Couverture de INPSY_8302

Article de revue

Neurobiologie de l'addiction : proposition d'un nouveau concept

Pages 91 à 97

1Le cerveau constitue un ensemble complexe de circuits neuronaux qui s’organisent en réseaux pour traiter les entrées sensorielles, les relayer jusqu’au cortex, puis les traduire en sorties comportementales ou psychiques. La grande variété des réponses comportementales nécessite que certains réseaux, et par conséquent certaines structures cérébrales, soient sélectionnés en fonction de chaque situation vécue par le sujet. Cette sélection est réalisée par un autre ensemble de neurones, modulateurs, superposé au premier circuit. Ces neurones modulateurs, minoritaires dans le système nerveux central puisqu’ils représentent moins de 1 % des 100 milliards de cellules présentes dans le cerveau, comprennent les neurones sérotoninergiques, noradrénergiques et dopaminergiques. Dans cet ensemble, la dopamine tiendrait le rôle de modulateur final de l’essentiel des sorties motrices ou psychiques. C’est pourquoi une atteinte du système dopaminergique peut se traduire aussi bien par des troubles moteurs, comme dans le cas de la maladie de Parkinson, que psychiques, comme dans certaines psychoses telles que la schizophrénie.

2Dans les mécanismes de dépendance, le système dopaminergique est aussi déterminant dans la mesure où il modifie le fonctionnement d’un ensemble neuronal particulier, le « circuit de la récompense » qui relaie toutes les informations externes et internes de l’organisme et permet au sujet de reconnaître, par l’intermédiaire de perceptions extérieures, l’existence de satisfactions potentielles de toutes sortes : nourriture, chaleur, plaisir sexuel, etc. Ce circuit de la récompense est en quelque sorte un « baromètre » qui indique à l’individu l’état physique et psychique dans lequel il se trouve ou va se trouver. Les neurones dopaminergiques ne font pas partie à proprement parler du circuit de la récompense, mais leur activation stimule ce circuit et provoque une sensation de satisfaction.

Les drogues et l’addiction

3Le concept d’addiction à une substance est sans doute né avec l’héroïne, la morphine et les autres opiacés. Dans les années 1980, les neurobiologistes considéraient ces produits comme les archétypes des substances toxicomanogènes. Les psychostimulants, comme l’amphétamine et la cocaïne, paraissaient appartenir à une autre classe, d’autant plus que leur mécanisme d’action, l’augmentation de la libération des catécholamines, était bien connu et considéré comme différent de celui des opiacés. Ce n’est qu’en 1988 que Di Chiara et Imperato montrèrent que tous les produits qui déclenchent de la dépendance chez l’homme, comme l’amphétamine et la cocaïne, mais aussi comme l’héroïne, la morphine, le cannabis, la nicotine et l’alcool, augmentent la libération de dopamine dans une structure sous-corticale, le noyau accumbens. Toutes stimulent donc, par ce biais, le circuit de la récompense. Cette observation a permis de proposer que les produits toxicomanogènes exercent, par des mécanismes initialement différents (sur la libération de neurotransmetteur, sur la recapture ou sur l’activité électrique des neurones) une action finale commune, la libération de dopamine, susceptible de déclencher une dépendance. Elle a aussi permis de conforter plusieurs indications cliniques selon lesquelles le potentiel de dépendance n’appartenait pas qu’aux produits mais pouvait aussi dépendre des consommateurs, certains d’entre eux, parmi les plus vulnérables, passant sans difficulté d’un produit à un autre. Cette vulnérabilité est évidemment un sujet de préoccupation et de recherche, les facteurs génétiques et environnementaux étant sans doute impliqués à des niveaux similaires.

