L’ange de la Cathédrale de Reims. ©jeanmarieandre.com
L’ange de la Cathédrale de Reims. ©jeanmarieandre.com
1Dans le Musée de Reims de Daniele Del Giudice, La Collection Invisible de Stefan Zweig, La Bibliothèque Perdue, Autobiographie d’une culture de Walter Mehring, trois livres qui vont nous parler « du voir sans pouvoir voir » en écoutant, en touchant, en pensant, bien différent du « voir sans vouloir voir » de Clément Rosset…
Voir sans vouloir voir
2Dans Le réel et son double, Clément Rosset prend, pour exemple du « voir sans vouloir voir », un passage d’Un amour de Swann de Proust, quand Swann se dispose à expédier sa « mensualité à Odette qu’on lui avait présentée comme une femme entretenue, qualité qu’il avait oubliée dès lors qu’il en était devenu amoureux. » Swann se demande soudain si ce qu’il est en train de faire n’est pas ce qu’on appelle entretenir une femme et qu’ainsi, Odette est donc une femme entretenue. Perception fugace du réel, que l’amour de Swann pour Odette a tôt fait de biffer : « Il ne put approfondir cette idée, car un accès d’une paresse d’esprit qui était chez lui […] intermittente et providentielle, vint à ce moment éteindre toute lumière dans son intelligence. » « Sa pensée tâtonna un instant dans l’obscurité, il retira ses lunettes, en essuya les verres, se passa les mains sur les yeux et ne revit la lumière que quand il se retrouva en présence d’une idée toute différente, à savoir qu’il faudrait tâcher d’envoyer le mois prochain six ou sept mille francs à Odette au lieu de cinq, à cause de la surprise et de la joie que cela lui causerait ». Clément Rosset ajoute que cette paresse qui consiste à séparer en deux ce qui n’est qu’un, la « femme aimée et la femme payée, l’une pénible mais l’autre toute différente », n’est propre ni à Swann ni à la passion amoureuse. Elle intéresse aussi l’ensemble du genre humain [1].
Mais qu’est-ce-que voir ?
3« Une chose n’est pas vue parce qu’elle est visible. Elle est visible parce qu’elle est vue ». Mais que penser de ce propos de la photographe américaine Diane Airbus en contradiction avec le récit de Daniele Giudice ? Depuis la Grèce du IVe siècle avant JC, à côté du toucher, de l’odorat, du goût et de l’ouïe, la vue fut considérée comme un des sens les plus sophistiqués de l’être humain. Au point que pour les Grecs, quand l’œil ne voit plus, il est relayé par « l’œil de l’âme » ce qui pourrait déjà être une réponse à Diane Airbus ! Pour les Grecs la vue était ainsi la voie royale des sens. Voir avec deux yeux ouverts sur le monde avec leur lac intérieur impénétrable en n’oubliant pas qu’aucun œil ne délivre son secret pour qui le contemple, voire le dissèque et l’examine au microscope ! De plus, nous ne voyons que ce que nous voyons, pas ce que l’autre voit. Le videre latin nous apprend que voir, c’est « voir devant nous ». Nous voyons des pommes dans un panier mais Cézanne, en les peignant, ne vit pas les mêmes pommes que nous car il les vit comme des êtres vivants et aussi parce que nous voyons la vie à partir de notre propre vie et donc aussi à partir de notre propre mort. Tant que nous ne voyons pas ces fruits ou ces arbres comme étant vivants, tant que nous n’éprouvons pas ce que nous voyons, nous ne voyons pas vraiment.
Et qu’est-ce que regarder ?
4Regarder, c’est diriger son regard dans une direction précise, c’est « porter attention à », « porter regard sur ». Nous voyons devant nous mais nous regardons avec attention. Si voir, c’est recevoir une image, regarder, c’est scruter, c’est voir les choses en oubliant le nom qui leur est donné pour mieux les voir. En bref, regarder, c’est choisir. Après et seulement après, viendra la parole et les mots qui en garderont la mémoire. Le « voyant », terme utilisé par François Fédier [2] prend alors tout son sens. Voir une pomme, voir un arbre, voir « les choses qu’on voit », c’est « d’abord être sous le coup de l’apparition d’une chose, telle que, hic et nunc, elle paraît ce qu’elle est en vérité ».
