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Article de revue

Le développement du raisonnement dans la résolution de problèmes : l'apport de la théorie des modèles mentaux

Pages 49 à 56

1La théorie des modèles mentaux a été élaborée par Philip Johnson-Laird, aujourd’hui professeur à l’université de Princeton aux Etats-Unis. Elle repose sur une hypothèse formulée dès 1943 par un psychologue écossais, Kenneth Craik : pour comprendre et anticiper le réel, l’esprit humain en élaborerait des représentations mentales miniatures qui lui permettent d’en simuler le fonctionnement. L’hypothèse de Craik a trouvé des prolongements dans des domaines de la psychologie très variés : elle a par exemple inspiré certains aspects de la théorie de l’attachement de John Bowlby qui, à travers la notion de « modèle interne opérant », s’intéressait à la manière dont les enfants se représentent le fonctionnement des relations humaines. Si les propositions de Craik ont inspiré de nombreux auteurs dans le domaine des sciences cognitives (e.g. Gentner & Stevens, 1983), c’est à Johnson-Laird que l’on doit l’exploitation la plus rigoureuse et la plus aboutie du concept de « modèle mental ». Ses travaux ont considérablement renouvelé la psychologie du raisonnement et constituent aujourd’hui un cadre théorique de référence dans l’étude de nombreuses activités cognitives. Dans cet article nous présenterons les principales propositions autour desquelles s’articule la théorie des modèles mentaux. Nous illustrerons ensuite comment elle permet de mieux comprendre une activité cognitive particulière : la résolution de problèmes arithmétiques verbaux. Enfin, nous examinerons ses prolongements possibles dans l’étude des difficultés de raisonnement chez l’enfant.

La théorie des modèles mentaux

2Résoudre un problème, comprendre un texte ou une consigne requiert la construction d’une représentation mentale de la situation décrite dans l’énoncé. La théorie des modèles mentaux précise la nature et la structure de cette représentation (Johnson-Laird, 1983 ; Johnson-Laird & Byrne, 1991). Les modèles mentaux sont des représentations internes analogiques de situation réelles ou imaginaires, c’est-à-dire que leur structure est isomorphe à la structure de la situations qu’ils représentent. En d’autres termes, un modèle mental représente fidèlement les relations entretenues par les différents éléments décrits dans l’objet représenté. Ainsi, les relations décrites dans l’énoncé « La chaise est devant le fauteuil et le tabouret est devant la chaise » seront représentées telles quelles dans le modèle mental (Fauteuil-Chaise-Tabouret), et il sera alors possible pour l’individu de savoir que le tabouret est devant le fauteuil alors même que cette information n’est pas explicite dans le texte. Dans l’énoncé ci-dessus, les relations décrites ne donnent lieu qu’à un arrangement possible : Le tabouret est devant la chaise qui elle-même est devant le fauteuil. La théorie de Johnson-Laird postule que les modèles mentaux représentent des possibilités, plus précisément les états possibles du monde lorsque l’énoncé est vrai. Ceci signifie que l’énoncé ci-dessus ne donne lieu qu’à un modèle mental : F-C-T. Par contre, si l’on considère l’énoncé « La chaise est devant le fauteuil et le tabouret est derrière la chaise », deux possibilités doivent être représentées mentalement afin de saisir les relations entretenues par les éléments. En effet, la chaise est forcément devant le fauteuil, mais le tabouret peut être entre le fauteuil et la chaise ou bien derrière le fauteuil. Les deux modèles mentaux F-T-C et T-F-C doivent donc être construits afin que la représentation mentale rende bien compte de la situation décrite. Il s’avère que les adultes, et a fortiori les enfants, ont tendance à se focaliser sur le premier modèle construit à partir de la situation explicitement décrite dans l’énoncé. Ils échouent donc souvent à construire le ou les modèles mentaux additionnels, ce qui résulte en une interprétation erronée du texte ou du problème. Par exemple, pour la proposition « S’il y a un carré alors il est rouge », ou plus formellement « Si p alors q », la majorité des enfants de 8-9 ans ne construisent que le modèle « p q » et aucun autre modèle additionnel. Cette focalisation sur le modèle initial les conduit à estimer que seuls les carrés rouges sont acceptables dans un monde où la proposition est vraie. Ceci constitue évidemment une erreur puisqu’un triangle vert (« non-p non-q ») et même un triangle rouge (« non-p q ») sont tout à fait acceptables. A l’âge de 11-12 ans, les enfants parviennent en majorité à construire le modèle additionnel « non-p non-q » et admettent donc l’existence possible d’un triangle vert, mais réfutent encore la possibilité d’un triangle rouge. Ce n’est qu’à partir de 14 ans que les adolescents construisent l’interprétation conditionnelle complète et admettent que seul le cas « p non-q » (un carré bleu par exemple) est incompatible avec un monde dans lequel la proposition « S’il y a un carré alors il est rouge » est vraie (Barrouillet, Grosset & Lecas, 2000). Ainsi, lorsque les individus parviennent à enrichir leur représentation initiale, ils évitent certaines erreurs d’interprétation. Logiquement, la probabilité de construction d’une représentation mentale complète de la situation est proportionnelle au nombre de modèles additionnels requis (Johnson-Laird & Bara, 1984).

