Notes
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Neurobiologiste, directeur de recherche au CNRS, Université Bordeaux-II, Institut des maladies neurodégénératives, CNRS UMR 5293, 146, rue Léo-Saignat, 33076 Bordeaux, France
<francois.gonon@u-bordeaux2.fr> -
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La fiabilité inter-juge est le degré d’accord entre les diagnostics posés par différents médecins à propos d’un même patient.
Introduction
1La psychiatrie reste un domaine singulier parmi les sciences médicales. Contrairement à de nombreux domaines en médecine somatique et malgré d’intenses efforts depuis un demi-siècle, la recherche en biologie n’a pas contribué de manière notable aux progrès de la pratique clinique [10]. Bien souvent, ce sont des découvertes faites par hasard qui ont permis de proposer de nouveaux traitements, puis des recherches cliniques qui en ont prouvé les bénéfices et les limites. Plus fondamentalement, la classification des maladies mentales fait toujours débat. Le présent article synthétise les critiques portées à l’encontre des deux classifications actuellement dominantes : le Manuel statistique des maladies mentales dans sa quatrième version (DSM-IV) publié par l’Association des psychiatres américains (APA) et la Classification internationale des maladies proposée par l’OMS dans sa dixième version (CIM-10). Le DSM-IV et la version encore en vigueur de la CIM-10 ont été publiés à deux ans d’écart (1994 et 1992) et leurs concepteurs les ont voulus proches. Par conséquent, les critiques récentes visant le DSM-IV sont aussi largement applicables à la CIM-10. Nous avons sélectionné ici les critiques émanant des psychiatres anglo-saxons les plus connus et les plus respectés. Nous avons en particulier largement cité quatre responsables du DSM-IV, Allen Frances, Michael First, Robert Kendell et Melvin Sabshin, ainsi que Steven Hyman qui a dirigé le National Institute of Mental Health (NIMH, États-Unis) et préside actuellement le Groupe de travail chargé de la révision de la CIM-10 pour les maladies mentales. Cet article a pour but principal de rendre accessible au public francophone une synthèse des critiques anglo-saxonnes les plus récentes.
Le DSM est-il scientifiquement validé ? Une synthèse des critiques américaines actuelles
Bref rappel historique
2Ce bref rappel s’appuie sur l’article du psychiatre américain Joseph Pierre [32]. La première version du DSM date de 1952 et la deuxième, le DSM-II, de 1968. Le DSM-II distinguait entre les pathologies d’origine organique et celles d’origine psychogène, ces dernières étant divisées en deux classes : les psychoses et les névroses. Il était donc clairement influencé par les psychiatres qui pratiquaient la psychanalyse et souhaitaient voir leurs traitements pris en charge par les assurances. Dans les deux cas, les différentes pathologies étaient définies par des descriptions de patients types (descriptions prototypiques).
3Par rapport aux précédentes, la troisième version (DSM-III), publiée en 1980, a représenté une véritable rupture. Les raisons politiques et sociales de ce changement ont été analysées notamment par Stuart Kirk et H. Kutchins [17]. Deux objectifs scientifiques ont aussi guidé les rédacteurs du DSM-III. Premièrement, le principe des descriptions prototypiques du DSM-II a été considéré comme la cause de sa mauvaise fiabilité inter-juge : les décisions diagnostiques prises par deux médecins à propos du même patient étaient trop souvent différentes. Il a donc été décidé de définir chaque diagnostic par une liste de critères et des règles d’exclusion. Deuxièmement, les hypothèses psychanalytiques concernant l’étiologie des maladies mentales ont été critiquées par l’APA pour leur manque de preuves scientifiques. Constatant qu’aucune théorie ne permettait de rendre compte de cette étiologie, l’APA a décidé que le DSM-III serait athéorique : chaque maladie n’est définie que par ses symptômes caractéristiques. Les promoteurs du DSM-III espéraient ainsi que la recherche en psychiatrie biologique permettrait de découvrir des marqueurs biologiques spécifiques à chaque pathologie et que la recherche de nouveaux médicaments psychotropes en serait facilitée.
4Publié en 1994, le DSM-IV, et sa version révisée en 2000, ne présentent pas de changement majeur par rapport au DSM-III. Depuis 1999, l’APA prépare une cinquième version et sa publication sans cesse repoussée est maintenant annoncée pour mai 2013. Cependant, les oppositions aux changements entre DSM-IV et DSM-V ont été si vives aux États-Unis que, selon son annonce du 1er décembre 2012, l’APA a finalement tranché en faveur de modifications mineures.