4Selon la définition donnée en 1981 par l’Organisation mondiale de la santé, la dépendance est un « syndrome pour lequel la consommation d’un produit devient une exigence supérieure à celle d’autres comportements qui avaient auparavant une plus grande importance ». Bien qu’une telle dichotomie stricte ait pu être discutée, on distingue en général la dépendance physique, qui correspond à une réaction de l’organisme à l’absence de produit, de la dépendance psychique, qui a trait aux troubles de l’humeur. Alors que la première disparaît après quelques jours d’abstinence, la seconde peut subsister plusieurs années après l’arrêt de la consommation. L’état de dépendance apparaît progressivement avec la répétition des prises. Dans sa forme extrême, il se caractérise par un besoin impérieux du produit, qui pousse l’individu à sa recherche compulsive (craving pour les Anglophones). On parle aussi d’addiction, mot anglo-saxon, lui-même issu d’un terme juridique de vieux français qui signifie devenir esclave pour rembourser ses dettes.

5Bien que cette communauté d’action des principales drogues toxicomanogènes sur les taux extracellulaires de dopamine ait indiscutablement apporté un éclairage nouveau à la compréhension des processus toxicomaniaques, les observations cliniques montrent clairement que chaque groupe de substances entraîne des effets qui lui sont propres. Il paraît donc raisonnable de tracer aussi les grandes lignes de leurs différences.

Les psychostimulants (amphétamine, cocaïne)

6Ces produits entraînent une augmentation extracellulaire très importante de dopamine et de noradrénaline par des mécanismes sensiblement différents ; les amphétamines chassent les catécholamines de leurs vésicules de stockage, la cocaïne en bloque la recapture. La conséquence probable de cette différence est que, à dose modérée, les effets de la cocaïne seront plus en relation avec l’état initial du sujet que les amphétamines. Notons que la cocaïne, contrairement aux amphétamines, bloque aussi la recapture de sérotonine, ce qui crée vraisemblablement une synergie entre les trois monoamines. Enfin, bien qu’il soit généralement admis que la cocaïne agit en bloquant la recapture de dopamine, il a été montré récemment que des animaux dépourvus de système de recapture de dopamine – et donc théoriquement insensibles à la cocaïne – continuaient à s’auto-administrer ce produit. Ce genre d’expérience montre de toute évidence que l’effet de la cocaïne, et sans doute des autres psychostimulants, est dépendant d’autres actions pharmacologiques, en particulier de celle sur la recapture de noradrénaline.

7Cliniquement, les augmentations de libération de catécholamines induisent, à doses faibles et modérées de psychostimulants, une disparition de la sensation de fatigue et une augmentation des facultés cognitives et, à doses fortes, des hallucinations et des délires. Le sevrage aux psychostimulants n’entraîne pas de dépendance physique mais une fatigue sans doute liée à la reconstitution des stocks de monoamines. La dépendance psychique est nette.

Les opiacés (héroïne, morphine, codéine, etc.)

8Les opiacés inhibent, par l’intermédiaire de récepteurs spécifiques (l), l’activité de neurones GABAergiques qui, eux-mêmes, limitent l’activité électrique des cellules dopaminergiques localisées dans une structure mésencéphalique où se trouvent leurs corps cellulaires, l’aire tegmentale ventrale. Leur action est, dans une certaine mesure, plus « physiologique » que celle des psychostimulants. Contrairement à ces derniers, ils n’augmentent que faiblement les taux extracellulaires de dopamine. Cette augmentation n’est due qu’à une activation électrique des cellules dopaminergiques et non à une « chasse » ou à un blocage pharmacologique de la recapture du neurotransmetteur. Il existe aussi des récepteurs l dans le noyau accumbens. Leur rôle est encore mal connu mais il est probable qu’ils interviennent aussi dans les effets psychotropes des opiacés.

9Un point essentiel vient de ce que les opiacés diminuent l’activité électrique des neurones noradrénergiques (toujours en agissant sur les récepteurs l). Cette dernière caractéristique explique un effet clinique différent de celui des psychostimulants : une baisse des facultés de traitement des événements extérieurs avec, éventuellement, l’apparition de sommeil. Le sevrage déclenche une dépendance physique intense (tremblements, douleurs, diarrhées, sueurs, etc.) liée à l’arrêt brutal de la stimulation excessive des récepteurs opiacés, périphériques et spinaux, sans rapport direct avec la sensation d’euphorie. Contrairement aux psychostimulants, les opiacés « n’épuisent » pas les neurones catécholaminergiques. Après quelques jours de sevrage, la dépendance physique s’estompe pour laisser la place à la dépendance psychique.