3La nature non propositionnelle du modèle mental peut être inférée de son caractère analogique et du fait qu’il peut contenir des informations qui ne sont pas explicites dans la situation représentée. Une confirmation expérimentale de cette caractéristique a notamment été fournie par Mani et Johnson-Laird (1982). Dans leur expérience, des adultes devaient lire des descriptions telles que « L’étagère est à droite de la chaise. La table est à droite de la chaise. La desserte est en face de l’étagère ». Puis, dans une deuxième phase de l’expérience, les mêmes participants étaient confrontés à une tâche surprise de reconnaissance. Une liste de descriptions leur était présentée et, pour chacune des descriptions, ils devaient décider si oui ou non elle correspondait mot à mot à la description originale. Certaines descriptions respectaient effectivement strictement la forme propositionnelle des phrases lues, d’autres correspondaient à des paraphrases exprimant des relations inverses mais décrivant la même configuration que dans la formulation originale et enfin, certaines descriptions ne conservaient ni la forme propositionnelle ni la structure de relation des descriptions originales et étaient donc qualifiées de descriptions inconsistantes par les auteurs. Si les individus construisent des représentations mentales propositionnelles des situations, alors les taux de reconnaissance devraient être plus élevés pour les phrases originales que pour les paraphrases ou les phrases inconsistantes. De plus, le nombre de rejets corrects devrait être similaire pour les descriptions paraphrastiques et inconsistantes. Au contraire, si seules les relations entretenues par les différents éléments des descriptions sont représentés, le nombre de descriptions reconnues devrait être plus important dans la condition « paraphrase » que dans la condition « inconsistante ». C’est exactement ce dernier cas de figure qui était observé par les auteurs, ce qui confirme la nature non propositionnelle du modèle mental. Notons qu’un modèle mental n’est pas non plus une simple image mentale. En effet, certaines informations telles que par exemple « Le bureau n’est pas derrière le piano » ne peuvent être capturées par une image mentale. Johnson-Laird (2006) précise que pour représenter mentalement cette description, il est possible de surimposer une grande croix rouge sur notre image du bureau derrière le piano, mais ceci requiert que nous connaissions la signification de la croix et il n’y a rien dans l’image elle-même qui peut nous renseigner sur cette signification. Une autre façon de se représenter la situation serait de se représenter toutes les possibilités, c’est-à-dire le bureau à gauche, à droite, devant, sous le piano… Mais comment représenter la signification de la juxtaposition de ces multiples images mentales ? Sont-elles toutes vraies ou seule l’une d’entre elles a-t-elle valeur de vérité ? Encore une fois, rien dans la séquence d’images mentales ne peut renseigner sur cette question. En fait, certains concepts tels que la négation, la conjonction ou la disjonction vont plus loin que ce qui peut être représenté dans une image mentale. Les modèles mentaux doivent donc contenir des symboles afin de véhiculer du sens. Ils sont donc de nature abstraite.