5Platon se posait aussi dans le Théétète une autre question : « Regarde-t-on par les yeux ou au moyen des yeux ? » Soit, nous regardons « par les yeux » et nos yeux sont des agents autonomes qui observent et cherchent à déterminer par la vue des objets et à les décrire. Notre regard, en même temps qu’il est attentif « se aussi fait évasif », en attention flottante. Á cet instant, nous n’observons plus un objet, nous le contemplons, comme envahis par lui. »
6C’est ainsi que Degas, devenu aveugle, se « mit à voir » et à peindre autrement. La cataracte de Monet l’amena à l’abstraction. Aux bords de l’immatérialité et de l’intemporalité, tout va au-delà de l’artiste vers quelque chose de plus vaste que lui et qui le dépasse. Quelque chose, qu’on l’appelle l’âme, qu’on l’appelle le sacré ou qu’on « l’appelle comme on veut » pour paraphraser Platon dans le Théétète.
Voir sans voir…en écoutant : Dans le Musée de Reims de Daniele Del Giudice
7Né en 1949, Daniele Del Giudice, ingénieur de formation comme le fut Primo Levi, s’est tourné vers la littérature et son premier roman Le stade de Wimbledon, préfacé par Italo Calvino, fut en 1983 un succès. Il n’y est fait aucune référence au tennis mais à la recherche d’un écrivain qui a refusé de faire publier ses manuscrits et dont la compagne habite Wimbledon. Dans le musée de Reims, fut publié en 1988 [3]. Mathieu Amalric en fit un film en 2001.
8« Quand j’ai su que je deviendrais aveugle, j’ai commencé à aimer la peinture. Sans doute aimer n’est-il pas le mot exact, car, dans ma condition, il est difficile d’éprouver un sentiment envers quelque chose d’extérieur, et puis ma condition ne me permettant déjà plus de bien voir, je ne peux pas dire avec certitude ce que j’aime ». Ainsi parle Barnaba, le héros italien du récit de Daniele Del Giudice Dans le musée de Reims. Ancien officier de marine, il perd et la vision des couleurs et la vue. « Il me manquera [en mer] certains bleus et certains rouges à perte de vue, et le sentiment d’espace et de sécurité et de quiétude que donne la perte de vue. Comment vais-je faire sans les couleurs ? Dans cette obscurité, la nuit, parfois je me concentre et surgit alors de je ne sais où, un orange chaud, ou un bleu, des couleurs pures sans aucune forme, comme si elles étaient vendues en plaques de couleur pure, qui sait si, quand je serai complètement aveugle, je garderai cette capacité de m’inventer les couleurs que je ne vois pas, certains turquoises brillants, certains jaunes aveuglants, certains bruns pleins de résonances basses, profondes, certains verts si délicats […] ». Alors, s’élève la voix d’Anne, la jeune femme qui a compris qu’il était aveugle, en le voyant puis en l’accompagnant et en lui décrivant chaque tableau : « Il y a des gens qui se tiennent tout entier aux bords de leurs yeux. Ils surgissent de là. Cela ne dépend pas de leurs qualités intérieures, peut-être d’autres, plus riches intérieurement, ont un regard qui n’arrive pas à la pupille, il s’arrête avant, on ne sait où, que sais-je au diaphragme, à la poitrine, ou quelque part dans leur tête. Je ne sais pas comment vous voyez, mais votre regard se voit tellement. Vous êtes totalement là, au bord de vos yeux ». Le lendemain ils allèrent voir le tableau qu’il voulait voir à tout prix dans ce musée, le Marat assassiné par Charlotte Corday de David… Anne lui décrivit d’où venait la lumière, ce qui était écrit sur la lettre de Charlotte Corday, les différentes couleurs et formes et même celles du poignard de ce Marat assassiné dont il connaissait tout de sa vie de médecin à Londres où il avait soigné, mal voyants et aveugles par électrothérapie !