Les entactogènes (MDMA ou ecstasy, MDA, MBDB, 4MTA, etc.)

10Ces produits sont intermédiaires entre les psychostimulants et les hallucinogènes. Ils se caractérisent par une forte libération de sérotonine qui est associée à une libération de dopamine faible (MDMA) ou nulle (MBDB, 4MTA). Le potentiel de dépendance de ces produits semble peu important ; en revanche, les effets neurotoxiques, en particulier sur les neurones sérotoninergiques, sont plus préoccupants. Cliniquement, on retrouve des baisses de la mémoire de travail chez les consommateurs réguliers et une période de récupération difficile dans les jours qui suivent la consommation, ce dernier phénomène n’étant pas sans rappeler l’effet des psychostimulants.

L’alcool

11L’une des spécificités de l’alcool réside dans son action directe sur les récepteurs canaux et plus précisément sur les récepteurs GABAergiques et NMDA, un sous-type des récepteurs glutamatergiques. Lors d’une exposition chronique, les récepteurs GABAergiques subissent une diminution de sensibilité et la transmission glutamatergique augmente. Il a été suggéré que cette action spécifique et directe de l’alcool sur les récepteurs NMDA, en particulier sur ceux de l’hippocampe, modifie les processus de mémorisation, d’anticipation et de maintenance des effets renforçateurs des autres substances psychoactives. D’une façon générale, l’alcool amplifie les effets des psychotropes, en particulier le cannabis, les opiacés, les psychostimulants, les antidépresseurs et le c-hydroxybutyrate (GHB), un autre produit illicite dont le mode d’action n’est probablement pas très éloigné de celui de l’alcool. Il faut aussi noter que tous les antagonistes du récepteur NMDA entraînent des dépendances, comme le MK801, la phencyclidine (PCP ou « poudre d’ange ») ou la kétamine. Enfin, à fortes doses, l’alcool entraîne une dépendance physique et a des effets neurotoxiques.

Le circuit de la récompense

12Comme nous l’avons déjà mentionné, comprendre le mécanisme d’action des drogues passe par la connaissance de l’existence des relations qui existent entre différentes structures du système nerveux central rassemblées sous le terme de « circuit de la récompense ». En 1954, deux chercheurs américains, Olds et Milner, avaient montré que, si l’on place une électrode dans certaines zones précises du cerveau d’un rat, l’animal apprend à appuyer sur une pédale qui, parce qu’elle ferme un circuit électrique, entraîne une stimulation de la zone implantée. Le rat s’auto-stimule ainsi sans interruption. À tel point que, si on lui donne le choix entre cette pédale et une autre qui délivre de la nourriture, il choisit la stimulation électrique et s’impose un jeûne fatal. Olds a alors défini que ce circuit de la récompense inclut les zones sensibles à ce type de stimulation dont les structures limbiques, comme le noyau accumbens, le septum, l’amygdale, l’hippocampe et une structure corticale, le cortex préfrontal.

13Les deux régions les plus sensibles à la stimulation étaient cependant l’hypothalamus et l’aire tegmentale ventrale. On peut comprendre le rôle crucial de l’hypothalamus dans les sensations de satisfaction lorsqu’on sait que ce centre nerveux est fortement impliqué dans les fonctions comme la faim, la soif ou la sexualité, fondamentales pour le maintien de l’espèce. Quant à l’aire tegmentale ventrale, son rôle, à l’époque, ne pouvait pas être expliqué de façon satisfaisante dans la mesure où ce n’est que dix ans plus tard qu’une équipe suédoise a montré qu’elle contenait les corps cellulaires des neurones dopaminergiques ascendants. On sait maintenant que c’est de l’aire tegmentale ventrale que partent les axones dopaminergiques qui innervent les structures du circuit de la récompense, à l’exception de l’hypothalamus. En fait, l’hypothalamus ne reçoit aucune information directe venant de l’extérieur. Ce qu’il reçoit est tout d’abord filtré et traité par ces structures limbiques ou corticales qui sont en relation entre elles et qui toutes projettent vers l’hypothalamus. Cette dernière structure est donc vraisemblablement une des cibles finales du circuit de la récompense. L’hypothalamus renvoie néanmoins des projections vers l’aire tegmentale ventrale et peut ainsi, en quelque sorte, contrôler en retour l’activité des neurones dopaminergiques.

