Lutter contre les inégalités dans le monde de la recherche est louable, mais jusqu’à quel point ?
1 Philosophes et scientifiques tiennent pour acquis que la validité logique ou empirique d’un énoncé ne dépend pas des caractéristiques physiques ou morales de la personne qui l’énonce. Cette visée universaliste se traduit par exemple par l’évaluation anonyme des articles scientifiques. Quant aux subventions de recherche, on ne peut bien sûr ignorer le parcours du chercheur, mais on focalise l’attention sur la qualité scientifique du projet et sa faisabilité à la lumière de l’expertise du proposant.
2 Cela dit, l’idée que certains particularismes liés non seulement aux origines sociales mais au genre et à l’origine ethnique puissent favoriser une plus grande sensibilité envers des objets de recherche ou des approches qui autrement seraient négligées a pris de l’ampleur en Amérique du Nord au cours des dix dernières années sous l’étendard « EDI » – pour « équité, diversité, inclusion ». La France ne semble pas encore concernée, mais en Amérique du Nord, de nouvelles pratiques ambiguës s’installent au sein des organismes depuis quelques années.
3 Pour traquer toutes les formes d’inégalités possibles dans les octrois de recherche, les organismes subventionnaires canadiens exigent maintenant des chercheurs qu’ils répondent à des questions touchant leurs particularités physiques et psychiques, qu’ils n’auraient jamais osé imaginer il y a vingt ans. La mention de l’âge vise à « faciliter le suivi des préjugés relatifs à l’âge » alors que le sexe (masculin, féminin) est remplacé par le « genre ». On nous indique alors qu’une « femme » (ou un « homme ») est « une personne qui a le sentiment intérieur d’être une femme (un homme) ou qui s’exprime publiquement en tant que femme (homme) ». Les choix offerts sont d’ailleurs les suivants, présentés par ordre alphabétique : agenre, bigenre/multigenre, bispirituel, fluide, queer, femme, homme, non binaire, transgenre. On demande également d’indiquer son orientation sexuelle en cochant parmi les catégories suivantes celle « qui vous définit le mieux » : allosexuel (queer), asexuel, bisexuel, gay, hétérosexuel, lesbienne, pansexuel. Chaque terme est censé être associé à une « communauté »…
4 Qu’arrive-t-il si un chercheur, pris d’une petite gêne, décide de cocher : « Je préfère ne pas répondre » ? On lui indique gentiment que cela « peut entraîner diverses conséquences selon les exigences particulières de la possibilité de financement ou du comité d’évaluation par les pairs » et que « les réponses peuvent être liées aux décisions de financement selon la nature et les critères particuliers des possibilités de financement ». Pour justifier ces intrusions dans la vie privée des chercheurs, ces organismes affirment que « ces mesures sont essentielles pour éliminer les obstacles historiques et systémiques toujours présents qui empêchent tous les candidats d’accéder au financement et de participer à leurs programmes de manière équitable et inclusive ».
5 Le gouvernement canadien, qui impose ces contraintes au nom du « multiculturalisme », a ainsi fait se multiplier les catégories de « communautés » susceptibles de dénoncer de nouvelles inégalités. Cela a l’intérêt d’illustrer à merveille la « loi de Tocqueville » sur les inégalités. Comme l’a très bien vu le génial auteur de De la démocratie en Amérique (1848), « quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil, mais quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande ». C’est ainsi qu’on est venu à traquer des inégalités alléguées jusque dans les particularités les plus intimes des personnes. Cet « effet Tocqueville » produira-t-il une science meilleure ? Les sociologues devront attendre au moins une dizaine d’années pour le savoir…