Voir sans voir en touchant … La Collection Invisible de Stefan Zweig [4]
9Né le 28 novembre 1881 à Vienne dans un « cocon de soie » Stefan Zweig fut trop jeune pour la Vienne fin de siècle et trop vieux pour la nouvelle ère qui allait se briser dans l’effondrement de l’Empire, les fracas de la guerre et la plongée dans le néant du nazisme. Dans « le parfum entêtant et la profondeur de la frivolité de Vienne qui regarderait la fin du monde comme un spectacle », sa famille juive se tint à l’écart de la religion. Un père à la tête d’une prospère fabrique de tissus. Une mère, fille de banquiers dont l’un fut celui du Vatican. Dans la famille Zweig on parle l’allemand, l’italien, l’anglais et le français, on aime la peinture, la littérature et la musique que l’on pratique. Son frère aîné se dirigera vers l’entreprise paternelle et lui vers la poésie et la littérature dès l’âge de 14 ans. A vingt ans, ce succès précoce l’incite à quitter Vienne pour Berlin, puis pour Paris, Londres, l’Espagne, l’Inde, l’Amérique du Nord, les Antilles et Cuba. Au cours de ces voyages, il traduit Verlaine, Baudelaire, Yeats et Verhaeren. Il publie des Nouvelles. En 1906 et 1907, deux de ses pièces de théâtre sont montées à Berlin et au Burg Theater de Vienne, le graal pour un écrivain de 26 ans qui désormais portera le dossard de l’intellectuel cosmopolite, citoyen de l’Europe et du Monde et… juif à partir de 1933 ! Mais auparavant a surgi 1914. Il s’engage dans l’armée et entre au service des archives, chargé de la propagande austro-hongroise. Ensuite, ce fut la marée noire du nazisme. Auteur prolifique de Nouvelles, de Biographies, de livrets d’opéras, il figure sur la liste des écrivains dont les livres sont brûlés dans l’autodafé de 1933 visant les livres « indignes et étrangers à l’esprit allemand. » Il quitte Salzbourg pour Londres, devient citoyen britannique, divorce et continue à voyager et à publier ses biographies dont celle de Montaigne, bien en phase avec l’époque et ses Mémoires, Le Monde d’Hier. Il finit par poser ses valises au Brésil à Petrópolis où il est triomphalement accueilli. Mais il est accablé par la situation internationale. « Contre ma volonté, j’ai été le témoin de la plus effroyable défaite de la raison et du plus sauvage triomphe de la brutalité qu’atteste la chronique des temps » Déprimé, désespéré par la tragédie européenne, il apprend la chute de Singapour symbolisant l’internationalisation de la guerre. Il se suicide accompagné de Lotte sa seconde épouse le 22 février 1942 [5]. Sur son bureau soigneusement rangé… une lettre : « Je salue tous mes amis ! Puissent-ils voir encore les lueurs de l’aube après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient ; je les précède. » Vinrent des funérailles nationales suivies par plus de 4 000 personnes dans une ville en deuil. Il fut enterré avec Lotte auprès de la tombe de Pedro II, l’empereur du Brésil et sa maison locale devint un musée national.
10Pendant les années noires qui ont suivi la première guerre mondiale en Allemagne, le narrateur de La collection invisible rencontre dans un train près de Dresde un vieil antiquaire des plus connus de Berlin à qui il avait acheté jadis des livres et autographes. Mais cet antiquaire tient à lui raconter ce qu’il vient de vivre pour la première fois dans sa carrière de 37 ans.