Le DSM et la recherche de marqueurs biologiques des maladies mentales
5Malgré d’intenses recherches depuis la publication du DSM-III en 1980, aucun marqueur biologique (tests génétiques ou biochimiques, imagerie cérébrale, etc.) n’a encore été validé pour aider au diagnostic des troubles mentaux. Citons par exemple Greg Miller dans un éditorial de la prestigieuse revue Science : « Quand la première conférence de préparation du DSM-V s’est tenue en 1999, les participants étaient convaincus qu’il serait bientôt possible d’étayer le diagnostic de nombreux troubles mentaux par des marqueurs biologiques. Actuellement [en 2010], les responsables reconnaissent qu’aucun indicateur biologique n’est suffisamment fiable pour contribuer au diagnostic » [27]. Il est maintenant certain que le DSM-V ne mentionnera aucun biomarqueur d’aide au diagnostic. Selon Allen Frances, la mise au point de biomarqueurs en psychiatrie prendra plusieurs décennies et ceux-ci ne seront de toute façon applicables qu’à un petit nombre de patients souffrant des pathologies les plus sévères [8]. Allen Frances explique : « si les neurosciences ont fait progresser notre connaissance du fonctionnement cérébral, plus nous en apprenons sur le cerveau plus celui-ci apparaît d’une inéluctable complexité » [8]. C’est également l’avis de Steven Hyman : « La neurobiologie a fait de réels progrès, mais n’a pas encore atteint un niveau qui lui permettrait de contribuer utilement à la définition des différentes pathologies » [12].
La fiabilité inter-juge du DSM
6D’après son principal promoteur, Robert Spitzer, la fiabilité inter-juge [2] du DSM-III était supérieure à celle des précédents DSM [41]. En réalité, selon Michael First [5], une seule étude a comparé dans les mêmes conditions la fiabilité du DSM-III à celle du DSM-II. Il en ressort que les deux fiabilités sont identiques. Comme on pouvait s’y attendre, elles sont satisfaisantes pour les pathologies les plus sévères et médiocres pour les autres [25]. Selon Michael First [5] et Allen Frances [7], la fiabilité inter-juge des DSM-III et DSM-IV a été largement surestimée. De plus, cette fiabilité est encore plus médiocre en pratique clinique. Ainsi, le diagnostic posé par des chercheurs expérimentés utilisant les protocoles standardisés recommandés par le DSM diffère souvent de celui des psychiatres en pratique clinique quotidienne pour le même patient [33, 39]. Par exemple, pour les pathologies non psychotiques, l’accord entre les spécialistes et les cliniciens était nettement insuffisant avec un coefficient kappa de fiabilité inter-juge variant entre 0,12 et 0,33 (ce coefficient varie entre de 0 à 1 pour une parfaite fiabilité inter-juge. En médecine, un kappa supérieur à 0,5 est considéré comme satisfaisant) [39].
La validité du DSM
7La validité est le critère le plus « scientifique » d’une classification. Pour que la définition d’une maladie soit valide, elle doit permettre de la distinguer des autres maladies et de la normalité. En médecine somatique, les marqueurs biologiques ont beaucoup contribué à la définition d’entités valides. Leur absence en psychiatrie représente donc un handicap considérable. Cependant, il est arrivé que certaines pathologies uniquement définies par leurs symptômes soient reconnues comme valides malgré l’absence de biomarqueurs et sans qu’on en connaisse l’étiologie. Par exemple, le syndrome de Down a été décrit et reconnu comme une entité dès le début du xixe siècle sur la base de critères physiques (le « mongolisme ») associés au retard mental et n’est devenu la « trisomie 21 » qu’en 1959. En l’absence de biomarqueur et d’étiologie connue, la validité d’une pathologie repose alors sur une description permettant de la distinguer des autres pathologies et de la normalité.
