En sciences comme ailleurs, l’expertise n’est jamais acquise pour toujours.
1 On n’aura probablement jamais autant usé du mot « expert » qu’au cours des deux dernières années. L’usage de ce mot semble suffire pour se rassurer sur la crédibilité des dires de la personne à qui on attribue cette qualité et sur le sérieux de ses affirmations.
2 Il faut cependant distinguer plusieurs catégories : d’abord les vrais experts, jugés crédibles par leurs pairs. Ensuite les « pseudo-experts », sans véritable carrière derrière eux et relativement faciles à débusquer. Enfin il y a celle qui m’intéresse ici et que j’appellerai la catégorie des « ex-pairs ». Ce sont des scientifiques qui jouissent d’une grande autorité – et souvent notoriété – pour leurs contributions scientifiques passées, mais qui, à un moment donné de leur carrière, ont dérapé sérieusement – aux yeux de leurs collègues et pairs à tout le moins – et se sont mis à propager des idées incompatibles avec le consensus scientifique, c’est-à-dire avec l’état actuel des savoirs les mieux validés.
3 Ces dérapages sont complexes sur le plan psychologique et difficiles à expliquer. Les cas les plus intéressants d’ex-pairs sont ceux qui ont obtenu un prix Nobel, reconnaissance qui leur confère une marque suprême de légitimité scientifique. On peut même penser qu’un certain « effet Nobel » contribue parfois à une « fuite en avant » vers la pseudoscience. En effet, chez certains lauréats, l’obtention de cette reconnaissance les amène non seulement à se considérer soudain porte-parole de la science, mais aussi, se sentant légitimés dans leur génie, à promouvoir des thèses dépassant très largement ce qu’ils sont capables d’avancer de manière plausible. Ils se comparent alors indûment à Galilée, incompris en son temps, et fustigent l’ensemble de la communauté scientifique qui refuse d’admettre leur théorie révolutionnaire.
4 Il arrive que le dérapage du Nobel se produise dans un domaine éloigné de son expertise réelle. Ainsi, Luc Montagnier, récompensé en 2008 – avec sa collaboratrice Françoise Barré-Sinoussi – pour la découverte du virus du sida, a été un ardent promoteur de la « mémoire de l’eau » dans les dix dernières années de sa vie. Cette théorie, jamais établie mais supposée expliquer l’efficacité de l’homéopathie, fait intervenir la physique quantique, science très distante de son domaine d’expertise, la virologie.
5 Mais d’autres ex-pairs sont plus difficiles à repérer, car ils appuient des idées plus proches de leur discipline. C’est le cas de Brian Josephson, lauréat du prix Nobel de physique en 1973, qui a lui aussi promu la mémoire de l’eau, de même d’ailleurs que la fusion nucléaire « froide ». Annoncé en grande pompe en 1989 par les électrochimistes Stanley Pons et Martin Fleischmann, ce « phénomène » est pourtant considéré comme non reproductible. Ce physicien peut donc sembler plus crédible que Montagnier, mais il rejette en fait l’ensemble des connaissances accumulées en chimie et en physique depuis le xviiie siècle – une situation peu plausible, car, de nos jours, même une « révolution scientifique » ne remet en cause qu’une petite région du savoir.
6 En somme, l’ex-pair est le plus difficile à reconnaître et le seul critère du prestige associé à un prix ou à certaines affiliations (CNRS, Harvard, MIT, etc.) ne suffit pas pour accréditer un véritable expert. Pour éviter de confondre expert et « ex-pair », il faut donc se tenir au courant de l’état des connaissances dans le domaine et consulter une grande diversité de spécialistes avant d’en propulser un sous les feux de la rampe.