11« Vous savez sans doute vous-même comment se vendent aujourd’hui les objets d’art, depuis que la valeur de l’argent s’est littéralement évaporée. Les nouveaux riches se sont découvert tout à coup un faible pour les madones gothiques, les incunables, les vieilles estampes et les tableaux. Ils nous en demandent plus que nous pouvons leur en procurer […] Mais ils ont fini par nous habituer à considérer un magnifique incunable vénitien pour l’équivalent de tant et tant de dollars et un dessin de Guercino comme la somme de quelques billets de banque ».
12Notre antiquaire dévalisé finit par retrouver, dans ses archives des listes « devenues des sortes de cimetières surtout en ces temps actuels », le nom d’un ancien client, connaisseur au goût raffiné, qui avait fait jadis de nombreux achats de dessins, d’estampes et de nombreux bois-gravés allemands. Achetées des sommes modestes, ces eaux fortes de Rembrandt, ces gravures de Dürer et de Mantegna valaient maintenant une fortune. Notre antiquaire finit par le retrouver en Saxe. Il fut accueilli par un tonitruant « Ah ! Monsieur R… de Berlin, le célèbre antiquaire… Qu’il entre, qu’il entre donc ! Ça me fait plaisir ! » Et notre antiquaire de continuer « Au milieu de la pièce, un vieillard robuste, la moustache embroussaillée, sanglé dans sa robe de chambre comme un soldat dans son uniforme, se tenait debout et me tendait cordialement les mains. Ce geste spontané de franche et cordiale bienvenue contrastait étrangement avec son attitude raide et immobile. Il n’avança pas à ma rencontre. Un peu surpris, je m’approchai pour lui prendre la main. Pourtant quand je voulus les saisir, je remarquai que ces mains immobiles à l’horizontale ne cherchaient pas la mienne, mais l’attendaient. Instantanément je devinai tout : cet homme était aveugle […] avec des yeux éteints qui fixaient le vide sous leurs sourcils blancs et touffus. » Puis notre collectionneur continua sur le même ton. « Quelle visite inattendue… comment croire qu’un de ces grands messieurs de Berlin s’aventure dans notre trou […] Quand un de ces messieurs les marchands, part en tournée chez nous, on dit toujours fermez vos portes et gare à vos poches » […] Je devine bien pourquoi vous venez me voir ; les affaires vont mal dans notre Allemagne déchue, plus d’acheteurs ! Alors ces messieurs se rappellent de leurs anciens clients et les recherchent comme des brebis perdues. Mais chez moi, je crains que vous n’ayez aucune chance. Nous autres pauvres retraités nous ne pouvons plus rien acheter à cause des prix fous de maintenant… les gens comme nous sont définitivement hors circuit. » A cette attaque frontale, la réponse de notre antiquaire fut subtile. Il était de passage non pour lui vendre mais pour « rendre un hommage à lui, un de ses plus vieux clients et aussi à lui, un des plus grands collectionneurs de l’Allemagne. » La réponse de celui-ci fut laconique : « Louise passe-moi la clef de l’armoire ! » Mais Louise très inquiète, s’informa de l’heure du repas de notre antiquaire à son hôtel et rappela à son époux qu’il devait faire une sieste d’une heure après le diner sur ordre de son médecin.
