1Les politiques nous le disent : la France a peur, il faut « neutraliser les grands criminels » comme le suggère le colloque organisé à l’Assemblée nationale par Jean-Paul Garraud où la Garde des Sceaux conclut les débats : « De terribles drames nous confrontent régulièrement à la part la plus sombre de l’être humain. Notre société a longtemps voulu les considérer comme un phénomène exceptionnel et marginal. Nous pensions qu’en France, les tueurs en série et les grands pervers nous étaient étrangers. Pendant trop longtemps, nous avons déploré le sort des victimes, exprimé de la compassion pour leurs proches, tout en avouant une impuissance totale à prévenir les faits commis par des tueurs en série ou des grands pervers. La seule réponse sociale était d’attendre que l’irréparable soit commis pour écarter le coupable de la société par une condamnation à perpétuité. On ne peut pas – on ne peut plus – se satisfaire d’une telle situation. Notre pacte social impose de prévenir le passage à l’acte des personnes reconnues dangereuses. [...] Notre arsenal législatif souffrait encore d’une lacune majeure. Il manquait, dans notre droit, un dispositif pour lutter contre les criminels, certes moins nombreux, mais les plus dangereux : les grands pervers, les psychopathes, ceux qui restent sous l’emprise de pulsions sexuelles ou meurtrières. Ces criminels atteints de troubles de la personnalité sont d’une dangerosité criminologique extrême. Pour autant, la psychiatrie ne les reconnaît pas comme des malades mentaux. Ils ne relèvent donc d’aucune prise en charge en dépit de leur potentiel très élevé de récidive. [...] Je sais que des progrès peuvent encore être accomplis. Je pense à trois domaines en particulier. Tout d’abord dans l’évaluation de la dangerosité. Je souhaite la mise en place d’un groupe de travail pluridisciplinaire en vue de l’élaboration d’une grille d’évaluation à la française. Les pays anglo-saxons mènent des recherches scientifiques de longue date sur cette question. Cela a permis de mettre au point des grilles d’évaluation du risque de récidive. Aux Pays-Bas, par exemple, un protocole d’évaluation de la dangerosité est utilisé. Le rapport de Jean-Paul Garraud sur cette question faisait un état des lieux très intéressant des références retenues dans d’autres pays. Je souhaite que la France se dote également d’un outil de ce type. Il faut, notamment, que nos experts psychiatres puissent répondre à leur mission médico-légale sur une base scientifique commune [1]. »
2L’évaluation de la dangerosité est donc une commande politique récente dans notre pays qui fait figure d’exception, les pays anglo-saxons et le reste de l’Europe ayant développé des méthodes d’évaluation actuarielles depuis plus de 15 ans. Évaluer la dangerosité suppose de s’entendre sur sa définition. On oppose habituellement la dangerosité psychiatrique, dangerosité liée à l’évolution d’une maladie mentale, et la dangerosité criminologique dont la définition reste toujours problématique, Michel Bénézech avançant par exemple qu’il n’y a aucune définition médico-légale valable de la dangerosité [2]. En criminologie, on aborde plus aisément le concept d’états dangereux tels que Grispini en 1920 les définit comme « états créant pour le sujet la possibilité de devenir l’auteur d’un méfait » ou tels que Dublineau les décrit en 1953 comme « états d’un individu qui présente des virtualités particulièrement marquées de passage à l’acte coïncidant avec une situation sociale difficile ». Bruno Gravier [3] insiste sur le fait que la dangerosité est une notion fortement subjective et qu’il est opportun de différencier la situation dangereuse survenant quand un individu ou un groupe d’individus se sentent menacés, de façon réelle ou imaginaire par une agression interne ou externe contre l’intégrité de leur structure, en reprenant la proposition de Simone Buffard, et l’état dangereux définit par Jean-Luc Senninger comme « un complexe de conditions sous l’action desquelles il est probable qu’un individu commette un délit ». Christian Debuyst, dans La Notion de dangerosité, une maladie infantile de la criminologie, définit la dangerosité comme la probabilité que présente un individu de commettre une infraction, que cette infraction soit contre les biens ou contre les personnes. Pour lui la dangerosité naît de la conscience que l’on en a et est infiltrée par le socio-politique : « Pour un gestionnaire politique la venue de certains événements sociaux est susceptible de mettre l’accent sur une réalité sociale jugée explosive. » Christian Debuyst souligne que « la notion de dangerosité trouve son origine dans une volonté politique qui s’est clairement affirmée : celle de gérer une population d’individus posant problème en vue de la discipliner et d’exercer sur elle un contrôle tantôt pour s’en protéger, tantôt pour la faire entrer dans l’économie du pays, tantôt pour l’utiliser comme moyen de réorienter l’agressivité du groupe social… En ce sens cette notion participe plus aux pratiques disciplinaires et aux questions de gestion politique qu’à un effort d’élaboration scientifique » [4].