Quel lien existe-t-il entre la dépendance et la dopamine ?

14Les drogues ou la stimulation électrique ne sont évidemment pas les seules conditions qui activent les neurones dopaminergiques. La libération de dopamine peut être obtenue par la seule présence d’une récompense, même inaccessible. Romo et Schultz ont montré que, chez le singe, le contact avec un morceau de pomme active les neurones de l’aire tegmentale ventrale. Chez un chat habitué à son environnement, le même effet est obtenu par l’ouverture de la porte de l’animalerie, annonce de l’arrivée de la nourriture. Cette activation des neurones libérant la dopamine s’accompagne d’un changement dans le comportement de l’animal, qui amorce un mouvement destiné, selon toute vraisemblance, à atteindre la récompense. Dans ce dernier cas, les neurones libérant la dopamine sont devenus, par apprentissage, plus réactifs à la signification d’un signal qu’au signal lui-même. Par analogie, on peut supposer que l’homme constitue au fil des ans une chaîne de signifiants, analogue à une « rose des vents » des plaisirs, autour des neurones à dopamine. C’est, par exemple, un parfum qui évoquera une femme, associée elle-même à une satisfaction physique.

15Les neurones à dopamine sont initialement activés par les caractéristiques primaires de la récompense, comme l’odeur, la forme, la texture. Ces divers traits sont progressivement associés à certains signaux de l’environnement. Après l’apprentissage, la seule présence de ces signaux active la libération de dopamine qui, en retour, permet de déclencher un comportement adapté à l’obtention de la récompense.

16La dépendance peut s’expliquer si la drogue active artificiellement cette chaîne de signifiants. De fait, chez les rats, après l’injection d’opiacés ou de psychostimulants, l’augmentation des taux de dopamine extracellulaire dans le noyau accumbens est corrélée avec le changement du comportement. L’animal explore son environnement de façon compulsive, activité locomotrice que l’on peut mesurer avec précision grâce à des cellules photo-électriques. Ce regain d’activité est-il lié à la satisfaction apportée par le produit comme on en a souvent fait l’hypothèse ? On peut plutôt considérer que la drogue, en activant la libération de dopamine, reproduit les signaux qui informent l’animal de l’existence d’une récompense. Le rat se met alors à la rechercher. Et l’effet se renforce au fil des prises. C’est ce que l’on appelle la sensibilisation comportementale, ou tolérance inverse, initialement mise en évidence par Tilson et Reich en 1973. La sensibilisation comportementale correspondrait ainsi à une augmentation progressive des associations entre certains éléments saillants de l’environnement et l’effet du produit. Un phénomène n’ayant, au bout du compte, que peu de liens avec la satisfaction apportée par la consommation de la drogue. En fait, Robinson et Berridge ont remis en cause le lien entre dopamine et plaisir. Il faut, selon eux, dissocier la recherche de la drogue de la satisfaction qu’elle procure. Le toxicomane serait surtout affecté d’un désir exacerbé pour le produit, le plaisir qu’il en tire n’étant que secondaire. Il est vrai que la plupart des toxicomanes se plaignent de souffrir de leur besoin permanent de produit, alors que le plaisir ressenti est au mieux identique et souvent plus faible qu’à l’occasion des premières prises. Robinson et Berridge proposent que seule la recherche du produit soit sous le contrôle des neurones libérant la dopamine. Elle correspondrait à la sensibilisation comportementale observée chez l’animal. Quant au plaisir, il serait médié par d’autres voies nerveuses.

