Hegel 2018/2 N° 2

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Article de revue

7. Gustave Flaubert en toutes lettres. Le voyage en Orient

Pages 156 à 160

Un voyage en Orient était à cette date une grande chose : là où Chateaubriand ira bientôt en cavalier et en gentilhomme, Byron en grand seigneur, Lamartine en émir et en prince…
Sainte-Beuve

1Sono partiti …

2« Nous partons pour la Haute-Égypte mercredi prochain. Le soir de notre départ, nous devons aller dîner chez Soliman-Pacha. Notre barque nous attendra à sa porte et, après le dîner, s’il y a du vent, nous partirons. Nous allons remonter le plus vite possible, ne nous arrêtant que lorsque le vent défaillera et c’est en revenant que nous nous arrêterons à loisir. Il vaut mieux aller d’abord au plus loin et profiter du temps. Pour revenir c’est toujours facile : on n’a qu’à se laisser aller au courant du fleuve, pour peu qu’il y ait du vent de Sud, on est poussé lestement ». Mais Flaubert, après avoir rassuré une fois de plus sa mère, lui rappelle qu’il a peu de chance de recevoir régulièrement ses lettres pendant les trois prochains mois et qu’il y en aura probablement de perdues entre le Caire et l’endroit où le Consul de France les lui aura transmises. Il lui rappelle pour la énième fois, d’une part que le voyage sur le bateau est sans danger et qu’ils ont « des lettres de recommandations » et d’autre part, que si elle n’y tient plus, après l’Egypte, après avoir vu la Syrie et la Palestine, il reviendrait immédiatement par Constantinople et Athènes pour être en France en septembre prochain et non comme prévu en février-mars de l’année suivante… [1, 2].

3Mais… « Je reviens à la cange. Elle est peinte en bleu, son rais [le capitaine] s’appelle Ibrahim [Abraham]. Il y a 9 hommes d’équipage. Pour logement, nous avons une première pièce où se trouvent deux petits divans en face l’un de l’autre. Ensuite, une grande chambre à deux lits. Puis une autre pièce de recoin contenant d’un côté de quoi mettre nos effets, et de l’autre des kiques [toilettes] à l’anglaise ; enfin, une troisième pièce où couchera Sassetti et qui est notre magasin. Quant au drogman, il couchera sur le pont. C’est un monsieur qui ne s’est pas encore déshabillé depuis que nous l’avons, constamment vêtu de toile. Il trouve toujours qu’il « fa trop chaud ». Il donne ensuite des nouvelles de leur équipage. Maxime souffre de l’épaule et du dos. Il a glissé en descendant un escalier du bain turc. Il tenait à la main une pipe, celle de Flaubert, qui s’est brisée! Flaubert lui tousse, crache et se mouche sans arrêt depuis qu’ils ont regardé pendant cinq heures dans le froid et debout sur un mur la cérémonie du Dauseh, la Fête du Piétinement, en souvenir d’un saint musulman entré jadis dans le Caire en chevauchant à cheval un tapis de vases de verre sans les briser. Pour le sheik [le prêtre], les vases sont actuellement remplacés par des hommes rangés tête bêche, alignés comme des harengs et tassés sans le moindre interstice. « Son cheval a passé au petit pas sur le corps de plus de 200 hommes couchés à plat sur le ventre dans une musique sauvage à rendre fou. Quant à ceux qui en sont morts, c’est impossible à savoir car la foule s’engouffre dans les pas du cheval ». De plus, la tradition dit que si « les hommes en crèvent, c’est à cause de leur péchés ». La veille, Flaubert et ses compagnons étaient allés dans un couvent de derviches où ils les virent tourner et « tomber en convulsions à force d’avoir crié Allah ». « Ce sont de gentils spectacles tout plein, et qui auraient bougrement fait rire M. de Voltaire. Quelles réflexions n’aurait-il pas faites sur le pauvre esprit humain ! sur le fanatisme ! sur la superstition ! Moi, ça ne m’a pas fait rire du tout. Cela est trop occupant pour être effrayant. Ce qu’il y a de plus terrible, c’est leur musique ». Écrits qui feront dire, un siècle plus tard à l’écrivain palestino-égypto-américain Edward Saïd, francophone et passionné de littérature française, que les écrits de Flaubert sur l’Orient, « ne devaient pas être lus comme des textes neutres mais comme des exemples de mécanismes de pouvoir » [3].

