Notes
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[1]
Nous remercions Philippe Chevallier (BnF) qui a piloté l’ensemble du projet sur les usages de Gallica, Saadi Lahlou (LSE) pour les discussions sur le protocole SEBE, les sessions d’analyse d’enregistrements vidéo, le prêt des SubCams ; et les relecteurs d’une première version de ce texte pour leurs commentaires. Enfin, nous voudrions remercier les personnes qui ont accepté de participer à cette recherche : Sabine (Sophie Boudarel), Didier (David Christoffel), Fanny (Florine Marie), Virgile (Vincent Barras), Edouard (Emile Provendier), Noé, Josette, Alban, Marc et Aymeric.
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[2]
Ce texte est une transposition d’une présentation faite au congrès ACFAS le 8 mai 2017 à l’université McGill de Montréal. C’est aussi une version remaniée d’un rapport rédigé sous forme de PDF multimédia en février 2017. Celui-ci contient des extraits vidéo ainsi que leur analyse, et permet une meilleure appréhension de la richesse des données. Il est disponible sur demande auprès des auteurs.
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[3]
Un des participants a en effet été invité deux fois, la première pour découvrir Gallica sur un ordinateur de l’école, et la deuxième pour faire une recherche de son choix avec son propre ordinateur.
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[4]
Nous renvoyons à Dinet et Tricot (2008) pour une recension des modèles en sciences de l’information et de la communication.
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[5]
Sur cette question du défilement de la liste, nous avons récolté quelques éléments d’interprétation. La vitesse apparaît clairement comme un marqueur de la catégorisation de grappes de résultats. Par exemple, Virgile explique qu’il y a « suffisamment d’éléments dans les résumés sous chaque résultat pour se faire une idée de la qualité du document », et savoir s’il veut aller plus loin. Ce resserrement de l’attention implique logiquement un ralentissement du défilement de la liste. Enfin, Fanny, après avoir fait défiler la liste durant un moment, revient très vite tout en haut de celle-ci ; elle s’en explique en utilisant l’analogie de ses manipulations avec Facebook et décrit une pratique qu’elle intitule « pourquoi-pas-mais-je-peux-trouver-mieux ».
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[6]
Pendant l’entretien d’auto-confrontation, Didier retrouve le segment qu’il a écrit sur un document Word suite à la consultation d’une liste de résultats, lit ce segment à haute voix et le commente : « On peut constater qu’à tonalité égale on peut trouver des couleurs émotionnelles tout à fait différentes. Donc cette phrase-là, […] ça va être l’idée qui va me faire porter plusieurs références. »
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[7]
La manière dont s’articulent la lecture des aperçus, la perception des titres de documents, et la lecture d’un texte ouvert en onglet pour formuler une interprétation faite texte, demeure un mystère.
1 – Introduction
1Dans le cadre d’un projet associant la Bibliothèque nationale de France (BnF), le labex Obvil et Télécom ParisTech, plusieurs modalités d’enquête (entretiens, questionnaire en ligne, vidéo-ethnographie) ont été mobilisées pour mieux appréhender les publics en ligne de Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF. Poussés par le souhait de renouveler les manières d’étudier les usages des bibliothèques en ligne, nous nous sommes orientés vers une approche vidéo-ethnographique, afin de documenter comment des utilisateurs organisaient leur consultation de la bibliothèque Gallica en situation. Nous avons mobilisé le protocole SEBE (Subjective Evidence Based Ethnography), développé par Saadi Lahlou (Lahlou, 2011, 2006), qui combine prise de vue subjective et entretien d’autoconfrontation – auprès d’une dizaine de personnes [1].
2Nous nous sommes en particulier intéressés à deux aspects de l’usage :
- les processus d’évaluation et de catégorisation en jeu dans les résultats d’une recherche, dans la consultation d’une liste de résultats, ou dans la perception d’un document ;
- la dimension écologique de l’usage de Gallica, qui s’inscrit dans un contexte de multiactivité (à l’écran et hors écran) fait d’interruptions, de bifurcations et de collaborations, renforçant son analyse en tant que pratique sociale.
3Cette approche vidéo-ethnographique nous permet de documenter l’usage de Gallica d’une façon tout à fait inédite, dans la mesure où les personnes sont invitées à reconstituer leurs raisonnements, à expliciter à chaque instant quels étaient leurs buts.
4Les phénomènes que nous analysons sont tirés d’extraits d’activités [2] commentés par les utilisateurs eux-mêmes (guidés par nos soins). Néanmoins, cette approche de la singularité n’empêche pas ces phénomènes de revêtir un caractère systématique. En effet, les phénomènes identifiés sont analysés comme des ressources mobilisées par les utilisateurs sur Gallica. En ce sens, ils renvoient à la fois à leur(s) contexte(s) spécifique (s) d’occurrence et à leurs propriétés générales pouvant s’appliquer dans d’autres contextes, chez d’autres utilisateurs.
2 – Dispositif d’enregistrement et données
5Les données audiovisuelles ont été produites selon un protocole en deux temps qui s’est avéré le plus adéquat étant donné l’orientation choisie, celle d’une étude de l’usage en situation : la prise de vue subjective et l’autoconfrontation.
6Le premier temps consiste à filmer les manipulations d’un volontaire sur Gallica. Pour ce faire, nous proposons à la personne de s’équiper d’une caméra subjective « SubCam » (figure 1) qui se fixe sur une branche de lunettes. Elle est raccordée à un petit boîtier qui peut s’attacher au col de la chemise et dans lequel est logée une carte mémoire SD. Les données sont transférées à l’initiative du participant, sur un serveur. Il a l’entière liberté de décider de ce qu’il veut téléverser et nous confier. Une fois les données reçues, nous pouvons les consulter et noter des segments intéressants pour le deuxième temps, préparer des questionnements.
Caméra SubCam
Caméra SubCam
7Le deuxième temps consiste à visionner quelques jours plus tard avec le participant ses propres enregistrements. Cet entretien d’autoconfrontation vise à faire expliquer par l’acteur lui-même quelles étaient ses intentions, ses procédures, quels raisonnements il se souvient avoir mis en œuvre à tel ou tel moment, quelle perception il avait alors de tel ou tel aspect de l’interface, pourquoi s’être arrêté sur tel ou tel document, etc. Il permet subsidiairement de lever certains problèmes de lisibilité des données, et donne également l’occasion de tester des hypothèses d’analyse. Cet entretien était filmé et durait entre 30 minutes et une heure – selon la durée de la vidéo visionnée ensemble, mais aussi selon le volume de questionnements et d’explications (figure 2).
Exemple de prise de vue de l’entretien d’autoconfrontation, ici avec Virgile
Exemple de prise de vue de l’entretien d’autoconfrontation, ici avec Virgile
8Les données récoltées par ce protocole étant particulièrement intrusives, il était central d’établir une relation de confiance avec les participants, qui passe à la fois par un droit de regard sur les données, et par la signature d’un accord de consentement informé. Cet accord, qui définit droits et devoirs vis-à-vis de l’usage des enregistrements, a été signé par chacun des participants.
9Dix participants se sont prêtés à l’expérience de filmer leurs activités sur Gallica, parmi lesquels six découvraient Gallica pour la première fois. Les quatre autres, qui avaient fait l’objet d’un entretien préalable (Beaudouin et al., 2016), étaient des utilisateurs réguliers. Les dix participants ont été choisis dans notre entourage proche (famille, amis, collègues de travail) ou dans les réseaux de la BnF sur des critères de volontariat. Au total 19 prises de vues de la caméra SubCam nous ont été fournies, d’une durée se situant entre 15 minutes et une heure. Onze entretiens d’autoconfrontation ont été menés [3], soit sur le lieu d’enregistrement de la SubCam (domicile, bureau), soit à Télécom ParisTech. Pour l’analyse des données et les présentations, six heures de vidéos ont été montées. Le montage consiste à synchroniser les deux sources (vidéos Subcam et entretiens d’autoconfrontation), sachant que lors de ces entretiens, les participants peuvent à de nombreuses reprises arrêter la vidéo SubCam qu’ils visionnent pour discuter d’un point et ne rien laisser échapper de ce qui suit, puis remettre en lecture, etc. Les extraits présentés dans ce rapport sont issus de ces montages.
3 – Vidéo-ethnographie : perspective sur l’approche de l’activité filmée
10La version de l’approche ethnographique à l’œuvre s’inscrit dans le courant des études sur le travail, influencées par l’ethnométhodologie (Heath et Hindmarsh, 2002 ; Ochs et al., 2006 ; Licoppe et al., 2010 ; Rollet, 2012).
11Cette orientation vise à rendre compte de la façon dont les technologies, tels que les ordinateurs, et les objets, tels que papier, livre, affichage sur un mur, etc., ainsi que l’organisation spatiale, figurent – c’est-à-dire prennent part et sont rendus pertinents – dans les activités quotidiennes. Les yeux et les oreilles des acteurs (le corps de façon générale) étant mis à contribution de façon multiforme, l’approche ethnographique du chercheur doit se mettre « à l’échelle » des pratiques pour préserver et capturer son cadre multimodal et le contexte de multiactivité. L’utilisation de l’enregistrement audiovisuel apporte alors une certaine garantie de capture du réel – encore ne faut-il pas perdre de vue qu’un cadrage est aussi une manière d’éliminer. Les enregistrements peuvent être vus, revus, partagés et confrontés à d’autres regards, garantissant un critère de reproductibilité de l’analyse.
12Cette utilisation de l’enregistrement s’accompagne d’un souci d’approcher le terrain en saisissant « ce qui n’apparaît pas sur l’enregistrement ». La difficulté réside en effet dans le caractère vernaculaire des pratiques quotidiennes des acteurs qui absorbent les détails de ces pratiques dans un allant-de-soi, difficile à dévoiler complètement sans avoir recours à une compétence de membre (partageant des façons de faire, des représentations, etc.), ou une connaissance ethnographique. Cette connaissance permet d’appréhender la culture comme l’articulation d’un « savoir quoi » et d’un « savoir comment », soit un ensemble de principes d’interprétation, d’objets et de principes de participation. Ici le « terrain » regroupe un ensemble comprenant la connaissance de l’interface Gallica, l’univers disciplinaire et culturel des participants. À ce titre, les entretiens dits préliminaires (Beaudouin et al., 2016) ont été des ressources centrales pour cette connaissance ethnographique.