13Notre antiquaire, un peu surpris, vit arriver à son hôtel la fille de notre collectionneur. Et en quelques phrases tout était dit. Presque aveugle depuis la première guerre mondiale, son père l’est devenu totalement et rapidement. Il ne peut plus lire les journaux, on les lui lit mais pas totalement. Il ignore ainsi que l’Allemagne a perdu la guerre et que l’Alsace et la Lorraine ne sont plus allemandes. Il est toujours intéressé par les ventes aux enchères et « plus les prix montent et plus il est heureux ». Car « il ne lui reste plus qu’une joie, sa collection. Jour après jour il la regarde… à vrai dire, il ne la voit pas, puisqu’il ne voit plus rien. Néanmoins chaque après-midi, il sort tous les porte-feuilles de l’armoire, pour au moins palper ses estampes l’une après l’autre, dans l’ordre même où il les a classées et qu’il sait par cœur depuis des années. » Mais il ignore qu’avec sa pension « nous ne pourrions vivre plus de deux jours par mois. » Est alors arrivé le moment de vendre en cachette ses estampes qui restaient son joyau. « La première œuvre vendue fut une eau forte de Rembrandt. Le marchand nous en offrit des milliers de marks. Nous espérions être à l’abri des soucis pendant des années mais avec les dévaluations successives il n’en restait plus rien ». Et ainsi de suite… « Il ne reste plus que deux planches… Nous avons glissé dans de vieux passe-partout qu’il reconnaît au toucher des reproductions ou des feuilles comparables à celles qui ont été vendues, de sorte qu’il ne se doute de rien quand il les tâte. Alors ce fut le cri du cœur, « Nous vous en supplions… Ne le rendez pas malheureux, ne nous rendez pas malheureuses… Ne lui détruisez pas cette dernière illusion. Aidez-nous à lui faire croire que toute ces estampes, qu’il va vous décrire sont encore là… S’il avait le moindre doute il n’y survivrait pas. »
14Et puis… vint le moment de la découverte. « La table était couverte de porte-feuilles empilés. Ce premier carton c’est maître Dürer presque au complet comme vous allez vous en convaincre, regardez un peu… des exemplaires tous plus beaux les uns que les autres. Jugez-en vous-même ! Il découvrit la première feuille : le Grand Cheval. Avec une précaution infinie comme s’il touchait un objet fragile, il tira du carton un passepartout qui encadrait une feuille de papier jaunie, sans rien ; et prudemment, du bout des doigts, il arrêta devant ses yeux éteints le papier sans valeur. Il le contempla plusieurs minutes avec enthousiasme ; bien qu’il ne vît rien en tenant à bout de bras devant ses yeux la feuille vide, tout son visage exprimait l’admiration. Tout à coup, était-ce le reflet du papier ou une lumière intérieure, ses pupilles figées et mortes s’éclairèrent d’une lueur divinatrice. Eh bien n’avez- vous jamais vu un si beau tirage ? Comme c’est net, comme le plus petit détail se dessine clairement. » Et ensuite il y eut la Mélancolie et la Passion. Mais une seule fois, « un réveil terrible menaça l’assurance somnambulique de son enthousiasme halluciné : il venait de vanter la finesse de l’impression de son Antiope par Rembrandt et ses doigts sensibles avaient suivi avec amour les lignes de la gravure, sans que ses nerfs affinés eussent perçu leur empreinte sur ce papier de rencontre. Alors son front s’assombrit et un peu gêné, il murmura : C’est pourtant bien l’Antiope ? » Aussitôt notre antiquaire saisit le papier encadré et se mit à le décrire avec enthousiasme et dans le moindre détail. Alors le visage de notre collectionneur se détendit. Sa fierté et son enthousiasme l’amenèrent à prédire à son épouse et à sa fille la richesse et l’opulence et à son antiquaire l’honneur futur de gérer la vente de sa collection et de ses trésors inconnus à sa mort. L’épouse et la fille étaient rassurées. Quant à l’antiquaire il avoua qu’il avait honte. « J’étais arrivé comme l’ange d’un conte de fées dans la demeure de pauvres gens. J’avais rendu pendant deux heures la vue à un aveugle, rien qu’en mentant sciemment et en prêtant mon concours à une pieuse supercherie. Moi qui était venu comme un minable boutiquier pour acquérir par ruse quelques pièces précieuses, j’emportais bien davantage : il m’avait été donné de sentir un enthousiasme pur comme nos contemporains semblent ne plus en connaître. Arrivé dans la rue, j’entendis une fenêtre s’ouvrir et retentit un « Bon Voyage ». Je me rappelai alors cette phrase de Goethe : Les collectionneurs sont des gens heureux…
Voir sans voir en se souvenant… La Bibliothèque Perdue, Autobiographie d’une culture de Walter Mehring [6]
15« Quant à mon propre sort et celui de ma bibliothèque, il se trouva réglé en deux communications téléphoniques ». La première lui annonçait que Vienne était perdue et que la frontière tchèque était fermée, la seconde que son appartement avait été pillé et sa bibliothèque emportée et anéantie, devant la cathédrale Saint-Etienne, dans un brasier.
