Couverture de INPSY_8902

Article de revue

Roger Misès (1924–2012)

Pages 193 à 195

Notes

  • [1]
    Nicole Garret-Gloanec, au nom de la SIP, l’évoquait dans l’Information Psychiatrique de novembre 2012

1Le 23 juillet 2012, Roger Misès nous a quittés à l’âge de 88 ans. La pédopsychiatrie publique est en deuil, elle a perdu son père fondateur [1].

2Pour ceux qui l’ont connu, Roger Misès, c’était d’abord une intelligence… rayonnante, synthétique, dominante… qui puisait sa force dans une sensibilité qu’elle endiguait et dont elle se nourrissait.

3C’était aussi de longues phrases… comme ces grandes vagues où l’on cherche du regard vers où se dirige le surfeur… Elles débutaient par un enroulement dans une direction, par exemple l’axe structural, qu’il dominait en équilibre sur la crête, et de façon inattendue, la vague s’enroulait brusquement dans une autre direction, vers l’axe développemental… et dans ce mouvement, la vague avait raclé le fond, charriant les sables de la biologie, des neurosciences, de l’éducation, de l’évolution sociétale… avant de venir s’ourler sur la plage institutionnelle aux pratiques multidimensionnelles… Éclaboussés, haletants, nous étions admiratifs du surfeur sorti de l’eau qui nous saluait d’un « nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas ? » entraînant l’adhésion de l’auditoire.

4À ce talent de meneur de foule, il associait – marque des très grands – une capacité à vous tenir un discours singulier en forme de confidence qui laissait entendre que vous étiez le plus préféré de ses élèves préférés et que c’était à vous, en tant que personne singulière, qu’il confiait le fond de sa pensée.

5Cet ogre de travail, omniprésent dans le champ de la psychiatrie infantile pendant plus de 50 ans, était aussi une fine bouche. Sa mémoire était prodigieuse quand il évoquait tous les restaurants qu’il avait fréquentés au fil de ses nombreuses interventions dans l’Hexagone. Malgré les sollicitations de ses amis, il n’a jamais écrit le guide gastronomique qu’ils attendaient de lui. Il laisse en revanche 1 400 publications et quelques livres…

6Une profonde unité de démarche constitue ce « fonds misèssien ». Elle tient à la rencontre de ce psychiatre psychanalyste avec la population de la Fondation Vallée au milieu du xxe siècle, à une époque où la pédopsychiatrie publique n’existait pas encore. Quelques lieux de concentration pour arriérés profonds la résumaient. La Fondation Vallée était un de ceux-là dans la région parisienne, végétant depuis Bourneville. Les enfants n’y entraient que sous le régime de l’internement (Loi de 1838). Roger Misès, médaille d’or de l’internat, brillant chef de clinique chez Georges Heuyer à la Salpêtrière, va très curieusement choisir de faire carrière dans cet endroit où il était d’usage de passer le plus vite possible. Il va s’investir pour transformer l’asile en dispositif de soin. Il va conjuguer, avec persévérance et talent, le travail clinique d’observateur et celui d’organisateur.

7À ses débuts, il a 30 ans, le contexte historique est celui de l’expansion des concepts psychanalytiques et, parallèlement, des possibilités économiques (au milieu des Trente Glorieuses). Roger Misès va entreprendre de front des travaux nosographiques, une implication dans les politiques de santé, une présence militante illustrant et défendant ses conceptions, un engagement dans l’enseignement autour des nouvelles pratiques de la politique de secteur en « psychiatrie infanto-juvénile ».

8Francophone, il s’est tenu à l’écart des rencontres internationales, probablement en raison de sa mauvaise pratique de la langue anglaise. Il aimait entreprendre ce qu’il maîtrisait. Quel dommage que ses professeurs d’anglais aient été si médiocres ! Comment ne pas rêver d’un Misès croisant le fer avec les Anglo-Saxons et qui sait ?… leur inculquant le virus de la psychopathologie psychodynamique !

9Dès le début, il revisite les tableaux cliniques de la population internée à la Fondation Vallée « sous l’éclairage novateur de la psychopathologie psychanalytique ». Reprenant les travaux d’Anna Freud, il les applique aux troubles graves de l’identité. Cela débouche sur une œuvre de nosographie des troubles de l’identité chez l’enfant : notions de psychose précoce déficitaire (1963), dysharmonie psychotique (1966), déficience dysharmonique (1975), démembrement du cadre des démences épileptiques (1968) et sur la notion de pathologie limite de l’enfant (1981).

10Ce travail de toute une vie de clinicien est couronné par la publication en 1987 de la Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent. Conçu d’abord comme une arme de guerre anti-DSM, cet outil évoluera vers une possibilité de transcodage avec la classification de l’OMS. Très vite, l’usage s’est répandu de l’appeler la « Classification Misès ». Il y était très attaché.

11En 1965, à l’abri de Henri Ey qui patronnait le mouvement du livre blanc de la psychiatrie, il ose imaginer ce que pourrait être une politique de sectorisation en neuropsychiatrie infantile. Cette démarche est hardie pour l’époque car Henri Ey répétait que la psychiatrie des enfants était « de la roupie de sansonnet ». Il donnait la parole à Misès en disant « notre jeune collègue va vous parler des petits arriérés… ». On lira dans ce numéro l’ampleur de vue et, pour tout dire, l’utopie d’un tel projet dans un article republié, datant de cette époque.