17Mais ce sont sans doute les expériences de Schultz sur le singe qui permettent le mieux de comprendre comment peut s’installer la dépendance. Dans un premier temps, le singe reçoit une récompense de façon aléatoire sous la forme d’une petite quantité de jus de pomme, ce qui a pour effet d’activer ses neurones dopaminergiques. Dans une seconde expérience, une petite lumière rouge s’allume une seconde avant l’arrivée de la récompense. Lorsque le singe a fait le lien entre l’allumage de la lampe et l’arrivée de la récompense, les neurones dopaminergiques sont activés non plus à l’occasion de la récompense mais lorsque la lampe rouge s’allume. La récompense par elle-même n’a alors plus d’effet sur l’activité des neurones dopaminergiques. Troisième situation, la lumière s’allume sans être suivie de récompense. Dans ce dernier cas, l’activité des neurones dopaminergiques augmente toujours au moment de l’allumage de la lampe mais diminue au-dessous de son niveau initial au moment où la récompense aurait dû être reçue.

18Ainsi, dans une situation « naturelle », l’activité des neurones libérant la dopamine dépasse le niveau de base lorsque le signal précurseur apparaît, puis retourne au niveau initial au moment de la récompense. Si cette dernière n’est pas obtenue, l’activité neuronale descend au-dessous du niveau de base. Ce phénomène s’expliquerait, au plan neurobiologique, par l’absence de retour d’information vers les neurones libérant la dopamine. Quand la récompense est obtenue, l’hypothalamus, dont on a vu qu’il joue un rôle central dans des fonctions comme la faim et la soif, enverrait un message d’activation en direction des neurones libérant la dopamine. Si la récompense attendue ne vient pas, l’absence de retour en provenance de l’hypothalamus entraînerait la baisse d’activité de ces mêmes neurones. On peut supposer que c’est cette baisse d’activité qui est associée au mal-être, elle-même en relation avec la dépendance psychique.

19En situation normale, la fluctuation de l’activité des neurones libérant la dopamine à l’occasion d’une récompense se mesure en secondes. Les satisfactions naturelles sont assujetties à cette cinétique et ne la modifient pas. En revanche, les produits toxicomanogènes agissent directement sur les neurones libérant la dopamine, et cette action se compte en dizaines de minutes. La cinétique du phénomène est donc complètement perturbée par les drogues. Pendant la large fenêtre de temps durant laquelle les taux extracellulaires de dopamine sont artificiellement élevés, tous les événements de l’environnement ainsi que les sensations psychiques, sans discrimination, peuvent être associés à la récompense. Cette mémorisation des associations se maintient des mois, voire des années, rendant ainsi la dépendance psychique un processus à très long terme.

20Il n’est pas exclu que des pathologies mentales en relation avec la dopamine, en particulier certaines dépressions, rendent plus sensibles à la dépendance. De fait, un grand nombre d’antidépresseurs agissent directement ou indirectement sur la libération de dopamine, mesurée principalement dans le noyau accumbens. Une partie des situations de dépendance ne serait ainsi, à bien des égards, que le reflet de pathologies dépressives préexistantes.

21De fait, tous les individus qui utilisent de la drogue ne deviennent pas nécessairement dépendants. Il existe des vulnérabilités individuelles ou des processus de protection vis-à-vis de la toxicomanie qui, d’ailleurs, se retrouvent chez les animaux. Une part est sans doute innée, la sensibilité aux drogues des neurones libérant la dopamine étant probablement différente d’une personne à l’autre. Mais la susceptibilité dépend aussi de l’histoire de l’individu, en particulier des situations plus ou moins conflictuelles qu’il a pu rencontrer au cours de son existence.

22Il faut malgré tout signaler que, même s’il est clair que la dopamine représente un élément fondamental dans les processus de dépendance, elle n’est pas la seule à intervenir. Par exemple, nous avons montré au laboratoire que l’augmentation de la libération de dopamine dans le noyau accumbens n’avait de conséquence comportementale que si certains neurones du lobe frontal du cortex étaient stimulés par un autre neuromédiateur, la noradrénaline. Qui plus est, les souris dépourvues par modification génique d’un sous-type de récepteur à la noradrénaline (a1badrénergique) perdent leur sensibilité non seulement aux psychostimulants mais aussi aux opiacés. Encore une fois, il est probable que la place privilégiée de la dopamine dans les phénomènes de dépendance vient de ce qu’elle est le dernier maillon modulateur d’un grand nombre de comportements fondamentaux dans la survie de l’espèce, le rôle d’autres grands systèmes modulateurs, tels que les neurones noradrénergiques et sérotoninergiques, ne devant pas être négligé.