Une société devenue sécuritaire qui impose aux psychiatres et psychologues l’évaluation de la dangerosité
3Comme la plupart des pays européens et dans le sillage des Anglo-Saxons, notre société connaît un important affichage médiatique et émotionnel des crimes qu’ils soient ou non commis par des malades mentaux et, de façon régulière, le procès du psychiatre est fait sans nuances : le psychiatre traitant qui a failli comme si l’obligation de résultat était devenue la règle dans l’accompagnement socio-médico-psychologique du criminel, mais aussi l’expert qui n’a pas su en apprécier la dangerosité. Procès de la psychiatrie, mais aussi attente paradoxale vis-à-vis des psychologues et psychiatres puisque depuis la loi du 10 août 2007 sur la récidive et les peines plancher, puis la loi Rétention de sûreté du 25 février 2008, les crimes les plus graves relèvent de l’injonction de soins.
4Depuis 2005, les rapports parlementaires s’enchaînent, centrés sur la dangerosité et son évaluation, grande préoccupation de nos élus qui n’ont pas manqué de se déplacer à l’étranger pour étudier les expériences hollandaises, allemandes, belges, canadiennes ou du Royaume-Uni et qui s’interrogent sur « l’exception française » :
- En juillet 2005, Jean-François Burgelin dépose le rapport « Santé, justice et dangerosité, pour une meilleure prise en charge de la récidive » [5]. Il propose le renforcement des formations initiales et continues en psychiatrie médico-légale et le développement de la recherche sur l’évaluation de la dangerosité psychiatrique et de ses facteurs. Il insiste sur la nécessité du développement de la psycho-criminologie : indicateurs, évaluation et mode de prise en charge des individus présentant une dangerosité psycho-criminologique. Il propose que se développe la recherche sur les pratiques et les thérapeutiques possibles des personnes présentant une dangerosité criminologique. Il suggère l’amélioration de l’évaluation de la dangerosité des détenus avec la création de centres régionaux d’observation et l’élaboration de projets de prise en charge confiés, au sein de chaque région pénitentiaire, aux équipes d’un ou plusieurs établissements pour peines.
- En juin 2006, est déposé le rapport Gougeon et Gauthier au Sénat sur « les mesures de sûreté concernant les personnes dangereuses ». Celui-ci se centre beaucoup plus sur la dangerosité des malades mentaux en prenant en compte leur accumulation en détention et l’inadaptation de la prison à leur prise en charge. Il propose de mettre en place des centres d’expertises, sous la responsabilité d’une équipe pluridisciplinaire, où pourrait être placée pendant une durée de l’ordre de 25 jours la personne poursuivie pour des infractions particulièrement graves. Il reprend la proposition d’équipes ressources interrégionales suggérée par le rapport de Jean-François Burgelin.
