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Article de magazine

Les chercheurs au service des grands éditeurs ?

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Les grands groupes d’édition scientifique multiplient les stratégies pour attirer les chercheurs dans leur escarcelle.

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© Matyo

1 Comme de nombreux chercheurs, je reçois régulièrement des courriels de revues dites « scientifiques » me demandant de leur soumettre un article. Ils citent même parfois une de mes publications récentes qu’ils auraient trouvée intéressante ! Il s’agit le plus souvent de revues dites « prédatrices », dont le but est moins la diffusion de connaissances validées que la recherche de profits rapides en usant d’un modèle de libre accès qui fait payer les auteurs au lieu des lecteurs. L’évaluation par les pairs y est minimale ou non existante et l’article paraît vite : quelques jours ou semaines après sa réception, contre plusieurs mois dans les revues sérieuses. L’idée est de tirer parti de la culture du « publier ou périr ! », qui s’est imposée dans la recherche depuis les années 1980.

2 On aurait cependant tort de penser que ce genre de message ne provient que d’entreprises douteuses. En effet, j’ai reçu récemment un courriel d’un des plus importants groupes d’édition scientifique m’informant que « cela fait un bon moment que [je n’ai] pas soumis un article à une revue Springer ». On m’y remercie au passage de l’avoir fait dans le passé et on y ajoute que l’on apprécie mes recherches et souhaite « que notre partenariat se poursuive ». J’apprends ainsi que j’ai un « partenariat » avec ce géant de l’édition savante ! Et « pour mieux [me] servir », on me dit que « les éditeurs des revues » qui, insiste-t-on, « sont également des chercheurs, aimeraient mieux comprendre [mon] cycle de recherche et d’écriture ». On me demande donc si « je suis en train de finaliser une soumission », « si j’en suis encore à choisir la revue la plus appropriée », si « j’ai besoin de plus de temps pour conduire ma recherche » ou si, finalement, je n’ai « aucune intention de publier ». On m’invite ensuite à mieux connaître les services (payants) que le groupe offre aux auteurs.

3 Ces pratiques, relativement récentes, reflètent une profonde transformation du système social de la recherche. Pendant longtemps, les revues scientifiques ont été essentiellement gérées par des sociétés savantes ; on considérait qu’en être directeur, membre du comité éditorial ou évaluateur d’articles démontrait qu’on faisait partie intégrante d’une communauté scientifique. Dans son ouvrage intitulé The Scientific Community (1965), le sociologue Warren Hagstrom notait que les liens sociaux unissant cette communauté étaient le fait d’échanges de dons et contre-dons, selon le modèle élaboré par l’anthropologue Marcel Mauss dans son Essai sur le don. De nos jours, le monde de l’édition savante est plutôt dominé par un oligopole de quelques grandes maisons d’édition. En 2018, par exemple, trois groupes concentraient plus de 50 % des articles en sciences de la nature (et 35 % en sciences sociales et humaines) recensés dans le Web of Science.

4 Cherchant toujours à maximiser leurs revenus, ces maisons cotées en Bourse (Elsevier, Springer, Wiley…) ont compris qu’elles pouvaient tirer profit de la notoriété de leurs titres phares en utilisant leur nom pour créer des revues dérivées, dont les nombreuses déclinaisons de Nature ces dernières années (Communications Journals, npj Series…) en sont l’exemple le plus frappant. Elles offrent même des formations (payantes) aux « clients » et consommateurs de services que sont devenus les chercheurs : cours pour bien écrire en anglais, traduction de textes, révision scientifique, le tout étant censé accroître les chances de publication dans leurs revues !

5 La « communauté » scientifique relativement autonome avec ses dons et contre-dons s’est ainsi muée, depuis les années 1980, en un vaste marché sur lequel les chercheurs semblent avoir perdu le contrôle.


Date de mise en ligne : 05/01/2023

https://doi.org/10.3917/pls.543.0022

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