On attribue de nombreux sens au concept de « responsabilité scientifique », qui font oublier la responsabilité fondamentale des chercheurs.
1 La question de la « responsabilité » des scientifiques est ancienne. Toutefois, elle resurgit depuis quelques années dans plusieurs domaines. Mais avant de battre sa coulpe et de regretter d’avoir (possiblement) contribué aux usages problématiques de la génétique, d’algorithmes d’apprentissage ou même d’avoir contribué à produire des gaz à effet de serre en participant à des congrès ou en menant certaines recherches, il est utile de se demander ce que signifie cette responsabilité « des » scientifiques, trop souvent considérés comme une personne pouvant prendre des décisions morales.
2 Il va de soi que tout scientifique peut, par un choix personnel animé par ses convictions, décider de cesser sa recherche sur un sujet donné pour diverses raisons, environnementales ou autres. Mais dans un monde peuplé de chercheurs aux convictions diverses, cela a peu de chances de modifier le cours des choses. Pensons à Jacques Testart qui, après avoir contribué, en 1982, à la naissance d’un premier « bébé-éprouvette », a décidé de stopper ses travaux. D’autres ont cependant continué à améliorer les procédures et naissent maintenant chaque année nombre de bébés qui sont le fruit de cette technologie. Se sentir responsable des usages faits de ses propres recherches n’est-il pas une façon de s’attribuer davantage d’importance que ce n’est le cas dans un processus plus collectif qu’individuel ?
3 Dans l’excellent documentaire Einstein et la bombe (2024), on voit un Japonais demander à Einstein s’il n’est pas finalement responsable de la catastrophe qui s’est abattue sur Hiroshima et Nagasaki, car il a publié sa fameuse équation E = mc2. Or une telle demande présuppose que sans Einstein personne n’aurait découvert cette relation, ce qui est peu plausible au regard des nombreuses découvertes indépendantes observées dans l’histoire des sciences. Et quid des milliers de personnes nécessaires à sa confection ? Imputer une responsabilité pour des usages non voulus, c’est faire peu de cas de l’imprévisibilité fondamentale des usages possibles des résultats scientifiques.
4 Un cas extrême d’attribution de responsabilité est celui du procès intenté en 2012 contre sept géologues, accusés d’avoir sous-estimé les risques avant le tremblement de Terre de forte intensité survenu en 2009 dans la petite ville médiévale de L’Aquila, au centre de l’Italie, qui a fait plus de 300 morts. Parmi les condamnés se trouvaient les meilleurs scientifiques du pays. Ils ont eu beau expliquer au juge qu’il est impossible de prévoir exactement la date d’un séisme ni son intensité, rien n’y fit. Le juge les a trouvés coupables d’avoir donné des « informations inexactes, incomplètes et contradictoires » sur les chances d’un séisme de forte intensité dans cette région fréquemment soumise à des petits tremblements. La réaction des chercheurs fut unanime : ce jugement aurait des répercussions sur la volonté des scientifiques de communiquer à la presse et aux politiciens leurs connaissances sur les phénomènes naturels. Était-ce du ressort de leur responsabilité si les pouvoirs publics n’avaient pas pris en compte l’incertitude inhérente aux sciences de la Terre dans leurs décisions ? Ils ont bien sûr fait appel et ont été acquittés en 2015.
5 Ces quelques exemples mettent en relief les multiples sens que sous-tend l’idée de « responsabilité scientifique ». Le flou qui entoure cette notion brouille les pistes et fait oublier que, au-delà des convictions morales personnelles du scientifique, sa seule véritable responsabilité consiste à conduire sa recherche de manière rigoureuse, d’en faire connaître les résultats et de les accepter comme des faits, même s’ils sont déplaisants. Pour le meilleur ou pour le pire, leur usage futur induit des effets qui lui échappent…