- En novembre 2006 Jean-Paul Garraud dépose le rapport au premier ministre : « Réponse à la dangerosité » [6] et la journée qu’il a organisée à l’Assemblée nationale en octobre 2008, « Neutraliser les grands criminels », est dans le prolongement de ce rapport. Au-delà d’un durcissement du droit pénal et d’une extension des mesures de sûreté, il préconise le développement d’une activité de recherche scientifique afin de définir les critères objectifs de dangerosité en distinguant la dangerosité criminologique de la dangerosité psychiatrique. Il propose de développer et de soutenir des recherches menées conjointement par les universitaires et professionnels aux fins d’élaborer des outils actuariels d’évaluation de la dangerosité criminologique pouvant être utilisés au soutien d’un examen clinique. Il préconise la création d’une « école de formation des experts » qui, placée sous l’autorité du ministère de la justice, dispenserait des enseignements de méthodologie de l’expertise judiciaire et de méthodologie de la rédaction des rapports, tout en permettant de créer les conditions d’une culture de complémentarité entre les différentes disciplines expertales ainsi qu’une synergie avec la formation des enquêteurs et des magistrats.
- En mai 2008, le rapport du premier président de la Cour de cassation, Vincent Lamanda, au président de la République, « Amoindrir les risques de récidive criminelle des condamnés dangereux », incite à la mise en place d’un enseignement de criminologie.
Un droit pénal qui abandonne le modèle welfare pour évoluer vers un modèle néolibéral marqué par la « new penology »
5La plupart des sociétés industrialisées contemporaines abandonnent depuis une quinzaine d’années le modèle welfare de justice pénale, modèle d’une justice ou d’une société paternaliste à vocation préventive et éducative, marquée par la solidarité, l’assistance et le contrôle, pour évoluer vers un modèle néolibéral. Ce modèle néolibéral qui se diffuse dans toute l’Europe, surinvestit la problématique sécuritaire, prend distance avec la prévention, se contentant de cibler les populations à risques telles que les mineurs ou les malades mentaux ; il inverse la dialectique de la responsabilité de l’auteur avec une obligation d’assumer et de réparer et met en place des doubles peines : privation de liberté dans un premier temps puis mesures de sûreté sur de longues périodes après la sortie de l’établissement pénitentiaire. Comme le soulignent Francis Bailleau et Yves Cartuyvels, la cassure néolibérale notée dans la plupart des pays industrialisés met en place, de façon déterminée, une politique de réduction des risques : « Chacun est responsable de sa propre trajectoire, il est contre-productif de vouloir réduire les inégalités sociales, et dans le champ de l’ordre public, une société doit légitimement se contenter de gérer au moindre coût les effets néfastes des déviances. Elle doit chercher à réduire les risques sociaux et les nuisances qui sont associées aux déviances, sans se pencher trop ou encore moins prendre en charge les causes collectives de ces déviances individuelles [9]. » La préoccupation n’est plus le pari sur l’homme et sa réadaptation, dans le sillage de Beccaria, mais le comportement criminel et les peurs qu’il génère. La générosité et le pari sur la capacité de réhabilitation de l’homme du modèle welfare de l’après-guerre sont considérés comme utopiques et économiquement non rentables. La politique de la plupart des démocraties électoralistes bascule dans de sens des exigences populaires qui réclament la protection des citoyens par la réduction des risques et la tolérance zéro. Ian Hacking [10] parle de « domestiquer le hasard » pour décrire la tendance des sociétés actuelles évoluant vers la gestion du risque par la réglementation, une tendance qui se met en place aux États-Unis en 1960, au Royaume-Uni en 1980 et se développe dans notre pays et dans le reste de l’Europe autour des années 2005. P. O’Malley [11, 12], en Australie, souligne la place de la politique de réduction des risques : « Dans la sociologie contemporaine il est presque banal de déclarer que nous vivons dans une société du risque. Pour la grande majorité, il ne semble plus nécessaire d’attirer l’attention, même celle d’un public de spécialistes, sur le fait que les routines et pratiques du gouvernement fondé sur le risque imprègnent la plupart des dimensions de notre vie… Les paramètres du risque font les régimes de sécurité qui essayent de transformer chacun de nous en un praticien de la prévention du crime et dans certains cas de transformer nos maisons et même nos communautés en forteresses à haute technologie. Les évaluations psychiatriques sont maintenant formulées en termes de risques que les patients posent, à eux-mêmes et aux autres, alors que, dans de nombreuses juridictions, ceux qui ont commis des infractions sexuelles sont identifiés publiquement afin que leurs voisins connaissent les risques qu’ils représentent. L’emprisonnement à grande échelle est pratiqué dans certains États comme une manière de réduire les risques de crimes, cette stratégie étant complétée par l’application de tableaux déterminant la durée des peines sur le fondement du risque, ce qui se substitue à la prise de décision judiciaire. » La « new penology » lancée aux États-Unis par Malcolm Feeley et Jonathan Simon [13] abandonne le regard porté par le juge sur l’individu auteur du crime. Pour Feeley et Simon, il s’agit de « substituer à la description morale ou clinique de la personne un langage actuariel de calculs probabilistes et de distributions statistiques appliquées aux groupes de populations ». Pour eux les nouvelles stratégies pénologiques ne doivent pas se préoccuper de savoir pourquoi les criminels commettent leurs actes illicites, mais plutôt de la façon de gérer le plus efficacement possible leur niveau de risque de récidive.