8Pour Robert Kendell, psychiatre britannique qui a été très impliqué dans la production des DSM-III et -IV, si l’on s’accorde sur cette définition de la validité, le constat est clair : les diagnostics psychiatriques définis par le DSM-IV ne peuvent pas être considérés comme valides. D’ailleurs, le préambule du DSM-IV reconnaît explicitement que la validité des définitions proposées n’est nullement prouvée [14]. Les études publiées depuis lors vont toutes dans le sens d’une absence de validité pour quatre raisons qui ont été soulignées aussi bien par Robert Kendell [14] que par Steven Hyman [12]. Premièrement, la plupart des patients souffrent d’une combinaison variable de plusieurs troubles : la comorbidité, qui aurait du rester rare si la validité du DSM avait été satisfaisante, est en réalité très fréquente [19]. Deuxièmement, le DSM-IV et la CIM-10 sont organisés en différentes classes de pathologies qui sont divisées en entités très spécifiques, mais prévoient pour chaque classe une catégorie non spécifiée (not overwise specified [NOS]). Les enquêtes montrent que les catégories NOS sont beaucoup plus souvent utilisées que les autres par les praticiens, et en particulier les médecins généralistes, alors qu’elles auraient dû rester l’exception. Steve Hyman en conclut que les trop nombreuses catégories étroitement spécifiées ne correspondent pas, aux yeux des cliniciens, à des entités « naturelles » [12]. Troisièmement, la frontière entre état pathologique et normalité est nette pour les pathologies sévères, mais franchement imprécise pour les troubles plus bénins comme la dépression [2, 14, 42]. Cela est cohérent avec le fait que des enquêtes épidémiologiques réalisées à la même période aux États-Unis puissent donner des résultats très divergents [35]. Par exemple, la prévalence sur un an de la phobie sociale était de 1,6 % dans une étude et de 7,4 % dans l’autre [35]. Quatrièmement, une même cause peut entraîner des pathologies différentes. Par exemple, les adultes qui ont subi des abus sexuels dans l’enfance peuvent souffrir de dépression, de troubles anxieux, de trouble du comportement alimentaire ou de toxicomanie [14]. De même, une altération chromosomique rare (dite DISC1) observée sur plusieurs générations d’une famille écossaise a entraîné des troubles très variables : schizophrénie, troubles des conduites, dépression, troubles anxieux [1]. Steven Hyman en conclut : « Les données génétiques et familiales ne confirment pas les limites des pathologies définies par le DSM-IV » [12]. Ce manque de validité explique que la définition même de ce qu’est un trouble mental fait toujours débat [29].
Le DSM est-il utile ? Une synthèse des critiques américaines actuelles
9Robert Kendell soulignait la nécessité de bien distinguer la validité de l’utilité. Il considérait que les catégories du DSM-IV n’étaient pas valides, mais qu’elles étaient utiles. De fait, on a du mal à voir comment la psychiatrie clinique pourrait se passer de toute classification. Des troubles mentaux sévères ont été reconnus comme tels dans toutes les cultures. Même si on ne sait pas bien les définir, les patients qui en souffrent nécessitent des soins spécifiques. Mais contrairement à la validité qui est un critère universel, le degré d’utilité dépend de l’utilisateur. Or, le DSM est utilisé par de multiples agents :
- les chercheurs en psychiatrie biologique, en épidémiologie et en psychopharmacologie clinique ;
- les médecins qui vont du psychiatre universitaire au généraliste et les autres soignants ;
- les experts judiciaires ;
- les patients et leur famille, notamment via Internet ;
- l’industrie pharmaceutique pour ses essais cliniques mais aussi pour son marketing ;
- les caisses d’assurances publiques et privées ;
- les enseignants en psychologie et psychiatrie.
L’utilité du DSM pour la recherche
10Le DSM-III a été en partie conçu pour faciliter la recherche de marqueurs biologiques. Trente ans plus tard, le bilan sur ce point est négatif. Certains chercheurs considèrent même que les incertitudes du DSM ont handicapé la recherche de gènes impliqués dans les troubles psychiatriques : « nous ne savons pas si les divers diagnostics correspondent à des maladies différentes ayant des causes biologiques distinctes » [1]. Le NIMH, qui finance aux États-Unis l’essentiel de la recherche publique en neurosciences, en a tiré les conséquences. Considérant, selon son ancien directeur Steven Hyman, que « le DSM a été un obstacle pour la recherche », le NIMH a proposé de financer des recherches hors DSM [26]. Quant à l’épidémiologie des troubles mentaux, il est apparu que l’usage du DSM entraînait de larges divergences dans l’estimation de leur prévalence [35] en raison de l’importante comorbidité [19] et de l’imprécision des limites entre normal et pathologique [2].