13Cependant, cette orientation vidéo-ethnographique a nécessité un outil méthodologique complémentaire par rapport aux objets que nous souhaitions étudier dans le cadre de ce projet. Nécessité qui tient au caractère relativement invisible des objets en jeu. Étant donné que, dans ce cas précis des interactions face-à-face avec un écran, les participants ne rendent pas forcément descriptibles ou justifiables leurs conduites au moment où ils les accomplissent, comme c’est le cas dans les interactions sociales (Garfinkel, 1967), nous avons adapté une approche de l’activité tournée vers les motivations des personnes. Cette approche justifie l’usage de l’entretien d’autoconfrontation.
14Lors de nos discussions avec Saadi Lahlou, chercheur en psychologie sociale à la London School of Economics and Political Science, celui-ci nous a suggéré un dispositif d’enquête influencé par les théories de l’activité (Lahlou, 2011 ; Nosulenko, 2008 ; Licoppe, 2008).
15Dans cette approche, l’activité est l’œuvre d’un ou plusieurs sujets motivés, c’est-à-dire mus par un besoin incitant qui pousse à l’activité (par exemple : préparer une conférence en musicologie). Ce besoin incitant se traduit par des buts à atteindre qui tirent l’activité dans tel ou tel sens (trouver des textes sur le caractère émotionnel de la tonalité musicale, rédiger un document). Ces buts se décomposent en tâches pour accomplir ce qui est visé (lire tel ou tel document, penser à sa place dans l’argumentaire). Enfin, un dernier niveau concerne les opérations contingentes à la situation qui, elles, échappent à la planification du sujet (cliquer ici ou là, raccourcir une fenêtre, etc.).
16Ainsi, le principe de l’entretien d’autoconfrontation repose sur la dimension réflexive des participants (Duboscq et Clot, 2010 ; Theureau, 2010) et s’organise en suivant une logique d’analyse de l’usage de Gallica en termes d’objectifs prévus, de tâches plus ou moins émergentes, de perception des objets par rapport à ces objectifs et ces tâches.
4 – Une approche inédite : positionnement par rapport aux autres approches
17Dans User Studies for Digital Library Development, les auteurs (Dobreva et al., 2012) présentent dans une partie de l’ouvrage les différentes méthodes pour appréhender les usages en ligne : l’enquête et l’analyse de logs pour les méthodes quantitatives ; les entretiens, focus group, l’eye-tracking pour les méthodes qualitatives. La méthodologie que nous avons adoptée est clairement qualitative. Elle se distingue des entretiens et focus group car elle prend comme point d’appui la pratique effective (ce que l’utilisateur fait) et non le discours sur la pratique et elle cherche à identifier les buts et les motifs à partir du visionnage de la pratique. De ce point de vue elle peut s’apparenter aux méthodes d’eye-tracking (Frey et al., 2013), mais elle s’en distingue parce qu’elle capture (avec la vidéo) les usages en situation naturelle (et non en laboratoire avec des tâches préconçues).
18Il nous faut également souligner que cette approche vidéo-ethnographique a été menée en articulation avec d’autres approches : analyse de logs, enquête en ligne, entretiens qualitatifs, et que c’est l’entrelacement de ces approches qui ouvre vers une meilleure connaissance des publics.
19Dans le domaine de la recherche d’information, de nombreux modèles ont été proposés pour modéliser le comportement utilisateur. Prenons par exemple le modèle Palmer, Teffeau et Pirmann (2009), qui identifie des macro catégories conduisant à circonscrire l’activité de recherche (scholarly primitives [élémentaires académiques] : lire, écrire, chercher, collecter, collaborer). Dans notre approche, nous ne cherchons pas tant à identifier ces primitives, que de rendre compte de l’entrelacement de tâches, ou du lien entre des pratiques de catégorisation et des actions sur l’interface. Ainsi par exemple, sous la rubrique « chercher » des auteurs susmentionnés, nous proposons un dépliage important – fait d’évaluations, de bifurcations, de projections, de prolongations –, en se plaçant au plus près du point de vue des utilisateurs et de leurs intentions : nous documentons des raisonnements exprimés en relation avec des modalités d’intervention sur l’interface. De plus, alors que les auteurs considèrent la catégorie « écrire » comme liant les autres catégories, nous montrons que la rubrique « lire » inclut de la recherche, de la collaboration et de l’écriture.
20Notre approche tend à favoriser des pratiques endogènes, en évitant des macro catégories. En effet, plutôt que des scholarly primitives, nous nous sommes orientés vers des méthodes conduisant à analyser l’usage de Gallica comme étant ordonné, et présentant une cohérence d’ensemble, avec des plans (objectifs prévus) et des émergences (objectifs contingents). Tandis que les auteurs (Palmer et al., 2009) présentent une grille pour décrire l’activité d’un chercheur sous forme de compétences (il fait de la lecture, de la collecte, de l’écriture, etc.), nous proposons de rendre compte des méthodes d’accomplissement de ces compétences : comment lit-il, comment collecte-t-il, comment cherche-t-il et pourquoi cela maintenant ?
21Notre approche ne s’inscrit pas dans la recherche d’une modélisation, qui différencierait des formes d’expertises ou des cycles de traitement de l’information [4], mais privilégie la description de l’expérience de l’usage en documentant l’articulation entre conduites observables à l’écran et hors écran (à travers l’analyse de la capture en caméra subjective), et en s’appuyant sur les commentaires réflexifs produits par les utilisateurs lors des entretiens d’autoconfrontation.