Le rôle des neurones « non dopaminergiques »

23Chez les rongeurs, l’augmentation des taux de dopamine dans le noyau accumbens s’accompagne d’une hyperactivité locomotrice qu’il est facile de mesurer. L’injection de produits toxicomanogènes donne effectivement lieu à une hyperactivité locomotrice, même lorsqu’il s’agit de produits qui entraînent une sédation chez l’homme, comme la morphine.

24La dépendance correspond chez l’homme à un besoin irrépressible de reprendre du produit malgré toutes les conséquences négatives et connues que cette consommation entraîne. Nous nous sommes demandés quelle pouvait être la modification à long terme du système nerveux central qui pouvait expliquer cette attitude compulsive que certains produits déclenchent. Chez les rongeurs, l’hyperactivité locomotrice due à l’administration de produits toxicomanogènes augmente avec la répétition des prises et cette augmentation se maintient ensuite plusieurs mois après le sevrage. Ce phénomène s’appelle la sensibilisation comportementale et semble correspondre à l’hypersensibilité à l’environnement que ressent le toxicomane, même après plusieurs mois d’abstinence. Nous avons donc recherché quel était le substrat neurobiologique de cette sensibilisation comportementale.

Les récepteurs a1b-adrénergiques et 5HT2A

25Dans un premier temps, avec Laurent Darracq puis Candice Drouin, nous avons montré que l’hyperactivité locomotrice induite par les drogues provenait initialement de l’activation des neurones noradrénergiques et de la stimulation d’un sous-type de récepteur noradrénergique, le récepteur a1b-adrénergique. Ces travaux, réalisés en utilisant un antagoniste a1-adrénergique, la prazosine, furent confirmés sur des souris dépourvues de récepteur a1badrénergique. Non seulement les réponses locomotrices aux psychostimulants et aux opiacés de ces animaux mutés étaient considérablement diminuées mais ces souris étaient aussi devenues insensibles aux effets récompensants de la cocaïne. Ces animaux knockout restaient néanmoins partiellement réactifs à la morphine, ce qui suggérait l’existence d’au moins une autre composante que la composante a1b-adrénergique.

26C’est Agnès Auclair qui a montré, en 2004, qu’il n’existait qu’une seule autre composante et qu’elle était due à la stimulation de récepteurs sérotoninergiques de type 5HT2A. En effet, le blocage pharmacologique des récepteurs 5HT2A chez les souris dépourvues de récepteur a1badrénergique, ainsi que le blocage pharmacologique des deux récepteurs a1b-adrénergique et 5HT2A chez des souris sauvages, faisaient totalement disparaître non seulement les réponses comportementales aux drogues mais aussi la libération de dopamine.

27L’analyse de ces deux composantes s’est poursuivie en étudiant la réaction aux psychostimulants de souris dépourvues de récepteur 5HT2A. Contrairement à ce qui était attendu, ces souris se sont avérées hyper-réactives à l’amphétamine. Qui plus est, la libération de noradrénaline dans leur cortex frontal était beaucoup plus importante lors d’une injection d’amphétamine que celle observée chez les souris sauvages. De façon complémentaire, les souris dépourvues de récepteur a1b-adrénergique se sont avérées hyper-réactives à un produit qui libère la sérotonine, la parachloroamphétamine, et la libération de sérotonine du cortex frontal dans ces conditions était plus importante chez les souris mutées que chez les souris sauvages. Ainsi, l’absence de récepteurs 5HT2A augmente la réactivité des neurones noradrénergiques et l’absence de récepteurs a1badrénergiques augmente la réactivité des neurones sérotoninergiques.