L’abandon du concept de dangerosité pour celui du risque de violence après la critique du jugement clinique de l’expert par Monahan
6Les travaux de Monahan [14] développées à partir des années 1981 vont renforcer les idées de la nouvelle pénologie quand celui-ci va démontrer que les évaluations des psychiatres et des psychologues experts ne sont fiables que dans un cas sur trois pour ce qui concerne la prédiction de la dangerosité. Monahan démontre effectivement que dans deux cas sur trois psychiatres et psychologues surévaluent la dangerosité en « ouvrant le parapluie », avec comme conséquence une rétention durable de l’individu expertisé que rien ne peut justifier. Il s’appuie sur de nombreuses études de cohortes pratiquées aux États-Unis dans les années 1980 et notamment sur les cas dits « Baxstrom » étudiés par Steadman et Cocozza en 1974 et sur les cas Dixon publiés par Tornberry et Jacoby en 1979. Les travaux de Monahan auront un écho très important aux États-Unis dans les années 1990 avec une critique vive des insuffisances du juge comme de celle du psychiatre ou du psychologue expert. Ces critiques de l’expertise psychiatrique pénale dans la prédiction de la dangerosité renforceront l’apport de la nouvelle pénologie dans le sens de travaux de recherche sur les calculs probabilistes et de distributions statistiques appliquées aux groupes de populations dangereuses. Dans la plupart des pays, l’évaluation psychologique individuelle va être abandonnée à partir des années 1992, pour se tourner vers une catégorisation des auteurs de délits de crimes classés en groupes taxonomiques déterminés par des travaux de recherche statistique sur les taux de base, dégageant des tables de prédiction du risque. Après les États-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, la Grande-Bretagne puis la plupart des pays européens vont faire de l’évaluation du risque de violence un élément important de l’expertise psychiatrique ou psychologique. Pour Pratt, « le changement qui est intervenu par la suite consistait à rejeter complètement le concept de dangerosité en faveur du concept de risque de violence. Ce dernier est un concept purement statistique et probabiliste, et n’indique absolument aucun attribut véritable de l’individu. Là où on démontrait que le diagnostic clinique était imparfait, la démarche actuarielle allait réduire la possibilité de l’erreur humaine au moyen de la comparaison statistique de profils correspondants à la population dangereuse » [15]. La criminologie incite donc à passer du concept d’individu dangereux à celui d’individu à risque : si la dangerosité caractérise l’individu, le risque est entrevu de façon beaucoup plus large. Il résulte de la combinaison de facteurs multiples et de leur association circonstancielle. Comme le souligne Rose, « la dangerosité elle-même est redéfinie, elle n’est plus conçue comme une psychopathologie antisociale enfouie dans le cœur et l’âme de l’individu, mais elle est le résultat d’une combinaison de faits concernant la conduite passée et sur la probabilité d’échec à exercer des capacités de contrôle et de maîtrise de soi sur les pulsions agressives vis-à-vis des autres ou sur ses sentiments vis-à-vis de soi-même » [16]. Comme l’analyse Véronique Voruz [17], sont ainsi déterminés en Grande-Bretagne les « high-risk or high-rate offenders » qui font l’objet d’un traitement pénal particulier en dehors même de leur psychopathologie. Une nouvelle catégorie clinique est ainsi introduite en Grande-Bretagne : les DSPD (Dangerous and Severe Personnality Disorders). Il s’agit dans cette démarche de réduire le risque de comportements violents, soit par l’amélioration des conditions de vie du délinquant, soit par des mesures limitant le risque de violence en isolant ou en incapacitant ceux qui ont été identifiés par les mesures probabilistes comme créateurs de risque.
