Est-il toujours nécessaire d’innover ? Un coup d’œil à l’histoire des fusées américaines et russes suffit pour se convaincre que non.
1 Depuis les années 1990, les politiques de la recherche usent et abusent du mot « innovation », maintenant servi à toutes les sauces : un projet de recherche n’est plus « original », mais « innovant ». Il ne suffit plus de trouver une solution à un problème, elle doit être « innovante ». Ce culte voué à l’innovation s’est même incarné en 2010 dans un programme européen intitulé « L’union de l’innovation » ! Or, l’expression « solution innovante » s’apparente fort à un pléonasme, car trouver la solution à un problème est en soi original.
2 Il ne s’agit évidemment pas de nier l’utilité des innovations. En principe, elles visent à trouver une solution à un problème, ou à améliorer un produit ou un processus. Cependant, on oublie parfois que lorsque la solution existante fonctionne bien, il n’y a pas de raison de la remplacer par une autre présentée comme plus innovante. L’histoire comparée des fusées américaines et russes pour amener des humains en orbite terrestre basse est, à mon sens, exemplaire à cet égard.
3 Alors que les Russes utilisent depuis le début des années 1960 le même lanceur Soyouz et sa cabine habitable pour mettre leurs cosmonautes en orbite basse et, depuis les années 2000, les transporter dans la Station spatiale internationale, les Américains ont conçu, au cours de la même période, toute une série de lanceurs et de cabines habitables pour faire essentiellement le même trajet au fil des décennies. Le programme Mercury a d’abord mis en orbite des astronautes, un à la fois, en utilisant la fusée Atlas. Pour le programme Gemini, qui lui a succédé, la cabine a été légèrement agrandie pour accueillir deux personnes mises en orbite par une fusée Delta. Vint ensuite la fameuse navette spatiale attachée à un nouveau lanceur en partie réutilisable, ce qui était alors justifié comme innovation. C’est cette navette qui transporta les astronautes vers la station orbitale internationale. Toutes ces innovations majeures dans le seul but de faire tourner des humains autour de la Terre à environ 400 kilomètres d’altitude !
4 Au lieu de maîtriser un seul système technique et de l’améliorer à la marge, comme l’ont fait les Russes en gardant Soyouz, les Américains ont préféré miser sur une suite d’innovations radicales, au risque d’échecs accrus. D’ailleurs, après l’explosion de la navette Columbia en 2003, la Nasa s’est trouvée sans lanceur et a dû, de 2011 à 2020, se résoudre à utiliser la vieille mais fiable fusée Soyouz et sa cabine pour transporter ses astronautes dans la station orbitale. Il n’était donc pas nécessaire de tout redessiner plusieurs fois pour se rendre au même endroit…
5 Ce culte américain de l’innovation radicale étant toujours bien ancré, c’est encore un nouveau véhicule, la capsule Dragon de la compagnie SpaceX, qui, depuis 2020, permet aux Américains de se rendre à la station orbitale de manière autonome. Et pour diminuer les risques, la Nasa compte également sur Boeing, qui propose, avec StarLiner, sa propre solution « innovante ». Mais a-t-on réellement progressé, le résultat étant le même ?
6 Cette fixation sur l’innovation, avec sa ribambelle d’« incubateurs » et d’« accélérateurs », est une sorte de fuite en avant qui finit par irriter. Sans surprise, elle a même donné naissance à un contre-discours promouvant la « désinnovation ». Mais au lieu de cette opposition tranchée, on remplacerait plus utilement l’ivresse de l’innovation par une exigence de sobriété, notion qui ne se limiterait plus au seul domaine de la consommation d’énergie, mais servirait aussi à évaluer la nécessité d’adopter sans réfléchir toute solution présentée comme « innovante ».