4Ces différents postulats peuvent être testés dans de nombreux domaines et c’est l’une des raisons pour lesquelles la théorie des modèles mentaux, bien qu’initialement conçue dans le domaine du raisonnement, s’est développée à travers de nombreux autres champs d’application tels que la prise de décision (Legrenzi & Girotto, 1996), la compréhension de discours (Garnham, Oakhill & Johnson-Laird, 1982), la compréhension de texte (Oakhill, 1996) ou bien encore la résolution de problèmes et plus précisément et récemment la résolution de problèmes arithmétiques verbaux (Thevenot & Oakhill, 2005).

Modèles mentaux et résolution de problèmes arithmétiques

5Un problème arithmétique à énoncé verbal est un problème dont la résolution nécessite la mise en œuvre d’un ou plusieurs calculs. Cependant, l’exécution des calculs est une condition nécessaire mais non suffisante à la résolution. En effet, les données du problème sont intégrées à un énoncé racontant une histoire qui décrit verbalement les relations entretenues par les diverses données du problème. Par exemple dans l’énoncé « Jean a 52 billes. Tom a 17 billes et Paul a 24 billes. Combien Jean a-t-il de billes de plus que Tom et Paul ensemble ? », la question est porteuse de la structure du problème c’est-à-dire des relations entretenues par les différentes quantités mentionnées. Les quantités de billes de Tom et Paul sont envisagées ici dans une relation de combinaison et le résultat de cette combinaison entretient une relation de comparaison avec la quantité de billes de Jean (Riley, Greeno & Heller, 1983). Jusqu’à une époque récente, la théorie explicative dominante du comportement des enfants et des adultes confrontés à ce genre de problème était la théorie des schémas. En résumé, le modèle de Kintsch et Greeno (1985) suggère que les individus traduisent le texte initial du problème en une suite de propositions contenant toutes et rien que les informations essentielles à la résolution. Puis en fonction du type de problème, ils sélectionnent un schéma correspondant à l’organisation relationnelle des données. Le schéma est activé par les termes utilisés dans le texte du problème. Ainsi, dans l’exemple ci-dessus, le terme « ensemble » indique au lecteur que c’est le schéma de type « partie-tout » qui doit être mobilisé, le terme « de plus » indique qu’un schéma de « comparaison » doit également être mobilisé. Le schéma correspond à un cadre stocké en mémoire à long terme. Il contient des places vides qui seront instanciées par les données spécifiques du problème ou plus généralement de la situation particulière (Schank & Abelson, 1977 par exemple). La mobilisation de ce schéma déclenche les procédures pertinentes. Le problème est alors résolu. Dans ce cadre théorique, les échecs des enfants sont expliqués par la convocation et l’utilisation d’un schéma qui ne correspond pas à la structure du problème arithmétique à résoudre. Au contraire, l’amélioration des performances de résolution avec l’âge s’explique par la pratique qui permet la constitution et la consolidation des schémas de problèmes adéquats en mémoire à long terme. La théorie des schémas diffère de celle des modèles mentaux puisqu’un modèle mental est construit ad hoc en mémoire de travail. Les seules connaissances à mobiliser en mémoire à long terme pour la construction d’un modèle mental sont les connaissances relatives à la compréhension de la langue ou de la reconnaissance des signes écrits, mais le postulat de l’existence et de l’utilisation de cadres préconstruits stockés en mémoire n’est aucunement nécessaire à la théorie.

6Nous avons récemment confronté les deux théories (Thevenot, Devidal, Barrouillet & Fayol, 2007) dans une recherche profitant d’un résultat robuste de la littérature selon lequel le placement d’une question en tête d’énoncé arithmétique facilite les performances des enfants et des adultes. Ce résultat avait tout d’abord été interprété dans le cadre de la théorie des schémas (Devidal, Fayol & Barrouillet, 1997 ; Fayol, Abdi & Gombert, 1987). Dans un problème arithmétique standard, la question est bien souvent porteuse de toutes les informations nécessaires à la description des relations entre les différents éléments du texte ainsi que des expressions linguistiques particulières à l’arithmétique verbale (i.e., « de plus », « de moins » ou « ensemble » par exemple). Ainsi, pour Devidal et al. (1997), via la lecture de ces expressions particulières, la question placée en début de problème entraînerait l’activation précoce du schéma de problème adéquat (i.e., comme vu précédemment, le terme « ensemble » par exemple permettrait l’activation du schéma « partie-tout »). Cette activation précoce permettrait l’intégration on-line des données spécifiques au problème au schéma mobilisé, et les calculs pourraient ainsi être effectués durant la lecture. Les ressources cognitives habituellement dédiées au maintien des données du problème lorsque la question est canoniquement placée en fin d’énoncé seraient libérées, d’où l’amélioration des performances. Afin de tester cette interprétation, nous avons fait résoudre des problèmes de difficultés différentes à des enfants de 9-10 ans faibles ou bons calculateurs. Pour chacun des problèmes, la question pouvait être placée en tête ou en fin d’énoncé. Si l’effet facilitateur de la place de la question était plus important pour les enfants bons calculateurs et pour les problèmes faciles, alors nous pouvions conclure à l’utilisation de schémas de problème. Au contraire, si l’effet facilitateur était plus important pour les enfants faibles calculateurs et pour les problèmes difficiles, une interprétation favorisant l’utilisation d’une représentation transitoire en mémoire de travail devait être retenue. En effet, comme vu précédemment, les schémas sont construits et stockés en mémoire à long terme par contact répété avec une situation-problème. Ainsi, plus grande est la fréquence de résolution correcte d’un problème, plus grande est la probabilité de construction du schéma de problème associée. Par définition, la fréquence de résolution correcte d’un problème particulier est plus grande chez les enfants bons calculateurs que chez les plus faibles calculateurs. Ces derniers ont donc moins de probabilités d’avoir stocké un schéma en mémoire à long terme (notons qu’effectivement les enfants avaient été distingués grâce à une batterie d’épreuves contenant une tâche de résolution de problèmes verbaux). De la même façon et par définition, les problèmes les plus difficiles sont ceux qui ont été associés le moins souvent à des résolutions correctes. Le même raisonnement permet d’affirmer que les problèmes difficiles ont moins de chance que les problèmes faciles d’être associés au schéma adéquat. Or, les résultats de notre étude ont montré qu’au contraire, l’effet facilitateur du positionnement de la question en tête de l’énoncé était plus prononcé chez les enfants faibles calculateurs que chez les bons calculateurs, et plus prononcé pour les problèmes difficiles que pour les faciles. Ce pattern de résultats est donc incompatible avec la théorie des schémas. Cependant, la théorie des modèles mentaux permet d’en rendre compte. En effet, Oakhill (1996 ; Oakhill, Cain & Yuill, 1998) a montré dans le domaine de la compréhension de texte que les faibles lecteurs sont les enfants qui présentent le plus de difficultés à construire le modèle mental de la situation décrite. Il est ainsi naturel que ce soit ces enfants qui bénéficient le plus d’une aide à la construction du modèle mental. La question en tête d’énoncé constitue une information organisatrice jouant un rôle similaire qu’un titre en début de texte narratif, facilitant l’encodage et l’intégration des informations au modèle construit (Hunt & McDaniel, 1993 ; Rawson & Kintsch, 2002). Cette aide a logiquement plus d’effets bénéfiques lorsque la structure du problème est complexe, c’est-à-dire lorsque les problèmes sont les plus difficiles.