22On peut également expliciter notre positionnement en saisissant la notion d’engagement. L’étude récente de Di Gangi et Wasko (2016) se base sur des entretiens (plus de 400) d’étudiants en sciences de l’information pour mesurer l’impact des facteurs sociaux et techniques sur l’engagement et l’usage en ligne. On peut trouver une solidarité avec la perspective sur l’engagement (Social Media Engagement) à laquelle adhèrent les auteurs, puisqu’ils la définissent comme l’état d’esprit de l’utilisateur qui garantit une implication élevée et aboutit à des bénéfices personnels significatifs, c’est-à-dire une implication à assouvir un besoin. Seulement le point de départ est bien différent : comme traditionnellement en sciences cognitives (Suchman, 2007 ; De Ruiter et Albert, 2017), les chercheurs partent de modèles théoriques et les testent ensuite sur une quantité massive de données. Notre approche, en revanche, croise une perspective émergentiste (les actions sont situées, c’est-à-dire irréductiblement liées, dans leur intelligibilité, à leurs circonstances de production) avec une approche réflexive adaptée des théories de l’activité (Nosulenko, 2008 ; Lahlou, 2011) qui vise à rendre compte de la dimension intentionnelle des actions des utilisateurs (sous forme d’identification de motifs, buts, sous-buts, etc.). Autrement dit, notre approche tente de conserver la singularité de chaque expérience d’utilisation tout en faisant remonter des objets d’analyse génériques. En ce sens, l’engagement est soit quelque chose d’observable dans les activités sur Gallica, soit un topic conversationnel lors de l’entretien d’autoconfrontation.
23En travaillant sur des séquences filmées, et à partir d’entretiens d’autoconfrontation, non seulement nous avons accès aux interstices des grandes classes d’action (écrire, lire), mais aussi aux raisonnements qui tirent les utilisateurs vers telles ou telles orientations. En effet, si les typologies de postures et de projets dans l’ouvrage de référence de Souchier et al. (2003, p. 131-135) éclairent les différents macro-cadres au travers desquels les utilisateurs interagissent avec Gallica, notre approche oriente la qualification des activités davantage d’un point de vue émique, c’est-à-dire vers une documentation des manières dont les utilisateurs eux-mêmes expriment un ordre, une cohérence, une pertinence, un motif, une tâche. Dans ce sens, notre travail est pris en tension entre un souci de garder la dimension vernaculaire des utilisateurs (leurs « mots », leurs objectifs concrets tels qu’ils les expriment), tout en proposant des formulations permettant une transversalité entre utilisateurs, et d’une situation à l’autre.
24Enfin, quand bien même nous pourrions retrouver une attitude associant posture et projet vis-à-vis d’un document, le fait de ne pas quitter les conditions locales et temporelles de l’activité nous offre la possibilité de traiter ces postures et projets comme mouvants, entrelacés et non fixés une fois pour toutes. C’est d’ailleurs un aspect frappant dans nos données : d’une part, la capacité des utilisateurs à basculer d’un objectif à un autre et, d’autre part, à manier plusieurs objectifs en même temps, et donc à adopter des postures différentes simultanément.
25De plus, notre type de données nous permet de traiter l’aspect écologique de l’utilisation de l’interface Gallica. Dans la mesure où cela est rendu pertinent ou au moins observable par les utilisateurs (soit sur la SubCam, soit dans le cadre des entretiens d’autoconfrontation), nous avons essayé de montrer en quoi l’usage de Gallica s’imbrique dans un univers socioculturel peuplé d’objets numériques et matériels divers (mails, youtube, cahiers de notes, etc.), et peuplé de personnes. Tout cela structurant de façon plus ou moins évidente l’activité de consultation, et réciproquement. Si la dimension corporelle apparaît dans l’ouvrage de Souchier et al., l’analyse se développe dans une relation exclusivement tournée vers l’interface : le positionnement du corps par rapport à l’écran ou encore les mouvements de la main sont traités au prisme du rapport avec ce qui est vu/lu à l’écran (Jeanneret et al., 2003, p. 102-105). Dans notre approche, la dimension corporelle est comprise dans un ensemble plus large : elle est co-opérante dans l’organisation d’une activité sociale (Goodwin, 2013) au sein de laquelle se déploient des conduites sur et vers Gallica. En ce sens, la nature des données oriente l’analyse vers la prise en compte des différents effets structurants ou discordants qui émergent d’un cadre de multiactivité (Licoppe et Figeac, 2014 ; Datchary et Licoppe, 2007), au sein duquel l’usage de Gallica prend place.
5 – Deux axes qui ressortent des données
26La spécificité de nos données nous a conduits à privilégier deux axes d’analyse : d’une part le processus d’évaluation et de catégorisation des résultats d’une recherche, de la consultation d’une liste de résultats, de la perception d’un document (section 5.1) ; d’autre part, la dimension écologique de l’usage de Gallica, qui s’inscrit dans un contexte de multiactivité (à l’écran et hors écran) fait d’interruptions, de bifurcations et de collaborations (section 5.2).