4Flaubert conseille un peu plus tard à sa mère, un peu perdue dans le voyage de son fils, de prendre une carte de l’Egypte et de suivre avec le bout de ses ciseaux le Nil en remontant jusqu’à Ipsamboul, Assouan si elle préfère! Il lui conseillera aussi si elle « s’ennuie beaucoup, de lire un livre anglais sur l’Egypte assez estimé quoique garni de quelques bévues mais on en dit beaucoup de bien généralement : An account on modern Egyptian customs by Doctor lane, 2 petits volumes in-12 ; cela doit se trouver à Paris à la librairie Baudry. Cela te distraira peut-être ». Mais là et alors, les choses se compliquent car en 8 jours, ils n’ont fait que 25 lieues faute de vent ou d’un vent contraire. « On a été obligé presque tout le temps de haler sur la corde. Quand le vent manque, les hommes ôtent leur chemise, se jettent à l’eau et vont sur la rive tirer la corde. Ce matin, notre raïs en a flanqué un dans le fleuve d’un grand coup de pied dans le derrière, trouvant qu’il n’allait pas assez vite à une manœuvre. Quand on ne hale pas, on pousse du fond avec de grandes gaffes. De cette manière-là, on fait en travaillant bien de 2 à 5 lieues par jour. Lorsqu’on a comme nous 260 lieux à faire, tu conçois que ça peut prendre un peu de temps. Il est vrai que par bon vent on peut faire une vingtaine de lieues dans sa journée ». Mais « pour revenir, le courant vous pousse », ajoute-t-il avec un optimisme de circonstance !

5En attendant, le soleil commence à « casse-briller »; le Nil est tout plat comme un fleuve d’huile. « À notre gauche, nous avons toute la chaîne arabique qui, le soir, est violet et azur. À droite des plaines, puis le désert. Les rives du Nil ressemblent aux bords de la mer ; on a plutôt l’air d’être sur les grèves de l’océan ; par moments, il y a des plages aussi étendues à peu de choses près que celles du Mont Saint Michel. Il fait un silence absolu, nous n’entendons rien que l’eau couler. Quelquefois, au loin, une bande de chameaux qui passent sur le bord de l’eau, des oiseaux qui viennent boire. De place en place, un bouquet de palmiers qui renferme un village dont les maisons sont construites en roseaux et de terre ».

6En bref, « nous paressons, nous flânons, nous rêvassons. Le matin, je fais du grec en lisant Homère, le soir, j’écris. Dans le jour, bien souvent, nous allons chasser, fusil sur le dos. Je deviens habile. Tu vas me traiter d’infâme blagueur si je te disais que samedi dernier nous avons tué 54 pièces de gibier : tourterelles et pigeons perchés sur les palmiers. On n’a qu’à tirer. Nous vivons de notre chasse. Joseph se livre à son goût effréné pour la cuisine et nous fait des frigoutins [fritures] tant qu’il peut mais il commence à trouver que nous avons assez de pigeons et de tourterelles. C’est vrai, nous ne vivons que de cela ». Heureusement, Maxime Du Camp tuera deux grues énormes mesurant près de 5 pieds de haut et de loin semblaient presque des autruches en attendant de tuer des crocodiles mais ceux-ci ont le fâcheux réflexe de plonger sous l’eau au moindre bruit ! Quant à nous, nous ne buvons que de l’eau et de l’excellente limonade… et nous nous nourrissons de dattes, d’oranges, de figues… J’engraisse d’une manière ignoble», ajoute Flaubert, « Sassetti devient comme un ballon. Maxime seul reste maigre ». Flaubert n’oublie pas de rappeler aussi que les matelas sont épais et qu’ils y dorment pas moins de quinze heures par jour !