7Ces résultats suggèrent donc que la représentation construite par les enfants pour résoudre un problème arithmétique verbal est un modèle mental. Si tel est véritablement le cas, cette représentation doit en présenter les caractéristiques. Ainsi, sa structure doit être isomorphe à la structure de l’énoncé du problème représenté. Cette hypothèse a été mise à l’épreuve dans une série d’expériences consistant à faire résoudre à des enfants et des adultes des problèmes à plusieurs étapes de structures différentes. L’avantage de l’étude des problèmes à plusieurs étapes est que les individus peuvent mettre en place différentes stratégies afin de les résoudre. Leur stratégie, ou plus concrètement l’ordre de succession de l’accomplissement des calculs, est dictée par la structure de leur représentation mentale du problème. Ainsi, la structure de la représentation mentale construite pour résoudre le problème peut être inférée à partir de la stratégie implémentée par les individus. Considérons le problème suivant : « Jean a 41 billes. Tom a 31 billes. Paul a 43 billes. Combien Tom a-t-il de billes de moins que Jean et Paul ensemble ? » Nous avons montré que la stratégie la plus probablement utilisée par les enfants de 10-11 ans (Thevenot, 2008) et les adultes (Thevenot, Barrouillet & Fayol, 2004 ; Thevenot & Oakhill, 2006) est celle qui consiste à additionner les quantités de billes de Jean et Paul puis de soustraire la quantité de billes de Tom du résultat obtenu (i.e., 41 + 43 = 84, 84 – 31 = 53). La stratégie la plus communément employée par les individus est donc conditionnée par une représentation mentale qui contient le sous-but explicitement décrit dans le texte du problème. La structure de la représentation construite est donc bien isomorphe à la structure de la situation décrite. Pourtant, une autre stratégie bien plus économique pour résoudre le problème mentalement est celle consistant à soustraire la quantité de billes de Tom de la quantité de billes de Jean puis d’ajouter la quantité de billes de Paul au résultat obtenu (i.e., 41 – 31 = 10, 10 + 43 = 53). Cette seconde stratégie n’est que peu mise en place par les individus qui basent donc leur résolution sur la représentation initiale qu’ils ont construite. Ces résultats font écho aux résultats rapportés plus haut et selon lesquels les adultes et les enfants ont tendance à se focaliser sur le premier modèle construit à partir de la situation explicitement décrite dans l’énoncé. Plus précisément, nos résultats sont en adéquation avec les résultats des théoriciens des modèles mentaux dans le domaine du raisonnement syllogistique et conditionnel selon lesquels un modèle alternatif au modèle initial est rarement construit lorsque ce dernier peut mener à la solution (Evans, Handley, Harper & Johnson-Laird, 1999 ; Newstead, Thompson & Handley, 2002). Il est intéressant de noter ici que certaines manipulations sont possibles afin de pousser les adultes à construire des modèles alternatifs à leur représentation initiale et ainsi, d’améliorer leur performance grâce à l’utilisation de stratégies plus économiques (Thevenot & Oakhill, 2005). En effet, lorsque dans l’exemple ci-dessus les nombres à deux chiffres sont remplacés par des nombres à trois chiffres (i.e., « Jean a 641 billes. Tom a 631 billes. Paul a 243 billes. Combien Tom a-t-il de billes de moins que Jean et Paul ensemble ? »), la solution du problème est trop difficile à atteindre mentalement en se basant sur la représentation initiale induite par le texte. Dans cette situation, il sera donc plus probable que les adultes adoptent une stratégie alternative du type, 641 – 631 = 10 + 243 = 253. La construction de cette représentation alternative est d’une telle économie cognitive pour l’accomplissement des calculs que les taux de bonnes réponses de nos participants étaient similaires dans les conditions nombres à trois chiffres et nombres à deux chiffres. Une autre étude démontre la nature non propositionnelle de la représentation mentale construite en vue de la résolution d’un problème arithmétique verbal, ce qui conforte l’idée qu’un modèle mental est construit pour cette activité (Thevenot, sous presse). Des étudiants devaient résoudre des problèmes du type « Sam a X billes. Fred a Y billes. Tom a Z billes. Combien Sam et Fred ensemble ont-ils de billes de plus que Tom ? ». Exactement comme dans l’expérience de Mani et Johnson-Laird (1982) présentée plus haut, les étudiants étaient ensuite soumis à une tache de reconnaissance surprise dans laquelle les énoncés qui leur étaient proposés pouvaient être de trois types différents. Un tiers des énoncés correspondait aux énoncés originaux, un autre tiers correspondait à des paraphrases exprimant des relations inverses mais décrivant la même situation que dans la formulation originale (i.e., « Combien Tom a-t-il de billes de moins que Sam et Fred ensemble ? ») enfin, le dernier tiers des énoncés ne conservait ni la forme propositionnelle ni la structure de relation des énoncés originaux et seule l’expression utilisée (i.e., de moins dans notre exemple) était conservée (i.e., « Combien Sam et Tom ont-ils de billes de moins que Fred ? »). Les résultats montraient que le taux de reconnaissance des énoncés originaux ne différait pas significativement du taux de fausse-reconnaissance des énoncés paraphrastiques. De plus, le taux de fausse-reconnaissance des énoncés inconsistants était significativement plus faible que dans les conditions énoncés paraphrastiques et originaux. Ces résultats montrent donc que la forme propositionnelle des énoncés n’a pas été stockée en mémoire par les individus devant résoudre le problème. En d’autres termes, la représentation qu’ils ont construite peut s’exprimer sous des formulations linguistiques différentes. L’ordre des termes de la situation décrite et les expressions utilisées ne sont pas représentés mentalement, au contraire seule la relation entretenue par les différents éléments du problème est conservée.