Le découplage noradrénaline-sérotonine

28Nous avons alors proposé, avec Lucas Salomon et Christophe Lanteri, l’existence d’une régulation réciproque entre les neurones noradrénergiques et sérotoninergiques, par l’intermédiaire respectivement des récepteurs 5HT2A et a1b-adrénergiques. L’absence d’un récepteur (par exemple 5HT2A) chez une souris mutée entraînerait l’hyper-réactivité de l’ensemble neuronal complémentaire (dans ce cas les neurones noradrénergiques). Réciproquement, l’absence du récepteur a1b-adrénergique chez une souris mutée entraînerait l’hyper-réactivité des neurones sérotoninergiques. Ce couplage entre les neurones sérotoninergiques et noradrénergiques, dont nous faisons l’hypothèse chez les souris sauvages, permettrait à chaque ensemble neuronal de limiter ou d’accroître l’activation de l’autre ensemble.

29Mais le résultat le plus important de ce travail est sans doute la démonstration que quatre administrations d’une dose moyenne d’amphétamine suffisent à augmenter la réactivité des neurones noradrénergiques et sérotoninergiques de façon permanente, suggérant ainsi que le couplage entre ces deux ensembles neuronaux disparaît lors de la répétition de prises de drogues toxicomanogènes. Il fut particulièrement étonnant de constater que cette hyperréactivité des neurones noradrénergiques et sérotoninergiques persistait même un mois après la dernière prise d’amphétamine. Outre le fait que ces données permettent d’expliquer de façon nouvelle la sensibilisation comportementale et son maintien plusieurs semaines après la dernière prise de toxique, elles suggèrent que la prise répétée d’amphétamine entraîne la rupture d’une régulation mutuelle entre les neurones noradrénergiques et sérotoninergiques. Cette année, en 2006, nous venons de montrer que le découplage entre les neurones noradrénergiques et sérotoninergiques est aussi obtenu lors de la répétition des prises de cocaïne, de morphine et d’alcool, trois produits qui sont les chefs de file des principaux groupes de drogues d’abus, psychostimulants, opiacés et alcool. Enfin, bien que les traitements pharmacologiques par les antagonistes montrent que les transmissions sérotoninergiques et noradrénergiques doivent être activées pour qu’il y ait découplage, deux antidépresseurs qui augmentent les transmissions noradrénergiques et sérotoninergiques, la venlafaxine et la clorimipramine, n’entraînent pas le découplage. Cela peut signifier soit que les drogues d’abus possèdent des propriétés que n’ont pas les antidépresseurs, et qui seraient donc responsables du découplage, soit qu’au contraire les antidépresseurs possèdent des propriétés qui évitent le découplage. Des expériences récentes font pencher vers cette deuxième hypothèse. Ces données sont importantes dans la mesure où elles montrent que le découplage serait la conséquence commune de la prise répétée de substances toxicomanogènes et, jusqu’à présent, uniquement toxicomanogènes. Les antidépresseurs, dont le rôle psychotrope n’est plus à démontrer, s’avérant être ni découpleurs, ni addictifs. La disparition du lien de régulation entre les neurones noradrénergiques et sérotoninergiques pourrait donc être responsable du malaise que ressentent les toxicomanes en état de sevrage et être par là même l’une des origines de la pharmacodépendance.