27Ces deux axes correspondent à deux choix forts d’analyse des prises de vues subjectives et des entretiens d’autoconfrontation. En effet, nous ne présentons pas un travail détaillant les nombreuses manipulations possibles sur Gallica, mais un travail de documentation des usages de Gallica d’une part, en tant que pratiques d’enquête, faites de cheminements, bifurcations, stagnations, etc. ; et, d’autre part, en tant que pratiques prises dans un cadre d’activité plus large incluant le corps et d’autres artéfacts numériques ou matériels. Si l’on devait expliciter la relation entre les deux axes, nous pourrions dire que le premier est davantage « micro » et que le second est un élargissement de la focale vers l’univers sociotechnique des personnes.
28Ces deux axes se révèlent pertinents pour la BnF qui a un souci constant de faire évoluer son interface d’accès et son offre de documents numérisés. Le premier axe permet d’appréhender la manière dont les utilisateurs s’orientent face à une liste de résultats et comment ils évaluent la pertinence des documents en situation et peut orienter vers des évolutions dans la présentation des résultats. Le second axe donne accès au contexte de multiactivité dans lequel s’inscrit l’utilisateur de Gallica et permet de restituer la place de Gallica dans un environnement plus vaste, ce qui ne peut être fait via l’analyse des logs qui est quant à elle exclusivement centrée sur la bibliothèque numérique : cela permet d’appréhender les autres dispositifs de recherche, de lecture, d’écriture mobilisés par les acteurs et de réfléchir à l’évolution de l’interface en prenant en compte ce contexte large.
5.1 – Quête, enquête et cheminement : comment les utilisateurs, évaluent et raisonnent au cours de leur recherche
29Chercher sur Gallica est un processus par tâtonnement, essai-erreur :
- l’inscription d’une requête génère une première évaluation « à gros grain » ; qui déclenche des embranchements d’actions (nouvelle requête, sélection de document par ouverture d’onglet, défilement de la liste [5], affinage par les filtres proposés à gauche…) ;
- et où peuvent cohabiter plusieurs motifs.
30Tester les ressources de Gallica avec une grande latitude semble pour ces usagers un réflexe naturel qui ne suscite aucun sentiment de se perdre ou de perdre son temps. Le défilement n’est pas une perte de temps, quelque chose de fastidieux, mais quelque chose de maîtrisé. Dans une des vidéos, Fanny va par exemple inscrire successivement dans la barre de recherche plusieurs items qu’elle considère comme faisant partie du même univers heroic fantasy (elfe, orque, dragon, épée) pour « voir ce que ça sort » – elle cherche des illustrations pour la création d’un jeu de cartes. Loin de chercher un document précis, les utilisateurs peuvent donc s’orienter sur une pratique très ouverte, à partir d’un univers notionnel qu’ils savent définir au préalable et dans lequel ils veulent rester.
31D’un point de vue méthodologique, notre dispositif permet de révéler les moments de bifurcation, de prolongement ou de sensation de « sur place », tels qu’ils sont formulés par les utilisateurs eux-mêmes. C’est le cas d’une vidéo avec Didier, ou celui-ci cherche des documents renseignant le caractère émotionnel de la tonalité en musique – pour un projet de cycle de conférences. Au niveau de sa méthode de consultation, nous avions appris dans un entretien préalable qu’il aimait se lancer dans le grand bain des résultats sans trop restreindre la recherche. Grâce au plan séquence croisé avec l’entretien d’autoconfrontation, on peut observer en quoi une première passe de résultats ne le satisfait pas, et en quoi au détour d’un filtrage sur le type de document, il tombe sur tout un ensemble de documents pédagogiques qui vont le faire « complètement bifurquer dans son argumentation ». Quelques minutes plus tard on observe un glissement dans les manières de catégoriser ces mêmes documents. Une saturation s’opère : entre redondance et nouvel ordre de sérendipité, on assiste à l’extinction progressive de l’intérêt pour un ensemble de documents qui, un temps, fit son office dans la dynamique de construction d’une argumentation.
32Dans cette idée, les requêtes dans la barre de recherche peuvent se lire comme des étapes de cheminement, d’une réflexion en train de se faire. C’est en particulier le cas dans une vidéo où Virgile, historien de la médecine, cherche à remettre la main sur le nom d’un spécialiste de la schizophasie, Jacques Delmond. La manière dont il procède est tout à fait fascinante. Virgile part d’un concept médical (la schizophasie) qui se trouve en fait être dans un titre d’article dudit Delmond qu’il avait lu auparavant. À première vue, on pourrait dire que Virgile mobilise Gallica en tant que réservoir de références, ce qui pourrait apparaître comme un détournement. Mais il nous semble que sa méthode d’inscription dans la barre de recherche reflète également un travail de remémoration structuré au fil de la consultation des listes de résultats. La barre de recherche n’a pas qu’une utilité fonctionnelle tournée vers une requête, elle peut aussi s’avérer constituer une ressource pour un travail d’organisation de la pensée.
33Enfin, nous sommes en mesure d’établir que la liste et le document individuel sont des lieux de catégorisations fluctuantes : les postures vis-à-vis d’un document ou d’une liste de résultats changent dans le fil de l’activité de consultation, en fonction des buts intermédiaires qui apparaissent en cours de recherche, ou même en raison d’un changement d’objectif principal chez l’utilisateur. Nous allons voir dans la partie suivante que, à certains égards, cette fluctuation a à voir avec la dimension écologique.
5.2 – L’écologie de l’usage de Gallica : comment les utilisateurs inscrivent l’usage de Gallica dans un contexte physique et matériel complexe, et dans un environnement de multiactivité
34Dans cet axe d’analyse nous nous intéressons à l’ancrage de Gallica dans l’environnement des utilisateurs. Pour synthétiser, l’utilisation de Gallica peut s’analyser comme temporalisée et organisée en tâches complexes, dans une activité sociale, au sein d’un environnement numérique riche.
35Cette caractérisation renvoie au fait que l’utilisateur de Gallica est engagé dans de nombreuses opérations structurantes associant monde numérique, matériel et social. Par exemple, en parallèle des basculements qu’on a pu observer chez des utilisateurs, d’un motif de consultation à un autre (eux-mêmes rattachés à des activités différentes), d’autres formes de basculements sont observables qui engagent l’analyse de l’usage de Gallica au sein de son environnement sociotechnique. Prise dans cet environnement, l’étude des usages révèle alors son articulation avec des objets, d’autres applications, des corps, des présences. Ainsi, l’enjeu de cet aspect de l’analyse est de documenter non plus seulement les conduites sur Gallica, mais aussi avec Gallica.
36La caméra subjective employée est dotée d’un angle suffisamment grand pour que l’on puisse avoir accès à une partie de l’environnement matériel « autour » de l’écran où s’affiche Gallica, comme sur ces deux captures (figures 3 et 4).
Exemple de prise de vue par la caméra SubCam, Didier consulte la bibliographie d’un livre avant de lancer la consultation sur Gallica
Exemple de prise de vue par la caméra SubCam, Didier consulte la bibliographie d’un livre avant de lancer la consultation sur Gallica
L’univers de travail de Sabine composé de documents papiers, d’un journal de travail
L’univers de travail de Sabine composé de documents papiers, d’un journal de travail
37L’approche vidéo-ethnographique (qui passe par une compréhension pour le chercheur de l’environnement qu’il capture partiellement), en se mettant à l’échelle de l’activité, a permis de montrer les points suivants :
- Gallica s’insère dans un univers matériel et numérique ouvert (du carnet de notes près du clavier, à Evernote ou Youtube) ;
- l’usage de Gallica s’inscrit souvent dans un cadre de multiactivité et de multitâches, de sorte que :
- les différentes activités se costructurent,
- les utilisateurs font face au problème des sollicitations impromptues, des risques de distraction, des basculements d’une activité à l’autre, ou des cohabitations entre activités, qui deviennent des problèmes pratiques de délimitation et de segmentation du flux de l’activité ;
- l’activité de consultation est peuplée de personnes, présentes mentalement ou dans l’espace de participation, ce qui renforce une vision de l’usage de Gallica comme pratique sociale ;
- les activités de lecture et d’écriture sont intimement liées : de la naissance des idées à la matérialisation d’un cheminement, l’activité d’écriture se passe dans mais surtout en dehors de Gallica, faute d’une interface adaptée.
38Par exemple dans une des vidéos de Didier, on observe plusieurs formes de multiactivité. Premièrement, lors de l’entretien d’autoconfrontation, suite à une question de l’enquêteur, Didier explique la relation écriture-lecture. En retrouvant le segment de texte qu’il a tapé dans Word durant son activité avec Gallica, on s’aperçoit qu’il concerne une interprétation (au ton introductif utilisé : « on constate que X ») [6] de sa lecture de la liste des résultats et pas seulement d’un document ouvert sous forme d’onglet [7]. Dans la façon dont Didier explique comment s’articule le segment de texte avec l’activité sur Gallica, on comprend l’importance d’un outil de traitement de texte en tant que lieu de stockage des idées – faute d’avoir un tel outil à disposition dans Gallica – mobilisé au fil de l’eau de l’activité de consultation.
39Deuxièmement, dans un autre passage de la vidéo, d’une part, il mobilise Youtube pour écouter une œuvre musicale de Dukas dont il est question dans le document trouvé sur Gallica, afin de « vérifier si ce qu’il dit est vrai » ; d’autre part, il enchâsse dans cette association entre deux applications, une nouvelle tâche consistant à regarder ses mails. Les mails sont des exemples typiques de présences obstinées (Datchary et Licoppe, 2007). Cette pratique de consommation multimédia est problématisée lors de l’entretien d’autoconfrontation à travers la formule « checker les mails au passage » – dans la mesure où l’accomplissement d’une tâche principale (consulter un document, écouter une œuvre musicale) peut être parasité par l’attractivité d’une autre application renvoyant à d’autres tâches, et produisant de la distraction (Nass, 2013).
40On en a un autre exemple avec Marc qui, découvrant le site pour la première fois, fait vivre Gallica à l’intérieur de son espace numérique de travail. En effet, pris dans des problématiques de multitâches, Marc s’approprie l’usage de Gallica pour en faire un support d’écoute musicale, accompagnant son activité professionnelle. Mais l’on voit que ce détournement a un effet directement structurant sur son travail : l’action de déclencher des fichiers sons oblige à un retour sur la page de Gallica, et donc à sortir provisoirement des applications utilisées pour son activité professionnelle. Il l’exprime lui-même très bien : « donc là je sais que j’ai deux minutes de musique » : son activité professionnelle est structurée par l’usage de Gallica.