Le développement des méthodes actuarielles et des entretiens cliniques structurés
7De multiples outils ont été développés aux États-Unis à partir des années 1990. Plusieurs outils ont marqué l’histoire de leur création : la Psychopathy Checklist (PCL-R) de Hare en 1991 qui explore les traits psychopathiques, la HCR 20 (Assessing Risk for Violence) de Webster en 1997, le Sex Offender Risk Appraisal Guide, de Quincey et al. en 1998, le VRAG (Violence Risk Appraisal Guide) de Quincey et al. en sont les principales. Le tableau 3 reprend les échelles actuarielles et les entretiens cliniques structurés les plus utilisés.
8Avec Gilles Côté [18] on peut les séparer ces outils d’évaluation en deux catégories :
- ceux qui ont pour objet de prédire le risque selon une approche actuarielle, prédiction du comportement violent à partir d’une probabilité statistique ; c’est le cas par exemple de la VRAG de Quincey et al. (tableau 1) qui comporte 12 critères : psychopathie, inadaptation scolaire, trouble de la personnalité, âge au moment du délit, séparation des parents, manquement antérieur à une libération sur parole, histoire de délits non violents, ne pas être marié, schizophrénie, blessure sérieuse infligée à la victime, abus d’alcool, femme comme victime ;
- soit ceux qui ont pour objet d’aller au-delà de son évaluation pour gérer ce même risque, comme c’est le cas de la HCR 20 de Webster présentée comme aide-mémoire à mi-chemin entre approche quantitative et approche qualitative et en prenant en compte le fait que l’évaluation finale demande une confrontation à la clinique. La HCR 20 est construite sur trois types de facteurs (tableau 2) :
- facteurs historiques. Violence antérieure, premier acte de violence à un jeune âge, instabilité relationnelle, problèmes d’emploi, toxicomanie, maladie mentale grave, psychopathie, inadaptation dans l’enfance ou l’adolescence, troubles de la personnalité et échec antérieur de la surveillance,
- facteurs cliniques. Difficulté d’introspection, attitudes négatives, symptômes actifs de maladie mentale, impulsivité, résistance au traitement,
- facteurs de gestion du risque. Plans irréalisables, exposition à des facteurs déstabilisants, manque de soutien personnel, inobservation de mesures curatives et stress.
VRAG (Violence Risk Appraisal Guide) [23]
VRAG (Violence Risk Appraisal Guide) [23]
HCR 20 (Historical Clinical Risk Management 20 item scale), Webster, 1997 [24]
HCR 20 (Historical Clinical Risk Management 20 item scale), Webster, 1997 [24]
9De nombreuses autres échelles ont été proposées pour évaluer les risques de violence dans des situations diverses : risque de récidive avec violence, risque récidive sexuelle, risque de violence conjugale, risque de violence au travail, risque général de récidive ou outils d’évaluation des populations de condamnés. Frédéric Millaud propose un inventaire de la dangerosité des patients psychiatriques, évaluation partagée par l’équipe de soins (tableau 3).
