Comment reconnaître les mérites de chaque chercheur dans un monde scientifique foncièrement collectivisé ?
1 Il est bien connu que les sciences contemporaines n’ont plus rien à voir avec la recherche individuelle, qui était encore la norme au début du XXe siècle. Les données bibliométriques de la plateforme Web of Science le montrent clairement : toutes sciences confondues, environ 90 % des articles publiés en 1900 étaient signés d’un seul auteur. Cette proportion est aujourd’hui de moins de 3 % alors que celle des articles ayant quatre ou cinq auteurs dépasse 30 %. Les sciences sociales ne sont pas en reste, car seulement un quart des publications dans ces disciplines sont de nos jours le fait d’une seule personne alors que 32 % sont signées par trois ou quatre chercheurs. Le nombre moyen d’auteurs par article est de 6,2 en sciences « dures » et technologies, et de 3,6 en sciences humaines et sociales. La tendance est donc générale dans toutes les disciplines et, à l’exception des humanités, il n’y a plus vraiment de recherche individuelle.
2 Cette réalité semble toutefois en fort décalage avec la persistance d’une image individualiste, encore centrée sur les « stars ». Les prix Nobel de sciences continuent de véhiculer le mythe du génie individuel en portant aux nues chaque année quelques personnes, oubliant le plus souvent le caractère collectif des connaissances primées.
3 Plus problématique encore est la promotion par la revue Nature de supposées « rising stars », qui se fonde essentiellement sur la croissance du nombre de publications et de citations des personnes ainsi « élues ». Ce qui frappe pourtant dans les courbes de croissance du nombre de publications exhibées pour ces personnes entre 2015 et 2022 est le très grand nombre d’articles parus chaque année. Dans un cas on passe de 5 en 2015 à plus de 60 en 2022 ! Et dans un autre, de près de 30 en 2015 à plus de 80 en 2022 !
4 Bien sûr, les citations suivent aussi une courbe exponentielle. Ces données laissent cependant dans l’ombre le rôle des coauteurs. On voit l’arbitraire de ces indicateurs et pour rendre visible le travail d’équipe on pourrait, par exemple, retracer les courbes en divisant le nombre d’articles par celui des coauteurs et faire de même pour les citations. On découvrirait peut-être ainsi d’autres « stars » !
5 Bien que certaines revues (pas toutes) exigent que chaque auteur mentionne sa contribution, cela reste vague et sans véritables effets sur la façon d’accorder du crédit aux coauteurs et coautrices. Et que dire du problème de l’attribution de responsabilité en cas de fraude ? En pratique, on se tourne alors vers le chef d’équipe, qui est en quelque sorte le PDG de son « usine ». Cette question de la responsabilité est encore plus difficile à trancher quand le nombre de coauteurs est élevé ou qu’ils travaillent dans des institutions différentes, comme c’est en fait le cas dans plus de 70 % des publications. Le problème se corse encore si on ajoute le fait que, de nos jours, dans plus de 25 % des articles, les collaborateurs se trouvent dans des pays différents. Enfin, on imagine la difficulté de contrôler les données d’un chercheur mis en cause qui aurait cosigné 170 articles avec autant de collaborateurs différents distribués dans divers pays – ce cas existe bel et bien.
6 Tous ces aspects de la collectivisation de la recherche montrent bien que les pratiques actuelles d’évaluation et de promotion des chercheurs ne sont plus vraiment adaptées au mode dominant de production des connaissances. Seule une sérieuse remise en question de la conception individualiste – pour ne pas dire égocentrique – de la recherche que ces pratiques sous-tendent permettra de trouver des solutions crédibles aux nouvelles exigences de reconnaissance auxquelles est de nos jours confronté le système de la recherche.