L’utilité du DSM pour la psychopharmacologie clinique
11Les recherches cliniques en psychopharmacologie ont utilisé le DSM et la CIM associés aux méthodes de la médecine par les preuves et ces travaux ont incontestablement permis de mieux évaluer l’efficacité des médicaments psychotropes. Par exemple, il a fallu de nombreuses études rigoureuses pour aboutir à la conclusion que, sauf pour les dépressions très sévères, les antidépresseurs SSRI, tant promus par l’industrie pharmaceutique, ne sont pas plus efficaces qu’un traitement placebo [6, 16, 18]. Au total, il est indiscutable que le réel progrès des connaissances en psychopharmacologie clinique a été accompli grâce aux deux classifications internationalement reconnues par la majorité des chercheurs. Cependant, rien ne permet d’affirmer qu’une autre classification, plus resserrée et basée sur des définitions prototypiques, aurait été moins efficace.
L’utilité du DSM pour guider les choix thérapeutiques
12Un argument souvent mis en avant pour affirmer que le DSM-III a représenté un progrès concerne le diagnostic de la schizophrénie [12]. Une enquête de 1972 avait montré que cette maladie était deux fois plus souvent diagnostiquée aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne. Le DSM-III a ajouté un critère de durée des symptômes psychotiques (au moins six mois) qui a permis de la différencier nettement du trouble bipolaire de type I (maniacodépression avec épisode maniaque nécessitant une hospitalisation). La prévalence de la schizophrénie aux États-Unis est alors redescendue au niveau de la Grande-Bretagne et le traitement par les neuroleptiques a été remplacé par du lithium chez de nombreux patients américains diagnostiqués à tort comme schizophrènes [12]. En effet, le lithium n’est pas efficace dans la schizophrénie, mais il l’est pour les troubles bipolaires et ses effets secondaires sont moindres que ceux des neuroleptiques.
13Cependant, cet incontestable progrès ne doit pas masquer le fait que, pour de nombreux troubles moins sévères et plus fréquents, le DSM-IV ne guide pas le clinicien dans le choix du traitement. Même un diagnostic posé en stricte conformité avec le DSM-IV ne permet pas de prédire si tel patient anxieux et/ou dépressif sera plus amélioré avec une psychothérapie, un anxiolytique, un antidépresseur tricyclique, un antidépresseur SSRI ou une combinaison de ces différents traitements. Ce qui importe pour le thérapeute c’est de choisir un traitement et le diagnostic qui est posé n’est bien souvent qu’une justification a posteriori de ce choix initial [30].
L’utilité du DSM pour la pratique clinique
14Une enquête, diligentée en 2010 par l’OMS auprès de près de 5 000 psychiatres dans 44 pays, montre que les deux tiers utilisent la version clinique de la CIM-10 [34]. Même aux États-Unis, les utilisateurs du DSM-IV le jugent beaucoup trop compliqué avec ces 410 pathologies distinctes définies par des listes de critères, et préféreraient la version clinique de la CIM-10. En effet, cette dernière ne procède pas par listes de critères, mais propose des descriptions types. Cette approche prototypique est préférée par 69 % des psychiatres interrogés par l’OMS. Les raisons de cette préférence et leur bien-fondé ont été mises en avant par le psychiatre américain Drew Westeen [43]. De plus, 88 % des psychiatres souhaiteraient une classification réduite à un petit nombre de pathologies distinctes (entre dix et 100) [34]. Ce point de vue est maintenant défendu par Allen Frances, Michael First et Steven Hyman [5, 7, 13] ainsi que de nombreux autres psychiatres américains [29-31]. En effet, puisque aucune classification existante ne peut prétendre à une validité scientifique, tous ces experts estiment qu’il faut privilégier l’utilité clinique.
La place du DSM dans l’enseignement de la psychiatrie
15Dans de nombreuses universités, le DSM-IV est présenté comme un manuel de psychiatrie, ce qu’il n’a jamais prétendu être. Puisque la validité du DSM n’est pas discutée, les étudiants sont conduits à penser que les pathologies décrites dans le DSM représentent bien des maladies distinctes. La réussite aux examens dépendant souvent de la restitution des catégories du DSM, sa connaissance littérale en vient à représenter l’essentiel des connaissances en psychiatrie [30]. Cet apprentissage aussi fastidieux que discutable se fait au détriment de connaissances plus utiles comme la psychopharmacologie dans ses deux versants thérapeutiques et iatrogènes. En tant que directeur médical de l’APA entre 1974 et 1997, Melvin Sabshin a largement contribué aux DSM-III et DSM-IV. En 1997, il signe une vigoureuse mise en garde : « L’un des grands dangers de la présente période est l’atrophie des compétences psychothérapeutiques parmi les psychiatres. Le danger est de faire du DSM une approche mécaniste où le clinicien perd son sens clinique et son humanisme. Je déteste avoir à examiner des candidats à des postes de responsabilités qui récitent leur DSM. Nous devons continuer à enseigner la clinique pour faire en sorte que les différences entre patients soient reconnues et que nous restions attaché à l’humanisme dans tout notre travail » [38]. Plus récemment, Scott Waterman note qu’il y a de la part des enseignants qui connaissent les faiblesses du DSM, un certain « cynisme » à en imposer l’apprentissage littéral [30]. Les étudiants d’aujourd’hui étant l’avenir de la psychiatrie, il est vraiment regrettable de leur imposer un pareil « handicap conceptuel » [30].