41Un exemple de problématique de la participation nous est donné avec Fanny, en visite chez son petit ami Denis. Elle consulte Gallica sur son smartphone, assise sur le canapé du salon, tandis que Denis alterne dans la même pièce entre le canapé et le bureau où un ordinateur fixe est installé. Fanny cherche des illustrations pour un ami commun qui a un projet de création de jeu de cartes (figure 5).
Illustration de l’environnement sociotechnique de Fanny
Illustration de l’environnement sociotechnique de Fanny
42À plusieurs reprises, Fanny verbalise le titre de documents qui s’affichent dans la liste des résultats sur son smartphone. Cette conduite de Fanny consistant à exhiber l’orientation de sa lecture, renforce la dimension participative de Denis dans sa consultation : c’est un « nous » qui consulte Gallica.
43Mais il y a plus : comme elle l’explique dans l’entretien d’autoconfrontation, l’énonciation des titres de documents trouvés est configurée par la présence de personnes traitées comme étant les destinataires privilégiés de ces derniers : sa mère et Denis. Bien entendu, ces documents l’intéressent aussi en propre. Mais c’est bien la cooccurrence de pertinences, associée à un intérêt supposé de sa mère et de Denis, qui configure la motivation de la consultation : c’est un « nous » que ce document intéresse.
44Les deux cas de présence, mentale et physique, de personnes dans l’environnement de l’utilisateur suggèrent l’idée d’un collectif-utilisateur (usership) : la coparticipation et la codestination sont des traits structurants dans l’usage de Gallica, renforçant sa dimension sociale.
45Quand on constate l’épaisseur de l’activité lors de l’usage de Gallica, à quel point elle est peuplée d’objets, de personnes, de sollicitations, de basculements ou de cohabitation d’objectifs, on comprend que le temps de l’horloge pour mesurer cet usage traduit mal la durée, le temps présent (Schütz, 1987, p. 111-115) dont les utilisateurs font l’expérience.
6 – Bilan
46En préalable précisons que, qualifiant des utilisateurs de « réguliers » ou d’« experts », nous avons assumé une référence à un profil d’utilisateur rare par rapport à la masse des internautes venant sur Gallica : non seulement ils ont une connaissance relativement robuste de l’interface ou de ce qu’il est (probablement) possible de trouver, mais ils ont aussi une grande patience à l’usage. Il est bien clair que les centaines de milliers de visiteurs par mois restent davantage quelques minutes plutôt que quelques dizaines. Néanmoins, dans la mesure où les phénomènes pointés dans cette étude relèvent de dimensions constitutives des pratiques d’interprétation du monde en général (Garfinkel, 1967 ; Suchman, 2007), on peut supposer qu’ils seraient tout à fait susceptibles d’être en jeu dans des sessions de consultations éclairs, ou encore de consultations par des primo-découvrants – où une problématique d’accommodation à l’interface s’enchevêtrerait.
47L’assemblage des deux sources de données (vidéo subjective et entretien d’autoconfrontation), offre les avantages de l’analyse des pratiques « naturelles », alimentée par du discours réflexif pour un accès explicatif aux motifs, buts, intentions, liés à ces pratiques – avec la limite, soulevée par les ethnométhodologues, qu’il y a une disparité entre le caractère émergent des actions, et leurs commentaires sous formes de reformulation et de récapitulation.
48Notre approche ne se place pas dans une perspective quantitativiste, mais bénéficierait à n’en pas douter d’une poursuite longitudinale : suivre un débutant acquérir des compétences locales, suivre une personne qui construit un livre ou une exposition permettrait d’amplifier la collection de phénomènes relevés dans les données et d’en affiner ainsi les contours possibles. Cependant, plonger dans l’intimité d’un cas de consultation est une approche puissante pour faire apparaître des phénomènes singuliers et cruciaux dans l’organisation des activités, comme le fait d’avoir tout à coup quelqu’un en tête en tombant sur un chapitre de livre ou une image, réorientant les critères de pertinence, les actions à l’écran et hors écran.
49Trois points ressortent de cette étude. Premièrement, au terme de cette étude et avec le recul de la première phase d’entretiens avec des utilisateurs (qui, pour certains, allaient participer à cette seconde phase), l’intérêt de la combinaison entre entretien préalable et protocole vidéo apparaît nettement. En effet, autant les entretiens révèlent des motivations de consultations, ou des représentations sur l’univers Gallica et son utilisation, autant les données vidéos ainsi que l’autoconfrontation permettent de pointer plus précisément des buts et des tâches et les opérations intermédiaires et émergentes qui permettent de les accomplir (« j’aime Gallica parce que X » ; « pour moi Gallica c’est surtout X » vs « je suis allé là sur Gallica pour faire X » ; « je cherche autour de X puis autour de Y, j’en ai déduit ceci ou cela », etc.).