7Après Bénisouëf le 14 février 1850 et leur excursion vers le lac Moeris et Medinet-el-Fayoun où ils seront hébergés par un chrétien de Damas et un prêtre catholique « au mieux avec l’épouse du premier », Flaubert lui relate leurs soirées avec « force consommation de petits verres d’alcool et l’échauffement enthousiaste, au sujet de Napoléon, de leur hôte qui était un peu paf ». Mais dans les vapeurs de ce paradis artificiel, Flaubert aperçoit une gravure suspendue au mur de son divan. Une vue de Quillebeufsur-Seine et de Graville-Sainte-Honorine ! Leur hôte ignorait totalement la signification de ces paysages normands qui lui avait été offerts par Bernardin Drovetti, l’ancien consul de France à Alexandrie dont Chateaubriand parle dans son récit L’itinéraire de Paris à Jérusalem. Flaubert arrive le 23 février entre Menieh et Siout ; il rassure sa mère en lui rappelant qu’ils mènent une vie de prince sur leur cange. Elle aurait pu voyager avec eux car on est « dans sa maison et sans se déranger l’on voyage. Tout à l’heure après le dîner, nous nous sommes amarrés faute de vent, nous nous sommes promenés sous un bois de palmiers à côté d’un grand champ de canne à sucre : la lune casse-luisait, les chiens aboyaient et le Nil s’étendait à notre gauche comme une immense plaque d’argent, tandis que la chaîne arabique s’étendait comme une longue falaise blanche ». Flaubert était très attentif à préciser les couleurs en phase avec les heures de la journée.

8Mais ce 23 février, il répond très sérieusement à sa mère sur un sujet sérieux : son avenir. Car « elle aimerait qu’il est une place qui ne l’occuperait pas beaucoup et ne l’empêcherait pas de faire autre chose ». Et là fuse la réponse de son fils. « Une petite place, dis-tu, mais d’abord, premièrement laquelle ? Je te défie de m’en trouver une, de spécifier en quoi, de quelle nature elle serait […] Quand on fait une chose, il la faut faire en entier et la faire bien. Ces existences bâtardes où l’on vend du suif toute la journée et où l’on fait des vers le soir après dîner sont faites pour les intelligences banales également bonnes à la selle et au cabriolet, pire espèce qui ne sait pas sauter un fossé ni tirer une charrue. Enfin, il me semble que l’on prend une place pour l’argent, pour l’honneur, pour fuir l’oisiveté ; or tu m’accorderas, pauvre vieille, que je m’occupe assez pour ne pas avoir besoin de chercher quoi faire. Deuxièmement, si c’est pour l’honneur, ma vanité est telle que je ne me sens honoré par rien : une position si haute qu’elle soit, et ce n’est pas là ce que tu demandes, ne me donnera jamais la satisfaction que m’accorde ma propre estime quand j’ai troussé congrûment quelque chose à ma guise. Et enfin, si c’est pour l’argent, les places ou la place que je pourrais avoir, serait trop minime pour apporter un changement notable à mon revenu. Pèse toutes ces raisons, ne te heurte pas à une idée creuse ».

9Le 3 mars « notre équipage entre le Mont Fatchout et Keneh mène une vie de fainéantise et de rêvasserie, en fumant des chibouks et des narguilés et en buvant de la limonade » tout en regardant les rives du Nil. « Ce sont plutôt des rivages ; ça ressemble à la mer, on croit faire une longue navigation et toujours longer les côtes d’un continent. Dans des moments, on se croit dans un lac immense dont on ne voit pas les limites. La chaîne arabique ne nous quitte pas sur la gauche. C’est tantôt une falaise coupée à pic, d’autres fois, elle est mamelonnée en monticules que de grandes lignes de sable parallèles rayent en gris comme le dos d’une hyène ». De temps à autres, ils croisent une cange descendant vers le Caire. « Le plus souvent, c’est un Anglais qui voyage. Les drogmans des deux bateaux s’appellent. On se met sur le pont et on se regarde passer sans rien dire. Quand le bateau que l’on croise porte pavillon tricolore, on se salue de quatre coups de fusil, on se crie des nouvelles politiques et quelquefois on se met en panne pour se faire une visite. Il ya quelques jours, nous sommes ainsi montés à bord d’une cange où voyageait un certain M. Robert du Dauphiné, en compagnie d’un Polonais. Quand il [a su mon nom], il s’est mis à me dire : ah Monsieur, vous portez le nom d’un homme que j’ai bien connu ». L’oreille de Flaubert se dresse alors et la suite est pour sa mère ! « J’ai connu un célèbre médecin qui s’appelait comme vous. Lui ayant dit que c’était mon père, il m’a fait beaucoup de politesses et de compliments. Ce Polonais a habité Neufchâtel et m’a demandé des nouvelles de plusieurs familles de Rouen […] C’est un homme de taille moyenne, brun, avec de très beaux yeux noirs ». La rencontre inattendue de ce médecin « m’a fait un singulier plaisir, que tu comprendras mieux que je ne pourrais te l’écrire ».