16Né à Berlin en 1896 à la fin de XIXe siècle, Walter Mehring a 19 ans à la mort brutale de son père Sigmar Mehring, d’une crise cardiaque alors qu’il lisait à haute voix La Critique de la Raison Pure de Kant. Il hérita de son père et son amour respectueux de la littérature et son immense bibliothèque riche de milliers de livres. En un peu plus d’une semaine, il parvient à retrouver l’ordre du classement paternel car il veut croire, comme son père lui a insufflé, que le livre et la lecture sont essentiels au progrès, à la compréhension mutuelle entre les humains et au contentement de l’esprit. Après la première guerre mondiale, il fonde à Berlin en 1918 le mouvement Dadaïste.
17Mais avec la montée du fascisme en Allemagne, la peste nazie gangrène les libertés et la culture au travers de ses chasses aux sorcières pour l’Art Dégénéré en peinture et sculpture et pour les livres et en particulier ceux de la bibliothèque paternelle. Il va tenter avec succès de faire sortir clandestinement cette bibliothèque avec l’aide de Camille Hoffmann, attaché de presse de l’ambassade tchèque à Berlin. Attaché qui finira sa vie dans un camp d’extermination. Mais lorsqu’il lui fallut à tout prix s’enfuir à Vienne en 1933 et devenir un fugitif littéraire. « Au milieu des hurlements des démons qui déversaient sur moi leur bave du fond de chaque ruelle, lorsque, évitant la racaille enragée, je me hâtai vers la gare de l’Ouest, et que je passai devant les doubles fenêtres au reflet morne qui m’avait servi de bureau, de cabinet de lecture et de chambre à coucher, je compris le conseil des Anges à Loth, conseil qui vaut aussi pour tout exilé : ne te retourne pas, fût-ce une dernière fois, pour contempler Sodome et Gomorrhe »… Pour ne pas être changé en statue de sel, il laissait derrière lui une muraille faite de milliers de volumes, édifiée par son père » et qu’il avait recomposée à l’identique dans son appartement viennois. Chacun de ces ouvrages contenait un anathème jeté par cette magie blanche grâce à laquelle lui, l’homme éclairé, l’athée croyant au progrès, s’était cru protégé du retour au règne des démons et des ténèbres ». « Mais où est ma bibliothèque ? C’est le golem qui s’en est emparé… à Vienne, en cette veille de Sabbat, le 12 mars 1938 ». Partout où Walter Mehring essayait de se frayer un chemin pour aller la rejoindre, dans un tumulte énorme et satanique » au rythme cadencé des « Heil » des chemises brunes qui cachaient aussi bien la saleté que les italiennes chemises noires comme le suggérait le père de Roberto Rossellini au sujet de ces dernières.
Ceija Stojka. Auschwitz. 1944. Acrylique, détail. Exposition Maison Rouge Paris.2018. ©jeanmarieandre.com
Ceija Stojka. Auschwitz. 1944. Acrylique, détail. Exposition Maison Rouge Paris.2018. ©jeanmarieandre.com
18« Et le tout, dans l’odeur de poix brûlée des torches de la victoire et dans les hurlements de jeunes, prêts à tout et à pendre tous les noirs, comme les rouges et les juifs mais avant toutes choses, à pendre tous « ceux qui ont beaucoup de livres. » Il ne lui restait que la fuite à travers les inspections de passeport à chaque station de ce chemin de croix, puis ensuite dans un train vers Salzbourg, la ville de Mozart maintenant « engloutie ». Voyage au bout d’une nuit traversée par « les éclairs de la Wehrmacht, illuminée par les flammes dansantes des feux de camps de la nouvelle guerre de religion », dans un wagon bondé d’auteurs, d’intellectuels, de bibliophiles. Voyage dont la fin fut une halte infernale de six heures à la frontière austro-suisse, seule frontière encore ouverte. Puis ce fut la France et son accueil, pas tout à fait à la hauteur de la francophilie familiale de Walter Mehring. Le gouvernement de Vichy internait les apatrides étrangers « ennemis » à Saint Cyprien dans un camp jouxtant le désert pyrénéen des sables mouvants. Des barbelés, le typhus, une nourriture immangeable, et 5 000 personnes dans des baraquements de carton bitumé et parmi ceux-ci un « Hôtespecial » où campaient par terre quarante « anciens » : ex-ministres, ex-excellences, ex- quelque chose, ex-qui furent !