8Toutes les études rapportées ici convergent donc vers le fait que c’est un modèle mental qui est construit par les enfants et les adultes lorsqu’ils ont à résoudre un problème arithmétique verbal. Ceci permet d’expliquer certains résultats robustes de la littérature dont la théorie des schémas ne peut rendre compte. Stern et Lehrndorfer (1992) ont montré que les énoncés étaient d’autant mieux compris qu’ils faisaient référence à des situations familières pour le lecteur. L’impact de la connaissance préalable et du caractère significatif des situations décrites s’interprète facilement en considérant que ces deux facteurs facilitent l’élaboration du modèle mental alors que d’autres situations plus abstraites rendent plus difficile son élaboration. L’ordre dans lequel les éléments sont introduits dans l’énoncé est également un facteur qui module les performances. Rosenthal et Resnik (1974) ont observé que les performances des enfants de 8-9 ans sont meilleures lorsque l’ordre d’énonciation correspond à l’ordre chronologique des événements. L’interprétation pouvant être avancée est que lorsque l’information est présentée dans l’ordre, toute nouvelle proposition peut directement être ancrée sur le modèle initial. Les différents modèles sont donc intégrés les uns aux autres au fur et à mesure de la lecture. Au contraire, lorsque l’information est présentée dans le désordre, les différents modèles sont construits indépendamment les uns des autres avant d’être intégrés, ce qui est plus coûteux cognitivement (Oakhill & Garnham, 1985).

Implications et prolongements

9La psychologie du développement cognitif dispose donc d’arguments expérimentaux convaincants pour envisager que la résolution de problèmes arithmétiques repose sur la construction de modèles mentaux. A mesure qu’elle permet aux psychologues de mieux comprendre les mécanismes cognitifs impliqués dans les activités de compréhension et de raisonnement, la théorie des modèles mentaux offre – dans le même temps – un cadre d’analyse possible aux difficultés que peuvent rencontrer les enfants dans ces différents domaines. Inspirés des propositions de Johnson-Laird, les travaux d’Oakhill par exemple ont permis d’éclairer les difficultés de compréhension de texte, indépendamment des habiletés de base en lecture. Ces travaux montrent que la compréhension d’un texte requiert plus que la simple extraction du sens des mots et des phrases : elle repose sur l’élaboration d’un modèle mental intégré des différentes propositions véhiculées par le texte. L’application de cette perspective théorique au domaine de la résolution de problèmes est plus récente et peu de recherches en ont encore exploité les implications concernant les difficultés d’apprentissage. Le cadre d’analyse proposé permet pourtant d’envisager plusieurs facteurs d’explication aux différences interindividuelles d’efficience observées chez les enfants lorsqu’ils sont confrontés à des problèmes arithmétiques. Trois pistes de recherche au moins nous semblent pouvoir être suggérées.

Variations interindividuelles dans la propension à construire des modèles mentaux

10L’élaboration d’une représentation mentale qui préserve la structure des relations véhiculées par un énoncé relève d’une démarche cognitive volontaire. L’engagement de l’enfant dans cette démarche implique une forme de conscience (méta)cognitive du caractère incontournable de cette étape de traitement avant d’engager l’exécution de calculs. La rapidité avec laquelle certains enfants appliquent des calculs erronés ou encore l’absence de dissonance ressentie face à des conclusions numériquement aberrantes invite à penser que tous les enfants n’ont pas la même exigence ni la même propension à l’élaboration de modèles mentaux. Les travaux de van Garderen (2007) suggèrent que des enfants souffrant de troubles des apprentissages peuvent tirer bénéfice d’une stratégie de production de diagrammes représentant les données du problème et leurs relations. Il est possible qu’en contraignant l’externalisation de leur représentation, la stratégie de production de diagramme favorise chez ces enfants l’élaboration d’un modèle mental plus rigoureux en amont des choix d’opérations.