10Le 7 mars, Flaubert est passé devant Thèbes et ce qu’il a vu de mieux, ce sont les environs de cette ville, l’actuelle Louxor. « Au coucher du soleil, les montagnes étaient indigo, les palmiers noirs comme de l’encre, le ciel rouge et le Nil semblait un lac d’acier en fusion. La chaleur commence. J’ai vu à Keneh [à 60 kms au Nord de Thèbes], des femmes noires en robes bleu ciel surchargées d’ornements en or, colliers bracelets, amulettes… Elles se tenaient assises devant la porte de leurs maisons faites en boue du Nil. Le toit est composé avec des cannes à sucre et vous vient à la hauteur de l’épaule ». Ensuite, l’Egypte perd son allure agricole et pacifique, les montagnes deviennent plus hautes et les arbres plus grands. Dans les environs de Denderah, « les montagnes étaient lie de vin, le Nil bleu, le ciel outre-mer, et les verdures d’un vert livide ; tout était immobile ; ça avait l’air d’un paysage peint, d’un immense décor de théâtre fait exprès pour nous ». Nombreux sont les crocodiles, « ils se tiennent à l’angle des îlots ; comme des troncs d’arbres échoués. Quand on, approche, ils se laissent couler dans l’eau comme de grosses limaces grises. Il y a aussi beaucoup de cigognes et de grandes grues qui se tiennent au bord du fleuve par longues files alignées comme des régiments. Elles s’envolent en battant des ailes quand elles aperçoivent la cange. « En Nubie, le Nil se resserre entre les rochers ». Lui qui était si large est maintenant resserré par place, entre des Montagnes de pierre. Il a l’air de ne pas remuer et se tient tout plat, scintillant au soleil ».

Assouan. L’Ile Éléphantine

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Assouan. L’Ile Éléphantine

11Le 12 Mars… « Nous voilà à Assouan [après avoir] passé les cataractes » annonce-t-il à sa mère ou « pour mieux dire ; les cataractes de la première cataracte, car c’est tout un pays ». La navigation y est dangereuse car « un coup de gouvernail à faux casserait le bateau net sur les rochers. Nous avions 150 hommes pour haler sur notre bateau. Tout cela tire sur un long câble et gueule d’abord, en poussant de grands cris ». « Nous sommes à Wadi-Halfa qui n’est pas sur ta carte et nous allons sortir d’Egypte pour entrer en Nubie ». « Le paysage est d’une férocité nègre : des rochers tout le long du Nil qui maintenant devient resserré, des palmiers de 50 pieds de haut, au moins, et des montagnes de sable qui , au soleil, semblent être de poudre d’or. Nous nous sommes promenés dans l’île Éléphantine ». Des enfants tout nus nous suivaient sous les palmiers. Au seuil des huttes, des femmes couleur de café brûlé, n’ayant qu’un petit caleçon en cuir pour tout vêtement, nous regardaient passer, ouvrant tout ébahis leurs grands yeux de faïence. […] Les gens du pays traversent le fleuve en commençant par s’ôter la chemise que l’on roule en turban sur la tête puis montent à califourchon sur deux bottes de roseaux liées ensemble et terminées en pointe à chaque bout, puis , avec une rame, poussent l’eau alternativement à droite et à gauche. Au milieu de l’eau, on voit ces tritons noirs qui s’en vont tranquillement, les jambes accroupies devant eux, sur leur singulière nacelle ». Le pittoresque passe aussi par la proposition d’une cigogne qu’ils vont relâcher et l’achat pour 4 piastres d’une gazelle fraîchement tuée dont ils vont se nourrir les jours suivants. Il reste les crocodiles, « les gredins ont la vie dure » car on croit qu’ils dorment mais en réalité ils sont toujours éveillés. La soirée se terminera par un spectacle de « danses les plus merveilleuses qu’il soit possible de voir ».

