Qu’ont en commun un dé non pipé, la Terre et les particules de la physique ? Tous obéissent au principe de raison suffisante.
1 On attribue souvent au philosophe Gottfried Leibniz (1646-1716) l’énoncé du principe de raison suffisante : « Rien n’est sans raison. » C’est d’ailleurs en général par la philosophie que l’on aborde cet argument, les philosophes de l’Antiquité et du Moyen Âge l’ayant fréquemment invoqué dans leurs débats. Ce dont on semble moins conscient est que ce principe est implicitement à la base de nombreux énoncés scientifiques. Prenons l’affirmation que si on lance un dé non pipé alors les chances qu’il tombe sur une face plutôt qu’une autre sont équiprobables. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a aucune raison qu’il tombe plus souvent sur une face plutôt qu’une autre ! Le principe de raison suffisante est tellement ancré dans nos cerveaux que si on observe un dé tomber toujours sur le 6, on criera qu’il est pipé.
2 Pourquoi la Terre, les planètes et les étoiles sont-elles (en gros) sphériques ? Parce que dans un espace à trois dimensions il n’y a a priori aucune raison de choisir une direction plutôt qu’une autre, ce qui produit une sphère. Et si on observe une déviation, cela indiquera la présence d’une force ou d’un champ (électrique, magnétique ou gravitationnel) : si la Terre est aplatie aux pôles, c’est à cause de sa rotation, qui crée une force centrifuge plus grande à l’équateur qu’au pôle. Il y a donc bien une raison à sa non-sphéricité. De même, le champ électrique ou magnétique autour d’un fil est cylindrique car il n’y a aucune raison qu’il aille plus d’un côté que de l’autre de l’axe défini par le fil.
3 Même la fameuse deuxième loi de Newton (l’accélération d’un objet est proportionnelle à la résultante des forces exercées sur lui) est une conséquence directe du principe d’inertie et du principe de raison suffisante et non pas une loi empirique. Le principe d’inertie, formulé par Descartes, pose en effet que le repos ou le mouvement à vitesse constante sont équivalents. Cela implique que seule la variation de vitesse doit avoir une raison, ce que décrit la deuxième loi : la force est la cause (ou raison) de la variation de vitesse (accélération). Même Aristote appliquait spontanément le principe de raison suffisante. Pour lui, le repos absolu existait et c’était donc la vitesse (passage du repos au mouvement) qui exigeait une explication. Il en déduisait que la vitesse était proportionnelle à la force appliquée. Pour Aristote l’absence de force entraînait le retour au repos alors que pour Newton elle entraîne le retour à une vitesse constante, car le repos est relatif au mouvement de l’observateur. C’est la relativité galiléenne.
4 La physique des particules n’échappe pas à ce constat. Dans ce domaine, on invoque parfois un « principe totalitaire », stipulant que « tout ce qui n’est pas interdit (par un principe de conservation) est obligatoire ». On attribue souvent cette idée au physicien Murray Gell-Mann, même si ce dernier parlait plutôt, dans un article paru en 1956 dans la revue Il Nuovo Cimento, de « principe des interactions fortes obligatoires ». Certains la font remonter au droit ancien qui stipule que tout ce qui n’est pas interdit par une loi est permis. En fait, de manière plus fondamentale, cet énoncé se contente de reformuler le principe de raison suffisante. En effet, si une interaction de particules ou une forme de désintégration spécifique n’est pas interdite par une loi, alors il n’y a aucune raison qu’elle ne se produise pas avec une certaine probabilité.
5 De façon générale, toutes nos explications des phénomènes sont soumises au principe de raison suffisante, même si, bien sûr, ce principe ne suffit pas à tout expliquer !