Échelles d’évaluation des risques anglo-saxonnes : instruments actuariels et entretiens cliniques structurés
Échelles d’évaluation des risques anglo-saxonnes : instruments actuariels et entretiens cliniques structurés
10L’utilisation des méthodes actuarielles d’évaluation de la dangerosité (ou plutôt de prédiction du risque de violence) est longtemps restée l’apanage des États-Unis puis du Canada et de l’Australie. Le Canada a pondéré son engagement initial et nombreux sont les auteurs qui comme G. Côté ou F. Millaud [19, 20] superposent l’évaluation quantitative et qualitative tout en utilisant au mieux la HCR 20 comme aide-mémoire pour les équipes cliniques, comme le propose Bruno Gravier [21]. L’emploi des échelles actuarielles est plus embryonnaire dans les pays européens : Belgique, Pays-Bas ou Suède, à titre expérimental, ou dans des institutions de « forensic psychiatry » spécialisées en défense sociale. Cependant devant les pressions sociales et politiques les méthodes d’évaluation actuarielles se sont implantées dans tous les pays européens comme le démontre bien le rapport à la commission européenne de Jean-Philippe Giovannangelli, Jean-Phlippe Cornet et Christian Mormont [22].
11Les critiques multiples apportées à ces méthodes sont surtout centrées sur le poids qu’elles apportent aux items de psychopathie et sur la place de celle-ci dans les groupes de référence très marqués par les études initiales de validation réalisées dans les pays anglo-saxons. La traduction et la validation de ces échelles aux pays francophones sont en cours pour plusieurs d’entre elles mais la réticence des cliniciens reste très présente dans notre pays où l’évaluation actuarielle n’est pas plus utilisée à l’hôpital psychiatrique, dans les SMPR ou UMD que dans le cadre expertal. La critique la plus habituellement formulée tient au risque de catégoriser la population en deux groupes : les dangereux et les non dangereux, classement variable en fonction du « cut-off » d’une échelle actuarielle, en retrouvant là les critiques prémonitoires de Aldous Huxley en 1932 dans Brave New World et son anticipation dystopique d’un monde de ségrégation. Webster, quand il présente son HCR-20 rappelle qu’il s’agit d’une échelle à la seule disposition du clinicien, que celui-ci doit toujours rapprocher de l’évaluation clinique et que, même comme expert, il ne saurait communiquer au magistrat une évaluation chiffrée, alors même qu’il ne propose pas de « cut-off » pour son échelle.
12La récente loi Rétention de sûreté de février 2008 qui relie la rétention à l’issue de la peine d’emprisonnement à deux expertises psychiatriques associées à une observation de six semaines au centre national d’observation va sûrement modifier les pratiques dans notre pays. Une étape de transition pourrait être d’utiliser des méthodes d’évaluation confrontées à l’observation clinique et partagées dans l’équipe de soins comme le propose Frédéric Millaud.
Conclusion
13La France ne pourra pas rester une exception en ce qui concerne l’évaluation de la dangerosité ou plutôt du risque de violence si l’on prend en compte la politique pénale sécuritaire néolibérale qu’elle connaît et le fait que tous les pays européens se laissent gagner par l’évaluation actuarielle du risque de violence. Faut-il penser que la psychiatrie aura les moyens de rester étrangère à cette évolution en déléguant toute évaluation dans ce domaine à un corps de criminologues bien séparés des psychiatres cliniciens ou experts ? Ne faut-il pas plutôt penser que les psychiatres et psychologues, qui ont toujours été dans notre pays la source essentielle de la criminologie clinique, devront envisager d’être présents en s’orientant vers des formations complémentaires de criminologie aussi utiles pour les cliniciens que les experts et en contribuant à une psycho-criminologie au plus prêt de la clinique.
Références
- 1Discours d’ouverture de Madame La Garde des Sceaux, Colloque « Neutraliser les grands criminels », Assemblée nationale, 17 octobre 2008.
- 2Bourgeois M, Bénézech M. Dangerosité criminologique, psychopathologie et comorbidités psychiatriques. Ann Méd Psychol 2001 ; 159 : 475-86.
- 3Gravier B. « Comment évaluer la dangerosité dans l’expertise psychiatrique pénale et quels sont les difficultés et les pièges de cette évaluation 151-162 ». In : Senon JL, Pascal JC, Rossinelli G (sous la direction de). Expertise psychiatrique pénale, audition publique des 25 et 26 janvier 2007. Montrouge : John Libbey, 2008.