50Pour synthétiser, cette approche vidéo-ethnographique favorise la singularité et l’observation des pratiques comme des cas de la chose réelle : elle permet de pointer plus précisément des buts et des tâches, et leur dynamique d’accomplissement ; de révéler les raisonnements déployés, évaluations et rapports affectifs ; et enfin d’envisager une culture de l’interface en tant qu’ensemble de pratiques sédimentées descriptibles. Enfin, l’approche intimiste de l’usage offre des perspectives en termes d’améliorations de l’interface, du service d’accès et d’édition des documents, qui ne sont pas identiques à ce que les entretiens ont pu déjà livrer.
51Deuxièmement, les deux axes d’analyse choisis ont permis de mettre en lumière :
- que la notion d’évaluation et de catégorisation d’un document est complexe car elle est comprise dans une activité guidée par un motif et des buts intermédiaires ; mais aussi par d’autres motifs qui peuvent émerger : un document peut avoir une force de rappel d’un autre motif, d’une autre activité. Dans cette idée, la consultation d’un document est comprise dans une activité peuplée de personnes qui peuvent se rappeler à l’utilisateur ;
- que l’expertise ne concerne pas seulement l’aisance vis-à-vis de l’interface, mais concerne aussi une compétence à mobiliser ses fonctionnalités dans le processus de production d’une idée, d’un document, ou d’organisation de plusieurs tâches. Autrement dit, les manières d’inclure cette interface dans son monde.
52Troisièmement, le protocole SEBE permet de faire un bilan d’une séquence de consultation en termes d’opérations accomplies pour un motif particulier. On se rend compte alors de l’écart entre ce qui peut être planifié et ce qui peut émerger (nouveau but, tâche qui demande plus d’opérations que prévues, etc.). Ce décalage peut intéresser les concepteurs dans la mesure où certaines des opérations non planifiées peuvent parasiter le but visé et se révéler très dispendieuses en termes de temps.
53Bien que cette approche vise davantage la documentation d’usages situés (dans le sens fort, ethnométhodologique du terme) en rendant compte de pratiques d’interprétations et d’assemblages sociotechniques, elle est également susceptible de renseigner les concepteurs sur le plan de recommandations, par exemple sur l’attractivité visuelle de l’interface, ou encore la disponibilité de méthodes d’affinage. Cette approche trouve toute sa place dans un dialogue avec des méthodes travaillant l’usage des bibliothèques numériques à des échelles différentes comme le questionnaire en ligne, l’analyse des logs, l’occulométrie ou les entretiens – où l’enjeu est alors d’organiser les conditions d’élaboration d’analyses conjointes entre des disciplines souvent imperméables les unes aux autres.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : auto-confrontation, raisonnement pratique, écologie des usages, vidéo-ethnographie, bibliothèques numériques, Gallica
Date de mise en ligne : 10/09/2018
Notes
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[1]
Nous remercions Philippe Chevallier (BnF) qui a piloté l’ensemble du projet sur les usages de Gallica, Saadi Lahlou (LSE) pour les discussions sur le protocole SEBE, les sessions d’analyse d’enregistrements vidéo, le prêt des SubCams ; et les relecteurs d’une première version de ce texte pour leurs commentaires. Enfin, nous voudrions remercier les personnes qui ont accepté de participer à cette recherche : Sabine (Sophie Boudarel), Didier (David Christoffel), Fanny (Florine Marie), Virgile (Vincent Barras), Edouard (Emile Provendier), Noé, Josette, Alban, Marc et Aymeric.
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[2]
Ce texte est une transposition d’une présentation faite au congrès ACFAS le 8 mai 2017 à l’université McGill de Montréal. C’est aussi une version remaniée d’un rapport rédigé sous forme de PDF multimédia en février 2017. Celui-ci contient des extraits vidéo ainsi que leur analyse, et permet une meilleure appréhension de la richesse des données. Il est disponible sur demande auprès des auteurs.
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[3]
Un des participants a en effet été invité deux fois, la première pour découvrir Gallica sur un ordinateur de l’école, et la deuxième pour faire une recherche de son choix avec son propre ordinateur.
-
[4]
Nous renvoyons à Dinet et Tricot (2008) pour une recension des modèles en sciences de l’information et de la communication.
-
[5]
Sur cette question du défilement de la liste, nous avons récolté quelques éléments d’interprétation. La vitesse apparaît clairement comme un marqueur de la catégorisation de grappes de résultats. Par exemple, Virgile explique qu’il y a « suffisamment d’éléments dans les résumés sous chaque résultat pour se faire une idée de la qualité du document », et savoir s’il veut aller plus loin. Ce resserrement de l’attention implique logiquement un ralentissement du défilement de la liste. Enfin, Fanny, après avoir fait défiler la liste durant un moment, revient très vite tout en haut de celle-ci ; elle s’en explique en utilisant l’analogie de ses manipulations avec Facebook et décrit une pratique qu’elle intitule « pourquoi-pas-mais-je-peux-trouver-mieux ».
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[6]
Pendant l’entretien d’auto-confrontation, Didier retrouve le segment qu’il a écrit sur un document Word suite à la consultation d’une liste de résultats, lit ce segment à haute voix et le commente : « On peut constater qu’à tonalité égale on peut trouver des couleurs émotionnelles tout à fait différentes. Donc cette phrase-là, […] ça va être l’idée qui va me faire porter plusieurs références. »
-
[7]
La manière dont s’articulent la lecture des aperçus, la perception des titres de documents, et la lecture d’un texte ouvert en onglet pour formuler une interprétation faite texte, demeure un mystère.