12La réalisation de ce rêve va traîner, retardée par les bouleversements universitaires qui suivent les évènements de mai 1968. Ce n’est que le 16 mars 1972 que le projet est concrétisé dans une circulaire qui est un véritable acte de naissance de la psychiatrie infanto-juvénile publique. À notre connaissance, c’est la seule circulaire officielle qui associe une vue psychopathologique à une politique d’organisation. Le phrasé misèssien se retrouve dans le style du texte qui incite à lutter contre « le fléau des maladies mentales chez l’enfant », et à espérer « un retour à la normale » grâce au nouvel éclairage proposé : psychodynamique d’inspiration psychanalytique.

13Inspirateur de la circulaire, Roger Misès en devient l’infatigable défenseur. Il va consolider le dispositif en participant au groupe « Enfance et adolescence » de la Commission nationale des maladies mentales, et à la sous-commission pédopsychiatrique du Conseil supérieur des universités. Il a présidé et sera toujours présent à la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent et des disciplines associées (SFPEADA), et s’engagera avec constance dans le mouvement Croix-Marine devenu Fédération des sociétés d’aide à la santé mentale, mouvement au sein duquel il s’adresse à tous les acteurs du champ de la pédopsychiatrie. Il participe à beaucoup de sociétés et à beaucoup de combats pour l’autonomie de la psychiatrie infantile et sa reconnaissance par tous les acteurs. En fait, Roger Misès supporte mal les limitations administratives dans son élan d’organisateur. Dès 1961, il avait obtenu un texte qui interdit l’internement des mineurs, ce qui lui donnait une liberté d’indication pour l’entrée à la Fondation Vallée.

14Son intelligence lui permet de s’adapter aux évolutions sociétales mais en cherchant toujours à les articuler avec sa conception princeps. Il en sera ainsi pour la notion de handicap mental, et plus difficilement pour la définition de l’autisme élargie aux TED puis au troubles du spectre, évolution pour laquelle cependant, il accepte quelques révisions de détails dans sa classification.

15Depuis son rapport sur la neuropsychiatrie infantile dans le livre blanc de la psychiatrie en 1965, jusqu’à la circulaire de 1992, parue 20 ans après celle de 1972, Roger Misès aura joué un rôle central dans l’évolution de la psychiatrie infantile publique. Il a été de tous les combats identitaires pour défendre une discipline notamment dans le dispositif universitaire où il luttera pour la création de « l’option psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent » au sein du CES de psychiatrie.

16Préoccupé de la transformation des psychiatres en pédopsychiatres, il obtient officiellement de diriger un instrument original de formation continue : « les journées de perfectionnement en psychiatrie infantile » creuset annuel où s’est forgée, au fil des ans dans le dernier tiers du xxe siècle, une identité professionnelle nouvelle : celle de pédopsychiatre du secteur public.

17J’aimerais évoquer ces journées qui m’ont tant apporté personnellement et à partir desquelles j’ai eu l’idée de créer l’Association des psychiatres d’intersecteur (API) en 1985.

18Les journées s’ouvraient par un rituel le lundi matin où Roger Misès mettait en scène l’articulation fondamentale de son œuvre entre la clinique et la politique, la psychanalyse et la pédopsychiatrie. Une information administrative était donnée par un responsable ministériel et pendant que cet officiel s’exprimait, le ou la perfectionné(e) pouvait laisser errer son regard sur la tribune… Des personnes d’un âge certain offraient leur discours, leur expérience et leur personnalité à la spéculaire admiration des trentenaires représentants du peuple des intersecteurs… Les grands-pères fondateurs étaient alignés entourant Roger Misès : Pierre Mâle, Serge Lebovici, René Diatkine, Michel Soulé… et s’ouvrait une grande célébration annuelle de la pédopsychiatrie publique. Personne ne pouvait confondre journées de perfectionnement et dispersion idéologique, avant la chute du mur de Berlin. On se perfectionnait, certes, mais en creusant le même sillon. Quand les représentants perfectionnés revenaient dans leurs intersecteurs de province et que se mettait à y souffler le vent de l’antipsychiatrie, de la désinstitutionalisation, de la dépsychiatrisation socialisante, des interprétations lacaniennes dissidentes, et finalement des neurosciences et des contraintes budgétaires, ils pouvaient rêver de revenir l’année suivante sur la rive gauche de la Seine, à l’abri des tumultes, pour se ressourcer tous ensemble dans le courant psychodynamique référentiel en toute sérénité.

19La Fondation Vallée sortait alors de la réalité, nous entrions dans la légende. Le phrasé de Roger Misès savait si bien nous entraîner que son histoire personnelle devenait notre histoire à tous. Légende et illusion bien sûr, roman familial de la pédopsychiatrie publique… mais narration indispensable pour nous rappeler aujourd’hui que l’ignorance psychopathologique et la caricature de médicalisation justifient la ségrégation asilaire, et que l’amélioration constatée, en grande partie grâce à Roger Misès dans les 60 dernières années, pourrait se détériorer demain.


Date de mise en ligne : 28/03/2013

https://doi.org/10.1684/ipe.2013.1032

Notes

  • [1]
    Nicole Garret-Gloanec, au nom de la SIP, l’évoquait dans l’Information Psychiatrique de novembre 2012

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.169

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions