux pays partagent les mêmes principaux partenaires. Mais alors que les États-Unis sont le premier partenaire de la Russie, celle-ci n’est qu’au vingtième rang du côté américain.
4 Concentrons-nous sur l’Ukraine. Au cours des quinze dernières années, les scientifiques ukrainiens ont publié environ 71 000 articles dans des revues internationales, dont 10 000 avec des collègues russes et 6 500 avec des collègues français. Ils collaborent surtout avec des confrères de Russie et d’Allemagne (14 % des collaborations chacun), puis de la Pologne (12 %), de la France (9 %), du Royaume-Uni (8 %), de l’Italie (7 %) et de la Chine (5 %).
5 La destruction des infrastructures en Ukraine par l’invasion russe devrait anéantir durablement les collaborations scientifiques entre les deux pays. L’exemple de l’Irak donne une idée de l’impact de tels dégâts matériels sur les activités scientifiques. Après la décision du gouvernement américain d’attaquer ce pays, il a fallu vingt ans pour que la production scientifique internationale de l’Irak retrouve le niveau (modeste) atteint en 1989. On peut donc prédire sans trop se tromper que la décision du président russe d’envahir l’Ukraine détruira des infrastructures essentielles aux sciences et qu’il faudra au moins une décennie pour les reconstruire. Rappelons que Kiev était la troisième ville scientifique de l’Union soviétique en 1989, après Moscou et Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg).
6 Les chercheurs eux-mêmes étant le plus souvent à l’initiative des collaborations scientifiques internationales, il ne faudrait pas agir avec précipitation en stoppant les échanges avec ceux de la Russie. On pénaliserait alors doublement des scientifiques qui ne peuvent être solidairement considérés comme responsables des décisions prises par un régime totalitaire.