19Et là, dans ce camp les pensées de Walter Mehring s’envolèrent « Vous, bons génies du XIXe siècle, venez-moi en aide et que Dieu absolve vos libres penseurs ! Et malheur à nous lecteurs, vos lecteurs ! Le pandémonium de vos romantiques, l’écume de votre naturalisme, Dostoïevski et son Raskolnikov, Ibsen et ses Revenants, Strindberg et son Inferno, Là-bas et Huysmans, Melville et Moby Dick, le Typhon de Conrad, toute la jungle de Kipling se sont déchaînés : une littérature sans frein n’obéit plus aux lois de ses apprentis-sorciers »… et Mehring d’ajouter : « Je déversais moi aussi mon cœur, mon affliction au sujet de ma bibliothèque perdue, tout son contenu esthétique, littéraire, érotique, le rebut et la camelote ; il continuait en citant Hermann Kersten « tous les destins y compris ceux des exilés ne diffèrent que dans les détails, mais ils sont semblables dans leurs grands moments décisifs… horriblement semblables. » C’est dans ce camp que naîtra l’idée de La Bibliothèque Perdue. Autobiographie d’une culture. Dans ce dialogue à distance avec son père, Walter Mehring va déballer, par la pensée, ses caisses de livres pour reconstituer de mémoire « sa » bibliothèque, héritage de « son père ». Il y exprimera ce que chacun de ces livres évoquait pour son père et lui-même. Il comparera l’humanisme de l’époque de son père avec le chaos de l’Europe en guerre. La bibliothèque paternelle deviendra sous sa plume une métaphore pour essayer de comprendre comment l’optimisme et la foi dans le progrès du XIXe siècle ont cédé la place au chaos, aux autodafés des humains et des œuvres d’art du XXe siècle. Et cette bibliothèque, envolée dans le ciel viennois, deviendra La Bibliothèque Perdue. Autobiographie d’une culture [5] publié en 1951 et en anglais aux États-Unis où il avait émigré. Un livre pour lire en pensée une culture tissée de milliers de livres détruits par le feu… Mais au désespoir engendré par l’échec, il faut avec « optimisme » se faire l’adepte de l’aphorisme de Th W Adorno :
Le seul moyen qui permette à la culture de guérir de la malédiction Qu’est son inutilité même, est qu’elle prenne en charge cette malédiction… [6]
En guise de Coda… Ce que la littérature nous disait depuis longtemps sur la vision sans voir en écoutant, en touchant, en se souvenant est maintenant confirmé par la recherche actuelle…
21Avec l’aide de l’IRM fonctionnelle détectant l’activation des neurones, l’électro-encéphalographie et la magnéto encéphalographie, il a été possible d’affirmer que lorsqu’une information sensorielle, visuelle, auditive, tactile accède à notre conscience, dans les 300 millisecondes (ms) qui suivent ce stimulus, l’activité neuronale s’amplifie dans un embrasement des aires, bilatérales, pariétales postérieures et préfrontales du cortex cérébral. Ces signaux électriques échangés entre ces aires corticales éloignées les unes des autres, se synchronisent et travaillent ensemble dans un « espace de travail neuronal global » imaginé par Stanislas Dehaene, Jean-Pierre Changeux, Lionel Naccache, Claire Sergent et Sébastien Marti [7].
