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Article de magazine

Les limites des évaluations à l’aveugle

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Cacher le nom des auteurs d’articles scientifiques à leurs évaluateurs est louable, mais parfois contreproductif.

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© Matyo

1 La multiplication des cas de fraude en science pose la question des limites d’application de certaines normes généralement admises en matière d’évaluation des articles scientifiques. En particulier, le postulat fondamental qui guide les procédures d’évaluation par les pairs est que les arguments et les conclusions d’un article ne doivent être analysés que du point de vue de leur valeur cognitive, de leur cohérence interne et de leur validité théorique et empirique. Une conséquence de cette focalisation sur le seul contenu de la connaissance est que l’on ne doit pas tenir compte des caractéristiques personnelles des auteurs de la publication examinée – une norme que le sociologue américain Robert Merton a nommée « universalisme ».

2 Malgré ce principe, il est bien connu qu’un article d’une personne déjà réputée sera évalué moins sévèrement que celui d’une personne inconnue dans la discipline. Ce phénomène d’accumulation des avantages a aussi été mis en évidence par Merton, qui l’a nommé « effet Matthieu » dans un article publié dans la revue Science en 1968. On y voit cependant une entorse au principe d’universalisme et on le dénonce souvent comme un biais, car le statut des personnes ne devrait pas influer sur l’évaluation de la qualité ou de la validité de leurs publications.

3 Pour l’éliminer, il est généralement proposé de ne pas dévoiler le nom des auteurs de façon à ne pas influencer les évaluateurs. Ces derniers étant déjà anonymes, cette procédure est dite en « double aveugle ». Mais étant sociologue et non pas moraliste, Merton, en bon fonctionnaliste, s’est dit que si l’effet Matthieu est si généralisé, c’est qu’il doit avoir une fonction au sein de la communauté même s’il paraît dysfonctionnel et injuste sur le plan individuel.

4 Par exemple, le temps accordé à l’analyse critique d’un article étant limité, il est inévitable que les évaluateurs cherchent – consciemment ou non – des indices contextuels pour les aider à décider si l’article est crédible. De ce point de vue, il est loin d’être certain que l’anonymat total soit raisonnable dans toutes les disciplines. Il est en effet utile de savoir qui propose une découverte surprenante pour juger de sa plausibilité : cette personne a-t-elle vraiment accès dans son institution aux instruments adéquats ? A-t-elle déjà publié des résultats antérieurs dans la même spécialité ou sur le même problème ? On le voit, loin de toujours constituer un biais néfaste, ces connaissances contextuelles contribuent au contraire à la confiance accordée aux résultats présentés. Car il est bien évident que les évaluateurs ne peuvent pas aller visiter le labo ou refaire eux-mêmes les expériences.

5 Il est ainsi légitime de se demander s’il faut vraiment traiter un nouvel article soumis par quelqu’un ayant déjà été reconnu pour fraude sans tenir compte de cette connaissance. Comme le notait un physicien interrogé en 2023 par un journaliste de Nature, « les individus qui falsifient des données ont tendance à le faire plus d’une fois » ; on peut donc trouver raisonnable que les évaluateurs soient plus sceptiques envers les travaux de ces personnes.

6 C’est d’ailleurs probablement pour ces raisons que les revues les plus reconnues dans les sciences de la nature n’utilisent pas la procédure en double aveugle. En revanche, celle-ci est davantage généralisée dans les disciplines des sciences sociales et humaines, bien moins technologisées et instrumentées, et aux paradigmes moins stabilisés et plus diversifiés. L’évaluation objective et dénuée de toute influence sociale est évidemment louable et constitue un idéal régulateur légitime. Pour autant, les sciences étant des institutions sociales, on ne peut rester aveugle au fait que les réalités sociales que sont la crédibilité et la confiance influencent aussi les jugements – et pas seulement de manière négative.


Date de mise en ligne : 20/09/2024

https://doi.org/10.3917/pls.563.0020

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