- 4Debuyst C. Dangerosité et justice pénale, ambigüité d’une pratique. Paris : Masson, 1981.
- 5Burgelin JF. Santé, justice et dangerosité, pour une meilleure prise en charge de la récidive, juillet 2005.
- 6Garraud JP. Réponses à la dangerosité (novembre 2006) ; rapport d’information du Sénat sur les mesures de sûreté concernant les personnes dangereuses (juin 2006).
- 7Loi n° 2008-174 du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental.
- 8Senon JL,Manzanera C. L’obligation de soins dans la loi renforçant la lutte contre la récidive. Dalloz AJPénal 9/2007 : 367-71 ; Senon JL, Manzanera C. Psychiatrie et justice : de nécessaires clarifications à l’occasion de la loi relative à la rétention de sûreté. Dalloz AJPénal 4/2008 : 176-80.
- 9Bailleau F, Cartuyvels Y. La Justice pénale des mineurs en Europe, entre modèle Welfare et inflexion néolibérale déviances et société logique sociale. Paris : L’Harmattan, 2007.
- 10Hacking I. The Taming of Chance. Cambridge-New York-Port Chester : Cambridge Univ. Press, 1990.
- 11O’Malley P. Experiments in risk and criminal justice. Theoretical Criminology 2008 ; 12 : 451-70.
- 12O’Malley P. The Currency of Justice. Fines and Damages in Consumer Societies. London : Routledge-Cavendish, 2009.
- 13Feeley M, Simon J. The new penology: notes on the emerging strategy of corrections and its implications. Criminology 1992 ; 30 : 449-74.
- 14Monahan J. “Predicting violent behavior: an assessment of the clinical techniques”. In : Sage and Monahan J, Steadman HJ. Violence and Mental Disorder : Developments in Risk Assessment. University of Chicago Press, 1996.
- 15Pratt J. Dangerousness, risk and technologies of power. Australian and New Zealand Journal of Criminology 1995 ; 28 : 32.
- 16Rose N. Government, authority and expertise in advance liberalism. Economy and Society 1993 ; 22 : 283-99.
- 17Voruz V. Psychanalyse et criminologie : stratégies de résistance. Mental 2008 ; 21 : 75-90.
- 18Côté G. Les instruments d’évaluation du risque de comportements violents : mise en perspective critique. Criminologie 2001 ; 34 : 31-45.
- 19Millaud F, Dubreucq JL. « Prédiction des comportements violents des maladies mentaux. Synthèse de la littérature internationale ». In : Senon JL, Pascal JC, Rossellini G. (éds.). Expertise psychiatrique pénale. Montrouge : Éditions John Libbey Eurotext, 2007, p. 237-242.
- 20Millaud F, Roy R, Gendron P, Aubut J. Un inventaire pour l’évaluation de la dangerosité des patients psychiatriques. Revue canadienne de psychiatrie 1992 ; 37 : 608-15.
- 21Gravier B. « De la dangerosité à l’évaluation du risque de violence ». In : Senon JL, Lopez G, Cario R. Psychocriminologie. Paris : Dunod, 2008.
- 22Giovannangelli D, Cornet JP, Mormont C. Étude comparative dans les 15 pays de l’Union européenne : les méthodes et les techniques d’évaluation de la dangerosité et du risque de récidive des personnes présumées ou avérées délinquants sexuels, Programme STOP de la commission européenne, Université de Liège, septembre 2000.
- 23Quinsey VL, Harris GT, Rice ME, Cormier CA. Violent Offenders: Appraising and Managing Risk. Washington, DC : American Psychological Association, 2006.
- 24Webster CD, Douglas KS, Eaves D, Hart SD. HCR-20: Assessing Risk for Violence, version 2. Burnaby, British Columbia : Mental Health, Law, & Policy Institute, Simon Fraser University, 1997.
Mots-clés éditeurs : évaluation actuarielle, new penology, dangerosité criminologique, droit pénal postmoderne, dangerosité psychiatrique
Date de mise en ligne : 15/11/2012
https://doi.org/10.1684/ipe.2009.0536