22Ces connexions neuronales à longue distance entre le cortex pariétal postérieur et le cortex préfrontal se font par la propagation d’une onde de grande amplitude, l’Onde P300. Celle-ci démarre 270 ms après l’arrivée du stimulus sensoriel déclenchant, pour atteindre son pic entre 350 et 500 ms. Ce balayage enjambant l’espace cortical se fait par l’intermédiaire de neurones dotés de très longs axones traversant le cortex de part en part en l’interconnectant par un vaste réseau intégré échangeant du cortex postérieur au cortex frontal et vice et versa. Ces échanges strictement sensoriels se font de façon non consciente, en rappelant que la conscience évoquée est la « conscience perceptive » et non la « conscience morale ».
23L’accès à la conscience a son propre timing ! Le cerveau humain est capable de percevoir un stimulus même si celui-ci est présenté très brièvement en moins d’une ms. La visibilité dépend essentiellement de l’énergie lumineuse. En revanche, pendant 200 à 300 ms après sa présentation, il est perçu inconsciemment. Si la chaîne de traitements cérébraux est interrompue, le stimulus reste inconscient. Ce n’est que lorsque l’onde P300 est observée que le stimulus est alors perçu consciemment. Au-delà de 300 ms, le « mode conscient » s’active avec une amplification brutale de l’activité cérébrale pariéto- frontale qui est le signe de la prise de conscience. « Grâce à cet espace de travail neuronal global, nous gardons à l’esprit, aussi longtemps que nécessaire, toute idée qui nous frappe, alors que les représentations subliminales s’évanouissent rapidement. Nous pouvons y réfléchir aussi longtemps que nous le souhaitons. La conscience est donc une sorte de système de stockage maintenant l’information en ligne et la rendant disponible au reste du cerveau. Elle peut dès lors être communiquée à toutes les aires de notre cortex, aux systèmes moteurs, attentionnel, de la mémoire et… être incorporée à nos plans d’action ».
24Mais toutes ces découvertes nous ramènent inconsciemment à Jean-Paul Sartre qui dès 1940, nous incitait à penser que « l’image n’est pas dans la conscience pas plus que l’objet de l’image n’est dans l’image », l’image désignant le rapport de la « conscience réalisante », nous permettant de percevoir une image dans le réel, avec la « conscience imageante » et l’imagination de cet objet imaginaire [8].
Ceija Stojka. Auschwitz.1944. Acrylique, détail. Exposition Maison Rouge Paris.2018. ©jeanmarieandre.com
Ceija Stojka. Auschwitz.1944. Acrylique, détail. Exposition Maison Rouge Paris.2018. ©jeanmarieandre.com
Quelques références…
- 1. Clément Rosset (1939-2018) Le réel et son double. Gallimard, 1976, pp. 17-18
- 2. François Fedier. Voir Regarder. Les belles lettres/Archambaud, 1995, pp. 19-77
- 3. Daniele Del Giudice. Dans le musée de Reims. La librairie du XXIe Siècle. Le Seuil, 2003
- 4. Stefan Zweig. La Collection Invisible. Éditions Pagine Arte. N°30. Collection Ciel vague
- 5. Walter Mehring. La Bibliothèque Perdue, Autobiographie d’une culture. Les Belles Lettres 2014.
- 6. Theodor Adorno. Modèles critiques. Payot Editeur
- 7. Sylvie Rivière, Stanislas Dehaene, Sébastien Marti. Au cœur de la conscience. Les défis du CEA. Numéro 229. Juillet-Aout 2018, p. 12-p 19.
- 8. Jean-Marie André. L’Analogon et les deux consciences de Jean-Paul Sartre À propos de la peinture et la musique. Hegel Mars 2019 et sur jeanmarieandre.com et dans Nouveautés.