La Tétralogie Berlinoise de Georg Friedrich Hegel
Ich bin ein Berliner
1Je suis un Berlinois. Ces propos du Président américain John Fitzgerald Kennedy prononcés le mercredi 26 juin 1963 dans une ville de Berlin encerclée par l’Allemagne de l’Est communiste auraient pu être ceux d’ Hegel à son arrivée à Berlin le 30 septembre 1818.
Loin de Stuttgart
2Depuis Stuttgart et ses origines modestes, le chemin pour lui n’a jamais été linéaire mais plutôt escarpé et parsemé d’embûches. Cependant, il a réussi à franchir tous les obstacles et atteindre le sommet. Il a gagné et la notoriété et la gloire. Sa philosophie est en mesure de pouvoir séduire l’élite de l’intelligentsia prussienne voire celle du monde universitaire allemand. A Berlin, capitale de la Prusse avant de devenir celle de l’Allemagne unifiée, Hegel espérait exercer une influence sur les dirigeants du pays, de ceux qui l’avaient fait venir ou de ceux, incontournables, comme le Chancelier Hardenberg auquel il dédiera dès sa parution, un exemplaire de sa Philosophie du droit et de l’état. Il se met alors au service de l’Etat prussien, état allemand le plus puissant, le plus disposé à promouvoir les réformes libérales les plus ouvertes aux idées nouvelles, au vent de l’histoire et à la vie moderne, tout en étant une puissance militaire. Ne parle-t-on pas d’une nouvelle constitution politique ? L’instruction publique y est soigneusement organisée, l’industrialisation s’y développe rapidement, la population s’y accroît. En bref, la Prusse brille comme un phare vers lequel se tournent les grands réformateurs qui ne sont pas tous prussiens à l’image d’Hardenberg, de Stein et d’Hegel entre autres. Hardenberg et Stein projetteront d’abolir le servage, d’organiser un droit de propriété pour tous les sujets, d’organiser un ministère sous l’autorité d’un chancelier, d’organiser des élections des municipalités des villes, d’abolir les corporations, de supprimer les redevances féodales etc. Mais comme l’explique à merveille Jacques D’Hondt dans sa biographie d’Hegel [2] « tout cela se révéla plus proclamatif qu’effectif ».
Loin d’Iéna
3Souvenez-vous des propos d’Hegel du lundi 13 octobre 1806, « j’ai vu [à Iéna] l’Empereur - cette âme du monde - sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine… Tous ces progrès n’ont été possibles que grâce à cet homme extraordinaire, qu’il est impossible de ne pas admirer » [3]. Mais depuis la défaite de Napoléon « l’usurpateur » à Waterloo en 1815, le vent de la Restauration avait soufflé sur l’Europe et l’Allemagne et avait déchaîné une vague réactionnaire voulant restaurer toutes les formes de gouvernement et de vie sociale antérieures à la Révolution Française. Hardenberg jusqu’à sa mort en 1822 fut le défenseur des réformateurs et obtint même du roi la promesse solennelle de l’octroi d’une constitution politique. Mais coriace était le camp adverse avec les féodaux, la noblesse, la cour et la mauvaise volonté du Roi. Le Roi « ajouta le parjure à tous les défauts qu’on lui connaissait » et refusa de promulguer cette nouvelle constitution. La Prusse passa des idées progressistes aux idées les plus rétrogrades. Malgré sa situation géopolitique, la Prusse offrit à Hegel et aux observateurs étrangers, le « spectacle étonnant d’impostures, de tromperies réciproques, de grands projets avortés, de suspicions et d’intrigues », dans une duperie historique déjà théorisée par Hegel sur le devenir de la Révolution Française.
L’Envers du décor
4Dans une lettre à son ami Friedrich Frommann, libraire à Iéna, en date du 7 octobre 1818, il ne tient pas de propos triomphants, bien au contraire. « La forêt me cache encore les arbres ? J’ai trouvé des amis aimables et bienveillants. Mais ici les choses ont davantage tendance à se disperser, tout est vaste et étendu, de grand style. Nous n’avons pas encore trouvé l’intimité que nous avions trouvée chez vous et dans l’agitation et la distraction, qui ne peuvent pas procurer grand-chose, cette image [d’Iéna] est pour nous un souvenir d’autant plus précieux ».
5Son ami et ange gardien Niethammer, sans nouvelles d’Hegel depuis plusieurs mois, lui fait part de ses inquiétudes dans un courrier en date du 19 janvier 1819. Après avoir passé quatorze années à travailler à la mise en place du système éducatif bavarois, Niethammer a la fâcheuse impression que personne ne songe plus à lui comme s’il était « bon pour la ferraille ». Il va jusqu’à penser inscrire son fils à l’université de Berlin et y postuler lui-même. « Je sais qu’un ministre tel Altenstein [le Ministre des Affaires ecclésiastiques et de l’Enseignement …] pourrait bien m’utiliser, je peux dire hardiment : mieux même […] et peut-être suffirait-il qu’il le sût « […] » il est peu d’hommes, à qui le rôle que la Prusse peut jouer pour l’Allemagne du point de vue religieux tienne autant à cœur que moi, car c’est ma position elle-même qui m’y oblige. Précisément dans cette position, c’est de devoir rester totalement inactif en face de ce qu’il me semble le plus urgent […] Voyez donc, cher ami, si vous ne pourriez pas faire entendre pour moi, directement ou indirectement, un mot dans ce sens auprès de l’autorité compétente ».
6Hegel répondra à Niethammer le 26 mars 1819 : « Ce qui m’a peiné dans votre lettre, ç’a été le mécontentement constant que vous inspire votre situation officielle et plus encore l’incapacité où je suis de vous donner à cet égard une réponse conduisant à quelque perspective. Je n’ai ici personne à qui j’eusse pu m’en ouvrir […] S’il s’agissait d’un poste à Bonn on pourrait encore placer directement son mot, car là un bon conseil doit encore être précieux. J’ai eu une fois mon mot à dire à cet égard, mais j’ai vu comment vont les choses. Il y a tant de conseillers de tous les côtés, dont chacun a son propre jugement et sa propre voix au chapitre, et trouve plutôt mauvais qu’on parle d’une telle affaire comme si lui-même avait besoin d’un conseil. D’ailleurs, je ne me trouve en relation avec aucun d’eux […] Vous le savez, pour la nomination d’un professeur dans une université, on ne voit pas ces regards jetés de tous côtés et l’on trouve facilement l’homme compétent en la matière. Il n’en est pas de même pour les administrateurs, ici tous les hommes de cette catégorie sont compétents en la matière. Il faut un concours de circonstances singulières pour que le renom d’un administrateur appartenant à l’autorité supérieure se communique à l’autorité supérieure d’un autre pays [ou état allemand]…
Le Millefeuille
7…Hegel lui rapporte que trois conseillers supérieurs du Gouvernement sont arrivés au Département des Cultes et de l’Instruction Publique et ont rencontré moult difficultés avec le conseiller catholique qui ne semble pas être « l’ami » de Niethammer à cause de toutes ses réalisations en Bavière. Puis, Hegel enchaîne sur la structure de la machine à nominations prussienne. Il y a un département avec le ministre au sommet. Ensuite, vient un chancelier d’Etat avec des conseillers référendaires (par lesquels des professeurs auraient déjà été nommés sans que le ministère n’en sût rien). Ensuite il y a la personnalité du Roi, non seulement avec ses opinions individuelles et très tranchées sur les choses et les personnes, mais aussi avec ses conseillers du cabinet. Hegel ajoute que « pour une chose simple par exemple la nomination d’un professeur, l’affaire marche à peu près sans obstacle. Mais lorsque des considérations plus importantes entrent en jeu, ce qui est assurément le cas pour un poste élevé dans l’administration, chacune de ces instances exerce sans aucun doute son action propre ». Ce que nous appelons le « millefeuille » administratif en France est en réalité omniprésent en Allemagne et ailleurs ! Hegel préfère se tenir à l’écart de cette pâtisserie et de toutes ces affaires. « Ayant longuement considéré la chose, j’en ai conclu qu’une telle ouverture, faite par intérêt amical pour la partie intéressée, produit plutôt un mauvais effet et que, étant donné l’état des choses indiquées ci-dessus, elle reste sans autre effet ». Mais Hegel n’est pas un ingrat et il prend conscience du fait que Niethammer l’a sorti d’un certain nombre de pétrins depuis Stuttgart, Iéna, Bamberg, Nuremberg et Heidelberg et ses dernières paroles vont en ce sens : « Mais en voilà assez sur ce point si douloureux pour moi, comme je l’ai dit. D’autant plus douloureux pour moi que je vous dois tout et peut être tout en ce qui concerne ma situation extérieure, et que ce serait à mon tour de prendre ma revanche. Je n’ai pas renoncé à chercher et à saisir une occasion ».
Le Pouvoir et le Savoir
8La réflexion philosophique sur le savoir et le pouvoir est des plus passionnantes mais dans le réel le pouvoir reste le plus fort. Avant Hegel, Pascal l’avait déjà formulé dans la lettre 12 des Provinciales. Ces deux Ordres que sont celui du pouvoir et celui du savoir sont distincts et C’est une étrange et longue guerre que celle où le pouvoir (ou la force) essaye d’opprimer la vérité (ou le savoir et les connaissances). Tous les efforts du pouvoir ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter le pouvoir, et ne font que l’irriter encore plus. Quand le pouvoir combat le pouvoir, le plus puissant détruit le moindre ; quand on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent ceux qui ne sont que vanité et mensonge : mais le pouvoir et la vérité ne peuvent rien l’un sur l’autre. Hegel avait à Berlin le savoir et l’apparence d’un peu de pouvoir. Mais à Munich, Niethammer, comme le Chancelier du Fragment 87 de l’édition Lafuma des Pensées de Pascal était grave et revêtu d’ornements car son poste est faux… Non le Roi car lui a la force et n’a que faire de l’imagination. Les juges, les médecins, [les philosophes] etc. n’ont que l’imagination !
De la sagesse à l’amitié
9La réponse de Niethammer à cette lettre du 26 mars 1819 sera datée du 16 avril 1821, le temps d’un long travail de deuil. Envoyée de Bayreuth où il est en mission d’inspection dans le cadre de sa fonction de responsable de l’Education et des Cultes de la Bavière, il dit à Hegel que son compagnon de voyage est la … Philosophie du droit et de l’état d’Hegel publié en octobre 1820. En dépit de toutes les objections que je puis trouver , je me dis pourtant qu’il était temps de s’opposer à la platitude et à la sottise non seulement de nos petits politiciens de café mais aussi de nos spécialistes de sciences politiques… on devient vieux, il est vrai, lorsqu’on s’achemine vers la soixantaine, comme je le fais mais je ne m’en mets pas en peine et je fais toujours comme si il y avait un demi-siècle entre moi et la fin ». Et avec une sagesse toute stoïcienne, Niethammer ajoute qu’il a des motifs d’être plus satisfait de sa situation officielle qu’il ne l’avait pensé encore deux ans auparavant. Il termine par un « Ne nous laissez pas tomber dans l’oubli ». Hegel lui répondra longuement et chaleureusement le 9 juin 1821. « Si par hasard vous faisiez maintenant votre entrée chez nous dans les mêmes conditions que celles où vous avez commencé votre œuvre il a quatorze ans en Bavière, vous devriez commencer au même point […] lorsque je veux faire enrager un ami qui exerce à peu près les mêmes fonctions que vous, je dis que la Bavière était en retard de 300 ans sur la Prusse, mais que depuis les institutions d’instruction publique y ont pris sur nous une avance de 50, à 100 ans [ …] J’apprends que notre ministère a demandé il y a quelque temps qu’on lui envoie de Bavière vos règlements, décrets lithographiés ». Hegel lui donne ensuite de ses nouvelles. « Vous savez que je suis venu pour être dans un centre et non dans une province. Et dans un tel centre, considérant mon activité professionnelle, ainsi que les sentiments que l’on nourrit en haut lieu à mon égard, je trouve ma situation satisfaisante, et en outre rassurante »…
De la φρόνησιϛ aristotélicienne à la fidélité
10… Hegel rappelle ensuite que la fonction de professeur de philosophie est en elle-même une fonction exposée mais que lui est quelqu’un de prudent ! Il a probablement raison dans le contexte politique prussien du moment. Le répétiteur mis à la disposition d’Hegel quant à lui, a fait dix semaines de prison parce que « soupçonné d’opinions démagogiques ». Le Roi a signé un ordre de cabinet exigeant que le ministre veille à ce que dans l’université ne soient pas enseignées les philosophies pouvant amener à l’athéisme. Hegel rassure son ami et par là-même s’auto-rassure « J’ai fait un cours cet été sur la philosophie de la religion et je l’ai fait avec bonne conscience, Vous savez que d’une part, je suis un homme craintif, et que d’autre part, j’aime la tranquillité ; et il ne m’est pas particulièrement agréable de voir chaque année un orage poindre à l’horizon, quoique je puisse être convaincu que tout au plus quelques gouttes d’eau me toucheront ». Ainsi, Hegel tient à faire preuve de prudence dans l’esprit de la φρόνησιϛ aristotélicienne. Quelques années plus tard, il lui arrivera cependant de baisser la garde dans un de ses cours sur la philosophie de la religion en « ironisant » sur la conception catholique de l’Eucharistie. Le vicaire qui assistait à tous ses cours pour en contrôler le contenu sera profondément choqué par « ses remarques agressives » et portera aussitôt plainte après du ministre des Cultes. Mais en attendant « vous savez qu’être au centre a aussi un avantage : c’est qu’ici on a une connaissance plus exacte de ce qui semble se préparer et qu’ainsi on est plus assuré de son affaire et de sa situation ; et en fin de compte je n’ai encore rien à vous dire, puisque rien n’a encore commencé ! ». Hegel termine en espérant pouvoir au champagne « fêter ensemble votre soixantième anniversaire… Avec qui pourriez-vous mieux récapituler ce que vous avez fait pendant ces 60 ans ? Qui donc, sinon moi, pourrait en un tel jour vous exprimer une reconnaissance plus profonde pour ce que vous avez été pour lui au cours de son existence ? Avec ma vieille amitié et ma vieille fidélité. Votre fidèle, Hegel ».
Références
- 1. HEGEL. Correspondance. II. p.179-241. NRF. Gallimard
- 2. J.D’HONDT. Hegel. Calmann-Lévy. 1998 p243-264
- 3. HEGEL en toutes lettres n° 5. Hegel Vol 1-N°3- 2011.p 47-51