1 Une controverse récente opposant le rédacteur en chef de la revue scientifique Journal of Political Philosophy à son propriétaire, la maison d’édition Wiley, soulève une question intéressante : peut-on accroître la productivité de la recherche ? Cette question relevant du champ économique, les chercheurs ne l’ont pas souvent posée. Et pour cause : le système de la recherche vise la vérité mesurée par des critères épistémiques et non économiques. Or, une façon d’accroître sa productivité est d’augmenter la diffusion du savoir produit, laquelle est principalement entre les mains de grands groupes d’éditeurs. Le conflit récent, qui a mené à la démission de plusieurs rédacteurs adjoints de la revue, relève de ce cas de figure.

2 Pour le responsable de la revue, un chercheur qui gérait cette publication depuis trente ans, la productivité n’avait jamais vraiment été un enjeu. Or, Wiley lui a demandé d’accroître le nombre d’articles publiés de 40 % au cours des trois prochaines années. Pour l’équipe éditoriale, composée de chercheurs du domaine, ce changement non seulement impliquait davantage de travail, mais allait avoir un impact négatif sur la qualité et la crédibilité de la revue, fondée sur une évaluation approfondie des articles avant publication.

3 Quelle que soit l’issue de cette controverse, elle a l’intérêt de rappeler que ce conflit est un effet du nouveau modèle économique des revues savantes apparu avec le développement de l’idée de « science ouverte ». Tant que les revues fonctionnaient par abonnement auprès des bibliothèques universitaires, l’augmentation des profits passait par celle du prix des abonnements et le nombre d’articles publiés par an n’était pas un enjeu. Mais les exigences accrues des gouvernements que chaque article de chercheur soit en accès libre ont déplacé le paiement des frais vers les auteurs des articles, même si des tentatives visent à l’orienter vers les organismes financeurs de la recherche. Dans un tel système, une façon simple d’accroître les profits consiste à augmenter le nombre d’articles acceptés, car les revenus sont alors proportionnels au nombre d’articles publiés.

4 Parions que ces pressions se multiplieront. Et il ne serait guère étonnant que d’autres s’en prennent bientôt aux activités mêmes des chercheurs, par exemple pour améliorer leur « efficience ». Cette autre notion économique encore peu appliquée à la recherche vise à optimiser l’utilisation des ressources pour produire un bien. Il y a une vingtaine d’années, un cabinet de comptables m’a contacté. Un gouvernement l’avait mandaté pour évaluer l’efficience d’une organisation responsable de l’allocation de fonds de recherche sur la base de l’évaluation par les pairs. Ignorant tout du fonctionnement de la recherche, les comptables ont analysé le processus d’évaluation et constaté que des centaines de chercheurs consacraient des centaines d’heures à évaluer des centaines de projets soumis, dont ils ne retenaient que 15 ou 30 %. Stupéfaits par cette énorme perte de temps et de ressources, ils étaient enclins à conclure que ce système était très peu efficient et devait être revu, mais avant de publier leur rapport, ils m’ont demandé si cela était « normal ».

5 Je leur ai alors expliqué que le but de ce système n’était pas l’efficience, mais la recherche de l’excellence et qu’en effet le tout n’était pas efficient au sens économique du terme. Exiger l’efficience n’aurait pour effet que de détruire un système d’évaluation qui s’était lentement mis en place au cours des trois derniers siècles. Le cabinet a finalement renoncé à suggérer que ce curieux système soit radicalement transformé. Jusqu’à quand ?