30Bien que le mécanisme intime du découplage soit encore en cours d’étude, il peut être considéré comme la réponse physiologique d’un réseau neuronal aux effets de la prise répétée de substances toxicomanogènes. Si nous considérons qu’il s’agit d’un processus adaptatif analogue à une réponse homéostasique, les produits toxicomanogènes amèneraient le réseau neuronal dans un état tel que le lien entre les neurones noradrénergiques et sérotoninergiques n’aurait plus de raison d’être ou, en d’autres termes, ne serait plus fonctionnel. Nos résultats suggèrent que les toxicomanes souffrent durant le sevrage des conséquences de ce découplage, à savoir une désynchronisation à long terme des neurones noradrénergiques et sérotoninergiques, que la prise de drogue pourrait abolir, au moins temporairement. Ainsi, les toxicomanes rechuteraient afin de retourner dans l’état qui a créé le découplage dans lequel se trouve le réseau, c’est-à-dire un état où le lien entre les deux ensembles neuronaux n’a plus de fonction. Ainsi, lorsque le toxicomane est sous l’effet de la drogue, l’absence de lien entre les deux ensembles neuronaux n’est plus douloureuse. Nous proposons donc que les toxicomanes sont vulnérables à la rechute à cause du découplage noradrénaline-sérotonine qui lui-même semble concomitant à la sensibilisation comportementale. Il a été montré que la sensibilisation comportementale peut se maintenir jusqu’à une année après la dernière prise mais qu’elle peut aussi dans certains cas disparaître après quelques semaines. Cela suggère que le découplage peut se maintenir longtemps mais qu’il est vraisemblablement réversible. On peut proposer que la recherche pharmacologique de traitements de l’addiction s’attache maintenant à trouver des composés qui accéléreraient le recouplage entre les neurones noradrénergiques et sérotoninergiques. Enfin, il est intéressant de rappeler que les situations anxiogènes facilitent la sensibilisation comportementale aux psychostimulants et aux opiacés (on parle de sensibilisation croisée). Il est donc probable qu’un stress chronique induise un découplage entre les neurones noradrénergiques et sérotoninergiques et facilite ainsi l’émergence de pathologies psychiatriques comme les psychoses ou les troubles bipolaires.

Conclusion

31Il est généralement admis que la répétition des prises de drogues dans un environnement identique entraîne une libération de dopamine, elle-même consolidant une association entre la satisfaction ressentie et les conditions d’obtention du produit. La drogue et les conditions de sa prise deviennent alors la seule solution à toute baisse du niveau thymique qui, lui-même, dépend de l’histoire de l’individu. Nous proposons que la variabilité thymique observée chez la majeure partie des toxicomanes s’explique par la disparition d’une régulation mutuelle entre les neurones noradrénergiques et sérotoninergiques due à la prise répétée de substances toxicomanogènes. Ces deux ensembles neuronaux réagiraient alors de façon non contrôlée aux stimuli environnementaux, entraînant ainsi une sensation de malaise à l’occasion de toute nouvelle émotion. Seule la drogue permettrait de rendre supportable au toxicomane la disparition du couplage entre les deux ensembles neuronaux. C’est le caractère exclusif du recours à la drogue qui signe alors la dépendance, le toxicomane ayant progressivement éliminé toutes les autres solutions.

Bibliographie

  • Di Chiara G, Imperato A. Drugs abused by humans preferentially increase synaptic dopamine concentrations in the mesolimbic system of freely moving rats. Proc Natl Acad Sci USA 1988 ; 85 : 5274-8.
  • Darracq L, Blanc G, Glowinski J, Tassin JP. Importance of the noradrenaline-dopamine coupling in the locomotor activating effects of D-amphetamine. J Neurosci 1998 ; 18 : 2729-39.
  • Drouin C, Darracq L, Trovero F, et al. Alpha1badrenergic receptors control locomotor and rewarding effects of psychostimulants and opiates. J Neurosci 2002 ; 22 : 2873-84.
  • Auclair A, Drouin C, Cotecchia C, Glowinski J, Tassin JP. 5-HT2A and a1b-adrenergic receptors entirely mediate dopamine release, locomotor response and behavioral sensitization to opiates and psychostimulants. Eur J Neurosci 2004 ; 20 : 3073-84.
  • Salomon L, Lanteri C, Glowinski J, Tassin JP. Behavioral sensitization to amphetamine results from an uncoupling between noradrenergic and serotonergic neurons. Proc Natl Acad Sci USA 2006 ; 103 : 3476-81.
  • Robinson TE, Berridge KC. The neural basis of drugcraving : an incentive-sensitization theory of addiction. Brain Res Brain Res Rev 1993 ; 18 : 247-91.
  • Schultz W, Dayan P, Montague PR. A neural substrate of prediction and reward. Science 1997 ; 275 : 1593-9.

Mots-clés éditeurs : addiction, circuit de la récompense, neuromédiateur, sérotonine, dopamine, noradrénaline

Date de mise en ligne : 18/02/2014

https://doi.org/10.1684/ipe.2007.0092

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.169

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions