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Article de revue

Humeur : les troubles de la personnalité sont-ils des maladies mentales ?

Pages 11 à 13

1Posée de façon abrupte cette question qui a fait l’objet d’une table ronde aux XXVIes journées de la SIP à Strasbourg peut susciter trois types de réponses :

  • une réponse restrictive, cramponnée aux strictes limites d’un champ psychiatrique classique présumé intangible ; elle est ringarde et incantatoire car toutes les déclamations du monde n’empêcheront pas ces patients de venir dans nos structures de soins et de gonfler nos files actives ;
  • une réponse extensive, que je crois « psychiatricide » par la confusion qu’elle opère aux plans diagnostique, thérapeutique et médicolégal ;
  • une réponse différenciée qu’il est de notre devoir de soutenir et de défendre : oui, ils relèvent incontestablement d’une aide thérapeutique, à certaines conditions. Non, le terme de maladie ne convient pas et leur niveau d’organisation doit être clairement distingué dans les mots de celui des psychoses et des troubles de l’humeur. Vous aurez compris que c’est cette optique que je défends de façon militante.

Une actualité brûlante

2En France, dans le confusionnisme politico-médiatique le plus total, voilà le mal, la violence et la perversité promus au rang de maladie mentale. Pêle-mêle, des criminels qui s’avèrent relever de troubles de la personnalité diversifiés, rarement schizophrènes ou héboï-dophrènes, suscitent à chaque fait divers la même interpellation de la psychiatrie publique. C’est le règne du « soignez les tous, Dieu reconnaîtra les siens ».

3Comme l’a développé Thierry Trémine dans son rapport, nous avons tout intérêt à regarder très vite et de près les débats qui se sont instaurés aux Etats-Unis autour des sexualy violent predators et en Grande-Bretagne autour des dangerous people with severe personality disorders (DPSD). Il y a en effet un double intérêt politique à dédifférencier les troubles de la personnalité et de l’orientation sexuelle, des maladies mentales : cela permet de surmonter un obstacle juridique concernant des lieux de sûreté et de déplacer la charge de l’imputation sur la psychiatrie, avec de surcroît le généreux alibi du « soin ». On glisse ainsi de l’enfermement de sûreté au soin à perpétuité. On nous l’explique : des psychiatres vont les soigner après la fin de leur temps de peine et des experts donneront leur avis sur la sortie. Ah ! qu’en termes choisis ces choses-là sont dites ! Voilà la psychiatrie instrumentalisée comme variable d’ajustement, pour régler la question de la perpétuité réelle. Dans une logique généralisée de la patate chaude et de l’ouverture de parapluie, ils seront d’autant plus inguérissables qu’ils ne sont pas malades.

Messieurs les Anglais, tirez les premiers

4En 1999, le gouvernement anglais manifesta son projet de détention indéfinie des DPSD. Pour vaincre l’obstacle juridique, c’est à une distinction clinique qu’il convenait de s’attaquer, celle des troubles de la personnalité et des maladies mentales. La réponse argumentée de Kendell [1] dans le British Journal of Psychiatry (2002), si elle est marquée par la nuance, la prudence et la diplomatie, si elle renvoie à demain la résolution du problème avec des possibilités thérapeutiques nouvelles…, est néanmoins très claire : la distinction est toujours valide. Pour Kendell, les troubles de la personnalité constituent des facteurs de risque et de complication, non des maladies mentales, quelle que soit leur indiscutable appartenance au champ de la pratique psychiatrique :

  • leur espérance de vie est diminuée ;
  • ils ont une vulnérabilité accrue aux addictions et au suicide ;
  • ils facilitent la survenue de maladies mentales ;
  • ils assombrissent le pronostic des maladies mentales auxquelles ils s’additionnent.
Kendell associe fortement curabilité et maladie mentale et fait l’hypothèse que l’efficacité future de nouvelles thérapeutiques pourrait changer les données du problème. C’est sans doute un argument diplomatique et dilatoire, mais également pragmatique. Il me semble que, dans la tradition française moins centrée sur le pragmatisme, c’est le niveau d’organisation qui est prévalent. Autrement dit, l’incurabilité ne contredit pas la maladie. Je partage à ce sujet le point de vue de Jean-Charles Pascal.

Canguilhem et les troubles de la personnalité

5Mais l’intérêt principal du travail de Kendell, au-delà de la nécessaire défense de la psychiatrie menacée d’instrumentalisation politique, c’est la réflexion à la source même de la légitimation de la démarche clinique. Il est rejoint par Alec Buchanan [2] de l’université de Yale, qui a publié un remarquable éditorial dans le Journal of the American Academy of Psychiatry and the Law (2007) : « Georges Canguilhem et le diagnostic de trouble de la personnalité ». Tous deux s’accordent avec Georges Canguilhem et Henri Ey sur la nature inévitable du jugement de valeur clinique. Dans ma thèse (1979) [3] sur les modèles de normalité en psychiatrie à partir de Canguilhem, je faisais reposer ce jugement de valeur sur une évaluation critériologique formelle nécessairement décentrée par rapport aux modèles communs et au vécu du sujet. Car il faut rappeler l’idée-force de Canguilhem [4] : « On peut décrire objectivement des structures ou des comportements. On ne peut les dire pathologiques sur la foi d’aucun critère purement objectif. Quittant la description, on assigne une valeur vitale positive ou négative en qualifiant de normal ou de pathologique un comportement ». La maladie, c’est une « autre allure de la vie » et pas seulement l’anomalie, voire la monstruosité.

6Nous sommes ici au cœur du problème, car ce qui est en jeu, c’est notre capacité à soutenir nos propres critères face au sens commun, à la pression politique et à des intérêts divers et multiples. C’est en quoi je suis en désaccord avec mon ami Pénochet, quand il soutient que Guy George est un malade et que nous sommes risibles quand nous nous réfugions derrière des troubles de la personnalité face à des actes monstrueux ; comme je suis en désaccord avec Braconnier quand il estime qu’il n’est pas sain que la psychiatrie s’éloigne trop de la perception commune. Toute l’histoire de la psychiatrie légale démontre le contraire, avec l’effort constant des aliénistes pour distinguer l’horreur de la folie et le mal de la maladie.

7Souvenons-nous de la réponse de Jean-Pierre Falret [5] au docteur Costes qui estimait que tout homme doué d’un jugement sain pouvait repérer la maladie mentale ; à Emmanuel Kant qui voulait que l’on confie ces questions à la Faculté de philosophie : « Je me bornerai ici, pour réfuter des prétentions si exorbitantes, à rappeler que les difficultés à surmonter, loin de pouvoir l’être par tout le monde, réclament au contraire la réunion des plus heureuses qualités et l’application d’une science spéciale qui ne peut être possédée que par un très petit nombre de personnes ».

8Nos ados d’aujourd’hui diraient la même chose de façon plus directe : « Pas touche ! Dégage ! ». Le même Jean-Pierre Falret nous enjoignait de ne pas confondre les maladies mentales avec toutes les bizarreries et singularités de la nature humaine. Beaucoup plus près de nous (1977), Henri Ey [6] dénonçait cette « inflation des psychiatres qui étendent abusivement leur champ d’action, en y incorporant de proche en proche, et de borderline en borderline, toutes les modalités de la condition humaine ». Il comparait la psychiatrie à la grenouille de la fable qui, d’enflure en enflure, finit par exploser. Nous y sommes presque.

La guerre des mots est déclarée

9On pourrait rétorquer à mon point de vue que tout cela est pure convention et que les « maladies mentales », dans un pluriel diversifié succédant à l’aliénation, sont un paradigme apparu au milieu du XIXe siècle, notamment avec Falret, comme l’a montré Lanteri-Laura. Si l’on prend beaucoup de recul, sans doute y a-t-il aujourd’hui une recherche tâtonnante pour sortir de clivages trop tranchés entre maladies mentales et troubles de la personnalité, catégoriel et dimensionnel, qualitatif et quantitatif, etc. Mais gare au moindre de nos faux pas, car ce sont des messages forts que nous adressons à la conscience collective, aux politiques… et aux pervers.

10Si vous proposez vos soins, c’est qu’ils sont malades. C’est donc que vous pouvez les guérir. « Comment pouvez-nous dire que Guy George n’est pas malade tout en étant incurable ? » demandait son avocate. Nous sommes pris au piège du nominalisme. Les mêmes mots ne recouvrent pas les mêmes choses mais, pour l’opinion publique, on doit soigner un pédophile comme on traite un schizophrène, ce qui relève évidemment d’une absurdité totale.

11Vous les psychiatres, qui savez si savamment décrire des personnalités borderline, psychopathiques, narcissiques, abandonniques, carencées, schizoïdes, perverses narcissiques…, guérissez-les ! Devons-nous reculer devant notre audace d’avoir voulu conquérir de nouveaux territoires ? Je pense évidemment aux soins de délinquants sexuels. C’est ce que pensent probablement certains collègues, estimant que nous avons mis le doigt dans un engrenage fatal. Ils ont tort, à mon avis, car toutes les expériences novatrices sont à encourager, à condition de distinguer soigneusement les niveaux d’organisation, les champs concernés, la nature du soin et les limites éthiques [7]. A la condition également de porter et de défendre sans jargonner notre point de vue devant l’opinion publique.

12Il est en particulier crucial de distinguer soigneusement les trois champs de la psychiatrie publique :

  • celui de la demande élargie, qui concerne tous ceux qui viennent spontanément vers le soin ou acceptent d’y être accompagnés ;
  • celui du soin sans consentement, reposant sur la loi de 1838 puis de 1990, pilier historique de la psychiatrie publique ;
  • celui de l’injonction de soin, dont la culture est récente dans notre pays, avec la loi de 1998.
Tout télescopage intempestif de ces deux derniers champs, toute dédifférenciation est catastrophique. C’est ce qu’il convient d’expliquer sans relâche devant l’opinion publique. Les mots sont trompeurs et il ne faut pas confondre :
  • Le soin sans consentement, qui relève du seul champ sanitaire, et l’injonction de soin qui relève d’un espace médico-socio-judiciaire, dans lequel l’environnement thérapeutique repose sur un système d’inter-contenance des cadres thérapeutique, judiciaire et social. Les travaux stimulants d’André Ciavaldini [8] en sont l’illustration. Dans ce champ, le juge n’est pas un obstacle aux soins, il en est la condition. Le soin ne peut être proposé, en seconde intention, que dans un cadre judiciaire.
  • Le traitement des maladies mentales et l’aide au réaménagement des défenses des délinquants sexuels qui acceptent de s’engager dans le travail thérapeutique, quelle que soit la nécessaire dialectique de la carotte et du bâton.
  • Le traitement psychotrope qu’il est légitime de prescrire à un sujet malade qui n’est pas en état de consentir, et l’aide chimiothérapique au contrôle pulsionnel qu’il est exclu d’imposer. Du Président de la République à Bernard Debré, on aimerait passer outre cette différence et faire fi des consensus cliniques et éthiques de la profession psychiatrique.
Céder sur le mot, c’est déjà céder sur la chose.

Les pervers ne sont pas des malades

13Ce ne sont pas des malades parce que nous l’avons décidé en vertu d’une cohérence clinique, psychodynamique et thérapeutique. L’acte psychotique n’est pas le recours à l’acte, magistralement théorisé par Claude Balier [9]. Le morcellement n’est pas le clivage. La psychose et la défense contre la psychose, ce n’est pas la même chose. Celui qui est submergé par l’envahissement délirant et celui qui planifie son geste criminel en gardant la capacité d’y renoncer si les conditions ne s’y prêtent pas, ce n’est pas pareil.

14Est-ce que cela signifie que nous sous-estimons leur perte de liberté et le poids des déterminismes ? Certainement pas. Nous savons ce que le recours privilégié au mal peut révéler de mal subi, comme nous connaissons ce trajet qui va du traumatisme subi, en souffrance d’inscription psychique, au traumatisme infligé [10]. Mais considérer les pervers comme des malades est une faute grave :

  • c’est rendre la perversion confortable ;
  • c’est faire surgir le leurre d’un soin qui ne concernerait pas l’engagement du sujet ;
  • c’est fournir un surcroît de jouissance, comme je l’ai parfois entendu : « les meilleurs spécialistes n’y sont pas arrivés… Alors moi, docteur ! ». Si la récidive relève de leur maladie, c’est aux psychiatres, thérapeutes ou experts que l’on demandera des comptes, pas au pervers ;
  • c’est déplacer le problème car il faudra ensuite expliquer à l’opinion pourquoi ces malades sont néanmoins responsables de leurs actes.

En guise de conclusion

15La différenciation des maladies mentales et des troubles de la personnalité est une digue à maintenir, quels que soient les nuances, les rapprochements et les ponts que la clinique et la thérapeutique suggèrent. Nos collègues anglais nous ont montré l’exemple, en refusant de céder sur les mots.

16Thierry Trémine a convoqué une belle image, celle de la criée. C’est que ça discute beaucoup et que ça marchande à la grande braderie de la clinique. Défendre jalousement avec Canguilhem et avec nos maîtres l’exclusivité de notre jugement de valeur peut paraître un objectif bien naïf, face aux puissants enjeux économiques, judiciaires, politiques, aux assurances, aux laboratoires pharmaceutiques, aux lobbies divers et intérêts particuliers. Mais nous n’avons pas d’autre choix. Les hôpitaux-prisons et la psychiatrisation de la transgression et de l’inadaptation, ce n’est pas demain. C’est aujourd’hui, pour peu que le flou de nos concepts l’autorise et que notre défense de l’essentiel soit molle.


Persona, d’Ingmar Bergman, 1966

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Persona, d’Ingmar Bergman, 1966

© Collection Cahiers du Cinéma

Références

  • 1
    Kendell RE. The distinction between personality disorder and mental illness. Br J Psychiatry 2002 ; 180 : 110-5.
  • 2
    Buchanan A. Georges Canguilhem and the diagnosis of personality disorder. J Am Psychiatry Law 2007 ; 35 : 148-51.
  • 3
    Zagury D. Modèles de normalité et psychopathologie. Thèse, Paris, 1979, L’Harmattan, 1998.
  • 4
    Canguilhem G. Le normal et le pathologique. Paris : PUF, 1966.
  • 5
    Falret JP. Considérations générales sur les maladies mentales. Paris, 1843.
  • 6
    Ey H. A propos d’une émission radiophonique : psychiatrie et criminologie. Information Psychiatrique 1977 ; 53, n° 3.
  • 7
    Zagury D. Les nouveaux monstres, plaidoyer pour un traitement raisonné des agresseurs sexuels. In Violences sexuelles. Le soin sous contrôle judiciaire. Paris : Inpress 2003.
  • 8
    Ciavaldini A. La pédophilie, figure de la dépression primaire. Rev Fr Psychanalyse 2006 ; 1 : 177-95.
  • 9
    Balier C. Psychanalyse des comportements sexuels violents. Paris : PUF, 1996.
  • 10
    Zagury D. Les serial killers sont-ils des tueurs sadiques ? Rev Fr Psychanalyse 2002 ; 4 : 1195-213.

Date de mise en ligne : 10/02/2014

https://doi.org/10.1684/ipe.2008.0274

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