Exhaustivité et complexité relationnelle des modèles mentaux produits

11Avoir conscience de la nécessité d’élaborer un modèle mental ne garantit pas la résolution correcte du problème. Celle-ci dépend de la capacité de l’enfant à construire l’ensemble des modèles mentaux nécessaires et à faire en sorte que la structure de chaque modèle reflète bien les relations impliquées dans les données du problème (c’est à cette condition seulement que les opérations arithmétiques qui en découlent permettent de répondre à la question posée). Deux sources de difficultés peuvent être ici envisagées.

12La première a trait à la tendance naturelle des sujets (les enfants, mais aussi les adultes en certaines circonstances) à se focaliser sur le premier modèle construit sans envisager systématiquement les modèles mentaux additionnels correspondant à la situation. Cette tendance peut conduire à une interprétation erronée des implications logiques du problème. Elle peut également, comme nous l’avons vu plus haut, restreindre la découverte de stratégies de résolution plus efficace ou moins coûteuses en ressources cognitives. Il est possible que les enfants en difficulté dans ce domaine peinent plus (ou plus longtemps) que les autres à dépasser cette tendance naturelle.

13La seconde source possible de difficulté tient à la complexité des relations impliquées dans les problèmes arithmétiques à résoudre. Halford et ses collaborateurs (Halford, Wilson & Phillips, 1998) ont montré que le nombre d’arguments en relation au sein d’une même représentation mentale était fortement contraint par les limites de notre capacité de traitement. Cette limitation affecte la nature des modèles mentaux que l’esprit est susceptible d’élaborer (Johnson-Laird, 2001). Les travaux d’Halford signalent que la capacité de traitement progresse avec l’âge sous l’effet de facteurs maturatifs, ouvrant progressivement à l’enfant de nouveaux horizons conceptuels ou logico-mathématiques (Andrews & Halford, 2002). Il est possible qu’un rythme de développement plus lent de cette capacité contraigne chez certains enfants en difficulté la gamme des problèmes arithmétiques qu’ils peuvent parvenir à résoudre, en fonction du niveau de complexité relationnelle impliqué dans les modèles mentaux à construire.

Stockage et traitement des informations dans l’élaboration des modèles mentaux : le rôle de la mémoire de travail.

14Par nature, la résolution de problèmes arithmétiques verbaux requiert à la fois le maintien en mémoire des informations contenues dans l’énoncé et l’application d’un traitement à ces informations. Les travaux expérimentaux évoqués plus haut (Mani et Johnson-Laird, 1982 ; Thevenot, sous presse) ont démontré que le modèle mental est reconstruit à partir des données du problème et ne se réduit pas à la simple mise en mémoire des données sous forme propositionnelle. Il ressort de cette double exigence de stockage et de traitement simultané des informations que la mémoire de travail est fortement sollicitée dans l’élaboration même des modèles mentaux. Les travaux de Swanson (e.g. Swanson, Jerman & Zheng, 2008) confortent l’idée que les progrès observés avec l’âge en résolution de problèmes sont étroitement liés à la croissance des capacités de la mémoire de travail. Ils confortent également l’hypothèse que les différences interindividuelles en termes de mémoire de travail constituent l’un des facteurs d’explication des différences d’efficience en résolution de problèmes mathématiques. Si cette relation est clairement établie, la manière dont les psychologues l’interprètent et les implications pratiques qu’ils en déduisent, dépendent de la manière dont ils conçoivent l’activité de résolution de problèmes. A ce titre, la théorie des modèles mentaux pourrait éclairer sous un angle complémentaire la contribution de la mémoire de travail au développement du raisonnement et à ses troubles (Garcia-Madruga, Gutiérrez, Carriedo, Luzon & Vila, 2007).

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Mots-clés éditeurs : développement cognitif, theorie des modeles mentaux, resolution de problemes, raisonnement, arithmétique

Date de mise en ligne : 02/04/2013

https://doi.org/10.3917/devel.002.0049

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