Tenues par leurs propres intérêts, les universités se trouvent dans l’incapacité d’apporter une réponse franche à cette question.
1 La rentrée universitaire fournit l’occasion d’aborder un sujet tabou pour tout président d’université et pour de nombreux enseignants-chercheurs. Faut-il former « toujours plus » de chercheurs au niveau doctoral ou admettre qu’il y a surproduction dans plusieurs domaines ?
2 Il y a plus d’une décennie déjà, la doyenne d’une université canadienne se faisait la porte-parole de ses collègues pour se plaindre que le Canada ne formait pas assez de docteurs et que le pays était donc « en retard » sur les États-Unis et d’autres nations. La réalité étant alors, comme aujourd’hui, que les diplômés ne trouvaient pas de postes dans les universités et devaient se rabattre sans cesse sur des postdoctorats mal payés (Pour la Science n° 547), elle bottait en touche en disant que le problème n’était pas à l’université mais dans les entreprises qui n’embauchaient pas assez de détenteurs de doctorat.
3 J’avais répondu que ce type de raisonnement est problématique, car il équivaut à déverser de l’eau sur un terrain saturé en disant que le problème n’est pas le fait de verser de l’eau sans arrêt mais que le sol ne l’absorbe pas assez. La solution pratique paraissait alors évidente : cesser d’arroser un terrain inondé est bien plus simple que modifier sa capacité d’absorption. De plus, seuls les besoins du pays comptaient, et dire qu’on formait moins qu’ailleurs n’était donc pas un argument. D’ailleurs, un rapport canadien de 2021 note qu’une part importante des diplômés de doctorat (25 %) émigrent (surtout aux États-Unis) pour trouver un emploi à l’université ou dans le secteur privé.
4 De fait, le marché de l’emploi des docteurs dans le privé est limité. De nombreuses économies sont dominées par de petites et moyennes entreprises qui n’ont ni les moyens de payer les salaires associés à un doctorat ni vraiment besoin de ce niveau d’expertise. En fait, le master est souvent optimal tant pour l’employeur que pour le diplômé (qui l’atteint plus vite et obtient ainsi plus vite un salaire réel). Pourtant, ce diplôme est socialement peu valorisé comparé au doctorat. La survalorisation de ce dernier a d’ailleurs sans doute contribué à la croissance de ce que des instituts de statistique mesurent comme étant une « surqualification » : l’emploi d’individus dont le niveau de formation dépasse celui que requiert le poste occupé. Au Québec, par exemple, des études ont montré qu’entre 1990 et 2013, le taux de surqualification est passé de 18 % à 33 %.
5 Pourquoi donc promouvoir toujours plus de doctorants ? Plusieurs raisons à cela. Dans les sciences biomédicales et de la nature, il est bien connu que les doctorants et les postdoctorants sont une main-d’œuvre essentielle pour la réalisation des expériences et pour l’écriture des articles scientifiques. C’est beaucoup moins le cas en sciences humaines et sociales, où les projets demeurent plutôt individuels.
6 On comprend dès lors que toute baisse des inscriptions au niveau doctoral dans les sciences physiques et biomédicales diminuerait la productivité des laboratoires et leur compétitivité internationale. Lorsqu’ils sont confrontés à une baisse locale, ils dépendent d’ailleurs de plus en plus des étudiants étrangers, lesquels, en les intégrant, ont parfois la possibilité de profiter d’une voie plus rapide pour émigrer, certains pays favorisant de tels cursus dans les demandes d’immigration. L’université devient ainsi intégrée à la politique d’immigration !
7 Une autre raison importante de la surproduction de docteurs concerne les universités dont les octrois gouvernementaux sont indexés non seulement au nombre d’étudiants, mais aussi à leur niveau d’étude : au Québec, par exemple, les doctorants y rapportent beaucoup plus que les autres. Tous ces facteurs rendent à peu près impossible, au sein de l’université, toute discussion honnête de la nécessité, dans certaines conditions, de cesser de promouvoir les études doctorales.