12Le lendemain, la lettre que Flaubert adressera à son ami Louis Bouilhet sera plus explicite ! « Dans 6 ou 7 heures nous allons passer sous le tropique de ce vieux mâtin de Cancer. Il fait dans ce moment 30 degrés de chaleur à l’ombre ; nous sommes nu-pieds, en chemise ; je t’écris sur mon divan au bruit des tarabouks de nos matelots qui chantent en frappant dans leurs mains. Le soleil tape d’aplomb sur la tente de notre pont. Le Nil est plat comme un fleuve d’acier. Il y a de grands palmiers sur les rives. Le ciel est tout bleu. « Il lui reproche de ne pas lui avoir écrit depuis leur départ et surtout de ne pas encore rendu visite à sa mère. Il enchaîne sur un vers de Melaenis, l’œuvre inachevée de Louis Bouilhet : Que le Nil vagabond roule sur ses rivages. Il ajoute qu’il n’y a pas « de désignation plus juste, plus précise ni plus large à la fois. C’est un fleuve cocasse et magnifique ; qui ressemble plutôt à un océan qu’à une autre chose. Des grèves de sable s’étendent à perte de vue sur ses bords, sillonnées par le vent comme les plages de la mer ».

13Pour sa mère, Flaubert lit L’Odyssée dans le grec, pour son ami Bouilhet aussi, mais en apportant quelques variantes dans le déroulement de cette croisière sur le Nil. Le récit de la soirée à Médinetel-fayoun chez le chrétien de Damas est un peu différent : « Il ya avait chez lui, logeant comme un commensal habituel, un prêtre catholique qui m’a tout l’air de piner la dame du lieu. Les prêtres se nourrissent mieux que nous et celui-là buvait mieux. Sous prétexte que les musulmans ne prennent pas de vin, ces braves chrétiens se gorgent d’eau-de-vie. La quantité des petits verres que l’on siffle par confraternité religieuse est incroyable ». Flaubert écrivant librement à son ami lui décrit ses rapports amoureux acrobatiques. « De retour à Benisouëf, nous avons tiré un coup dans une hutte si basse qu’il fallait ramper pour y entrer. On ne pouvait s’y tenir que courbé ou à genoux. On baisait sur une natte si basse, entre quatre murs de limon du Nil sous un toit de bottes de roseaux, à la lumière d’une lampe posée dans l’épaisseur de la muraille ».

14Il suggère à son ami de s’imaginer à Keneh, « le nez au vent respirant l’odeur de santal, cinq ou six rues courbes avec des maisons hautes de quatre pieds environ, bâties de limon desséché ». Sur les portes, les femmes debout en robes bleu ciel, d’autres en jaune, en blanc, en rouge, flottant au vent chaud dans les senteurs d’épices avec leurs gorges découvertes de longs colliers de piastres d’or ». « Elles vous appellent avec des voix traînantes en voulant vous entraîner dans leurs maisons »… « Mets du soleil par là-dessus. Eh bien, je n’ai pas baisé (le jeune Du Camp ne fit pas ainsi). Exprès, par parti pris, afin de garder la mélancolie de ce tableau et faire qu’il restât plus profondément en moi. Aussi, je suis parti avec un grand éblouissement, et que j’ai gardé. Il n’y rien de plus beau que ces femmes vous appelant. Si j’eusse baisé, une autre image serait venue par-dessus celle-là et en aurait atténué la splendeur ».

15Au terme de cette envolée, aussi lyrique qu’esthétique, Flaubert enchaîne sur le réel. « Je n’ai pas toujours mené avec moi un artistisme si stoïque ». Suit alors le récit de sa rencontre, à Esneh sur la rive ouest du Nil à 55 kms de Louxor, avec Kuchuk-Hanem, récit qui fera hurler de colère Louise Colet quelques mois plus tard. Esneh était une bourgade comme les autres mais avec un gros plus, le renom de ses prostituées bannies du Caire, devenues une véritable attraction touristique ! « Kuchuk-Hanem ou « Petite Princesse » en était la reine. « Quand nous arrivâmes chez elle, elle nous attendait, sa confidente était venue le matin à la cange, escortée d’un mouton familier, tout tacheté de henné jaune, avec une muselière de velours noir sur le nez et qui la suivait comme un chien. C’était très farce. Elle sortait du bain. Un grand tarbouch, dont le gland éparpillé lui retombait sur ses larges épaules et qui avait sur son sommet une plaque d’or avec une pierre verte, couvrait le haut de sa tête, dont les cheveux sur le front étaient tressés en tresses minces allant se rattacher à la nuque. C’était une « une grande et splendide créature, plus blanche qu’une arabe […] ses yeux sont noirs et démesurées, ses sourcils noirs, ses narines fendues, seins abondants. Le bas du corps caché par ses immenses pantalons roses, le torse tout nu couvert d’une gaze violette, elle se tenait debout en haut de son escalier, ayant le soleil derrière elle et apparaissant ainsi en plein dans le fond bleu du ciel qui l’entourait […]. Elle a commencé par nous parfumer les mains avec de l’eau de rose. Sa gorge sentait une odeur de térébenthine sucrée. Un triple collier d’or était dessus ». « Le soir, nous sommes revenus chez Kuchuk-Hanem. La feste a duré de 6 heures jusqu’à dix heures et demie, entremêlée de coups pendant les entractes. Flaubert annonce avec modestie avoir « tiré cinq coups et gamahuché trois fois ». Mais la feste fut aussi consacrée à la musique. « Deux joueurs de rebeks assis par terre ne discontinuaient pas de faire crier leur instrument. Sa danse ne manquait pas d’une certaine brutalité, elle serrait sa gorge dans sa veste de manière que ses deux seins découverts se sont rapprochés et serrés l’un près de l’autre ». Quand Kuchuk a commencé à exécuter la « Danse de l’abeille », on « leur a descendu sur les yeux des musiciens un pli de leur turban afin qu’ils ne vissent rien de sa nudité complète » [4]. Cette pudeur nous a fait un effet effrayant… « Quand il a fallu partir… je ne suis pas parti. Maxime, trouvant la danse « peu savante », est resté tout seul sur un divan, et moi, « je suis descendu au rez-de-chaussée dans la chambre de Kuchuk. Nous nous sommes couchés sur son lit fait de cannes de palmier. Une mèche brûlait dans une lampe de forme antique suspendue à la muraille. Dans une pièce voisine, les gardes causaient à voix basse avec la servante […] et son petit chien dormait sur ma veste de soie »… « Je l’ai sucée et baisée avec rage. Son corps était en sueur, elle était fatiguée d’avoir dansé, elle avait froid, je l’ai couverte de ma pelisse de fourrure, et elle s’est endormie, les doigts passés dans les miens. Pour moi, je n’ai guère fermé l’œil. J’ai passé la nuit dans des intensités rêveuses infinies […]. À 3 heures du matin, nous nous sommes réveillés et en « se disant beaucoup de choses tendres, nous nous serrâmes vers la fin d’une façon triste et amoureuse ».

16Le matin à 7 heures, Flaubert est parti chasser seul (avec un matelot) « dans un champs de coton, sous des palmiers-gazis. La campagne était belle. Des Arabes, des ânes, des buffles allaient aux champs. Le vent soufflait dans les branches minces des gazis. Cela sifflait comme dans les joncs. Les montagnes étaient roses, le soleil montait. Mon matelot allait devant moi, se courbant pour passer sous les buissons et me désignant d’un geste muet les tourterelles qu’il voyait sur les branches. Je n’en ai tué qu’une : je n’en voyais pas. Je marchais poussant mes pieds devant moi, et songeant à des matinées analogues chez le marquis de Pomereu au Héron, après un bal. Je ne m’étais pas couché et le matin, j’avais été me promener en barque sur l’étang, tout seul, dans mon habit de collège. Les cygnes me regardaient passer et les feuilles des arbustes retombaient dans l’eau. C’était peu de jours avant la rentrée ; j’avais 15 ans ».

17Écrire était la réponse aux questions que se posait Flaubert sur son avenir au début d’une récente lettre adressée à Louis Bouilhet…

Assouan

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  • Quelques références

    • 1. Flaubert G. Correspondance Tome I. Bibliothèque de la Pléiade, p 580-598.
    • 2. Flaubert G. Correspondance. Le voyage d’Orient. Folio N°3126, p 107-138.
    • 3. Edde D. Edward Said. Le roman de sa pensée. Ed.La Fabrique 2017.
    • 4. Lottman H. Vers l’Orient avec Du Camp. Fayard, p 134-144.

Date de mise en ligne : 27/08/2020

https://doi.org/10.3917/heg.082.0156

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