L’utilité du DSM pour les assurances maladies
16Dans l’état actuel, les classifications existantes représentent simplement un vocabulaire provisoire permettant les prises de décision entre les soignants, les patients, leur entourage et les assurances [31]. Une enquête auprès de psychiatres américains a montré que les impératifs des diverses assurances maladies privées influencent considérablement leurs décisions diagnostiques [44]. L’utilité d’une classification dépend donc du contexte social et politique. Dans les pays où l’assurance maladie est principalement publique, la prise en charge n’est heureusement pas conditionnée par l’attribution précoce d’un diagnostic précis. Cette influence des différences entre les systèmes de santé explique aussi l’intérêt pour des classifications nationales. L’enquête de l’OMS dans 44 pays a montré que 31 % des psychiatres français souhaitaient une classification nationale. Ils n’étaient cependant pas les plus nombreux : après les Cubains (80 %), 32 à 40 % des psychiatres qui ont répondu à l’enquête en Argentine, Chine, Inde, Japon et Russie le souhaitaient aussi.
Conséquences concernant l’avenir du diagnostic et des pratiques en psychiatrie
Optimiser l’utilité clinique des classifications
17En l’absence de marqueurs biologiques et de frontières nettes entre pathologie et normalité, aucune classification ne peut se réclamer d’une réelle scientificité. Allan Frances l’affirme très clairement : « Il n’y a pas une seule manière de diagnostiquer n’importe quel trouble mental qui puisse être considérée comme scientifiquement prouvée et ne laissez aucun expert vous soutenir le contraire » [8]. De ce point de vue, la CIM-10 n’est pas supérieure au DSM-IV, dont elle est d’ailleurs proche. Comme la recherche de marqueurs biologiques se détourne déjà du DSM et que la recherche épidémiologique gagnerait à s’en affranchir, de plus en plus de voix s’élèvent en faveur d’une classification simplifiée optimisant l’utilité clinique [7, 12, 31].
18Le DSM-V apportera peu de changements par rapport au DSM-IV. En revanche, la 11e version de la CIM, dont la parution est annoncée pour 2015, pourrait bien être très différente de la CIM-10. En effet, Geoffrey Reed, qui est à l’OMS le responsable du projet de la CIM-11 pour les maladies mentales, a annoncé en public le 5 octobre 2012 qu’il envisage une CIM-11 au plus près des souhaits exprimés dans l’enquête de l’OMS. Le nombre de pathologies distinctes serait ramené à moins d’une centaine et elles seraient définies par des descriptions type. Interrogé sur les divergences que cela entraînerait entre le DSM-V et la CIM-11, il a répondu qu’il n’y voyait aucun inconvénient. Steven Hyman appelle également de ses vœux une complète refonte du DSM où le nombre de pathologies serait considérablement réduit [12, 13].
Limiter le rôle des experts
19Bien entendu, les recherches en psychiatrie biologique et en psychopharmacologie doivent êtres poursuivies avec vigueur, même s’il ne faut pas en attendre des miracles pour l’ensemble des troubles psychiatriques. En effet, il n’est nullement exclu que pour certains cas de pathologies sévères on puisse identifier des causes biologiques quantifiables et traitables. Par exemple, plusieurs études récentes montrent qu’un déficit sévère en vitamine D chez la mère augmente fortement le risque d’autisme chez ses enfants [4]. Si cette piste était confirmée, elle ouvrirait une possibilité de prévention de certains cas d’autisme. Évidemment, toutes ces recherches ne peuvent êtres engagées que par des experts spécialisés dans une pathologie particulière.
20Cependant, Allen Frances souligne que l’influence des experts n’est pas toujours bénéfique en pratique clinique [8]. Lors de la préparation du DSM-IV, il a travaillé avec des centaines d’experts, mais aucun d’eux ne lui a jamais suggéré de resserrer les critères d’inclusions définissant leur pathologie favorite, et il a eu beaucoup de mal à s’opposer aux innombrables propositions d’élargissement. Selon lui, l’influence des experts a largement contribué à l’extension des diagnostics. En effet, si les experts sont légitimement soucieux d’éviter les faux négatifs (les patients considérés à tort comme normaux), ils le sont beaucoup moins concernant les innombrables faux positifs diagnostiqués à tort comme malades [8]. Or des enquêtes aux États-Unis et en Grande-Bretagne montrent que la moitié des patients qui reçoivent des prescriptions de médicaments psychotropes ne relèvent pourtant pas d’un diagnostic de pathologie mentale au sens du DSM [3, 15].
Proposer des soins hors diagnostic
21Aux États-Unis, les dépenses de santé mentale ont progressé en 20 ans (de 1986 à 2005) de 40 à 135 milliards de dollars ce qui correspond à un taux de croissance annuel d’environ 7 % qui est donc légèrement inférieur à celui des dépenses de santé [24]. Si les dépenses d’hospitalisation en psychiatrie ont peu augmenté sur cette période en raison de la fermeture d’un grand nombre de lits, les dépenses de médicaments psychotropes ont été multipliées par 13 [24]. La même tendance a été observée dans tous les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) : la consommation d’antidépresseurs y a augmenté en moyenne de 60 % entre 2000 et 2009. En France, cette prescription à augmenté de 26 % et elle est pour 80 % le fait des médecins généralistes [28]. Il est cependant bien difficile d’affirmer que cette augmentation a amélioré la santé mentale des populations [11]. Aucune étude ne rapporte un recul de la prévalence de la dépression. Si le taux de suicide a globalement diminué entre 1995 et 2009 dans les pays de l’OCDE, cette heureuse évolution n’est pas toujours corrélée à l’augmentation de la consommation d’antidépresseurs [28]. Par exemple, le taux de suicide en Islande se situe dans la moyenne des pays de l’OCDE et il n’a pas bougé ces 15 dernières années alors que les Islandais consomment deux fois plus d’antidépresseurs que dans la moyenne des pays de l’OCDE [28].
22Selon Allen Frances, l’augmentation de la consommation de soins en psychiatrie est en partie due à l’inflation des diagnostics en particulier chez les personnes souffrant de troubles d’intensité modérée [2]. Chez ces personnes, un traitement par un placebo est largement plus efficace qu’une absence de traitement alors qu’un antidépresseur n’apporte pas de bénéfice supplémentaire [6, 16, 18]. Par conséquent, le succès commercial des antidépresseurs est largement dû à l’ignorance de la réalité de l’effet placebo. Si elle est évidemment profitable à l’industrie pharmaceutique, ce sont tout de même les patients et les assurances sociales qui en payent les conséquences iatrogènes. Pour limiter cette inflation diagnostique, Allen Frances recommande des soins hors diagnostic [2]. Il prend l’exemple de la Hollande où les taux de suicide et de consommation d’antidépresseurs sont nettement inférieurs à ceux de la moyenne des pays de l’OCDE. Dans ce pays, lorsqu’un patient consulte pour troubles dépressifs ou anxieux, son médecin évalue le niveau d’urgence et de gravité et propose, chaque fois que c’est possible, une solution d’attente préalable à un éventuel diagnostic. Pendant cette période hors diagnostic, du conseil psychologique ou une psychothérapie brève sont proposés au patient avec prise en charge des cinq premières séances par la Sécurité sociale. Selon Allen Frances et sa collègue hollandaise, cette approche permet souvent d’éviter la prescription médicamenteuse [2].
Améliorer les soins, diminuer les coûts ou simplement améliorer les chiffres ?
23Les États-Unis ont développé des systèmes informatiques d’aide à la décision médicale et au suivi des patients ainsi que d’évaluation des performances des praticiens et des centres de soin. Le rapport coût-bénéfice de ces systèmes de gestion informatisés a lui-même été évalué en particulier concernant les maladies chroniques. Concernant des maladies somatiques comme le diabète, le cancer ou les maladies cardiovasculaires, ces études ont montré que les bénéfices réellement apportés par ces systèmes informatiques étaient faibles ou modérés [9, 37]. Les données sont beaucoup plus limitées concernant la psychiatrie. Cinq études ont évalué les systèmes d’aide au diagnostic en psychiatrie. Elles ont globalement montré qu’ils ne représentent un progrès ni pour les performances du praticien ni pour la santé des patients [9, 37]. De même, les systèmes d’aide à la prévention ont été jugés beaucoup moins efficaces pour les problèmes de santé mentale que pour certaines maladies somatiques comme les dyslipidémies [40].
24Daniel Luchins a été le responsable de la psychiatrie publique pour l’état d’Illinois (États-Unis). Il explique que la collecte informatique de données ne pose pas problème lorsqu’il s’agit de faits comme l’âge du patient, ses dates d’hospitalisations ou les prescriptions qu’il a reçues. Mais, dès qu’il s’agit du diagnostic ou de données associées, les informations sont beaucoup moins robustes, tout particulièrement en psychiatrie [23]. Par conséquent, les systèmes informatiques d’évaluation des performances qui s’appuient sur ces données ont peu de valeur [22]. Par exemple, une étude rétrospective basée sur l’interview de 4 165 vétérans ayant été hospitalisés dans 62 centres pour stress post-traumatique a montré que les indicateurs informatiques de la performance de soin n’étaient que très faiblement corrélés à l’état de chaque patient [36]. De plus, l’étude n’a trouvé aucune relation entre les indicateurs de performance des 62 centres et le taux moyen d’amélioration de leurs patients respectifs. Se basant sur son expérience professionnelle, Daniel Luchins explique que lorsque l’administration contraint les soignants à lui fournir des données évaluant la qualité de leurs diagnostics et de leurs pratiques de soins, il ne faut pas s’étonner que celles-ci deviennent rapidement satisfaisantes après quelques mois d’apprentissage : « après tout, personne ne tient à rester classé en dessous de la moyenne » [22, 23]. Ainsi, les gestionnaires se réjouissent de l’amélioration des performances alors que les soignants ont simplement appris, dans le meilleur des cas, à répondre conformément aux attentes et, dans le pire, à se plier aux recommandations, même si elles ont entraîné la multiplication des actes sans bénéfice pour le patient [22]. Daniel Luchins se demande « qui trompe qui » et pose la question : « que voulons-nous, améliorer les soins ou seulement les chiffres ? » [22, 23].
Quelques conséquences pour l’avenir de la psychiatrie en France
Les classifications en France
25La Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (CFTMEA) a été critiquée comme une exception française tournant le dos au progrès de la psychiatrie scientifique internationale. Ces critiques ignorent l’état de grande incertitude scientifique où se trouvent le DSM-IV et la CIM-10. Dans ce contexte, on ne voit pas au nom de quoi les pédopsychiatres français seraient contraints d’abandonner une classification, la CFTMEA, qui a, pour la majorité d’entre eux, leur préférence depuis longtemps, au profit d’une classification internationale qui a été construite dans le contexte d’un système d’assurance maladie très différent du système français. Cela ne les empêchent nullement de tirer profit pour leur pratique de la littérature internationale. S’ils souhaitent publier leurs travaux dans des revues en anglais, ils peuvent utiliser la grille officielle de correspondance entre la CFTMEA et la CIM-10 et se référer à cette dernière.
26On a vu à quel point la question des classifications est maintenant ouverte. Puisque l’OMS semble décidée à réviser drastiquement la CIM-10, on ne saurait trop encourager les psychiatres français et leurs organisations professionnelles à participer aux travaux d’élaboration de la CIM-11. Cependant, il ne faut pas attendre de l’éventuel passage à une CIM-11 plus resserrée la solution à tous les problèmes de la psychiatrie. Aucune classification ne résoudra la question de la médicalisation excessive de la souffrance psychique. Dans un avenir prévisible, il n’y aura pas de classification parfaite capable de guider mécaniquement les politiques de santé publique et l’optimisation des ressources entre soin et prévention.
Les centres experts pour le diagnostic sont-ils un progrès ?
27Tous les pays développés se sont dotés de cliniques spécialisées, qu’elles soient publiques ou privées, où sont adressés les cas difficiles et les patients souffrant de maladies rares. En revanche, les centres experts créés uniquement pour le diagnostic de troubles mentaux fréquents sont des institutions françaises « innovantes » qui, à notre connaissance, n’ont pas d’équivalent à l’étranger à l’exception des centres de diagnostic de l’autisme aux États-Unis. La Fondation Fondamental a lancé en 2007 des réseaux de centres experts spécialisés dans le diagnostic des pathologies suivantes : Asperger, schizophrénie, troubles bipolaires et dépressions résistantes. Le patient est diagnostiqué par ces centres, hors période de crise, sur la demande écrite de son médecin référent, généraliste ou psychiatre, mais ce dernier continue à assurer le suivi. Le diagnostic et les recommandations thérapeutiques associées sont délivrés après une ou deux consultations avec un psychiatre expert, éventuellement séparées par deux journées pour un bilan somatique, cognitif et psychologique complet en hospitalisation de jour. De plus, deux consultations de suivi avec le psychiatre expert sont prévues à six mois et un an. La Fondation Fondamental est soutenue par des fonds publics, par des compagnies pharmaceutiques et par les associations de patients et leurs familles. En effet, ces dernières reprochent souvent aux psychiatres de tarder à poser leur diagnostic et à laisser voir leurs hésitations à ce sujet.
28Dans ses textes, la Fondation Fondamental ne se prévaut pas de connaissances et d’expertises scientifiques plus pointues que ce qui est normalement accessible pour chaque psychiatre, mais elle affirme l’intérêt de sa mission avec quatre types d’argument. Premièrement, l’évaluation systématique des patients et leur suivi permettra à la Fondation et à ses partenaires publiques et privés de poursuivre des recherches dans le domaine des biomarqueurs et des traitements. Deuxièmement, la Fondation affirme que ses experts peuvent redonner espoir aux malades dont les précédents traitements ont échoué. Troisièmement, elle peut aussi être un recours pour le médecin référent lorsqu’il doit prendre en charge des malades niant qu’ils ont besoin de soin, comme certains schizophrènes et bipolaires en phase maniaque. La confirmation du diagnostic par l’expert serait alors utile pour convaincre le patient. Enfin, la Fondation souligne que les quatre pathologies visées par ses centres sont souvent mal diagnostiquées en France avec les conséquences néfastes que cela entraîne pour le patient.
29À notre avis, ces arguments sont à mettre en balance avec un inconvénient majeur : le recours à l’expert risque d’altérer l’alliance thérapeutique entre le patient et son médecin référent. Aux États-Unis, les recommandations de bonne pratique concernant la psychiatrie commencent toujours par souligner l’importance décisive de la qualité de cette relation. Si un médecin n’a plus d’espoir pour son patient, il est normal qu’il l’adresse à un confrère, mais le recours à l’expert uniquement pour le diagnostic risque, en cas de difficulté persistante, de multiplier les intervenants sans aucun bénéfice pour le patient et la Sécurité sociale. Que se passe-t-il quand l’expert et le référent sont en désaccord concernant le diagnostic et/ou l’ordonnance ? Même en cas d’accord, le patient qui a rejeté le diagnostic posé par son référent, mais en vient à accepter celui de l’expert, manifeste que pour lui l’alliance thérapeutique s’est déplacée sur la personne de l’expert alors que ce dernier n’est pas en position d’assumer cette responsabilité. Enfin, l’observation du patient en période de crise n’est-elle pas un élément important à prendre en compte pour le diagnostic ? Au total, il nous semble que ce nouveau dispositif de centres experts uniquement dédié au diagnostic représente une dilution des responsabilités et une fragmentation supplémentaire du soin en psychiatrie alors qu’aucune avancée scientifique ne les justifie. Cette fragmentation excessive est critiquée par le psychiatre britannique George Lodge qui rappelle la nécessaire continuité des soins [21].
Pour des soins hors diagnostic
30On a vu plus haut pourquoi Allen Frances recommande de proposer du soin hors diagnostic. Cette pratique est encore largement répandue en France, que le diagnostic soit différé ou qu’il ne soit pas explicitement énoncé. Si on ne peut que se réjouir de cette pratique, il faut bien aussi tenir compte du fait qu’elle est de plus en plus mal perçue par les patients et leurs familles, ainsi que par les gestionnaires. Les médias, et les experts qu’ils sollicitent, sont en partie responsables de ce changement d’attente du public lorsqu’ils affirment qu’un diagnostic précoce est scientifiquement fondé et qu’il est la clé d’un traitement efficace assurant une guérison rapide. Cette croyance dans le pouvoir de la médecine est alimentée dans les médias par les distorsions du discours concernant les découvertes de la psychiatrie biologique [10]. Les soignants retrouveront un soutien public s’ils réussissent à faire valoir qu’une attitude prudente vis-à-vis du diagnostic n’est ni un aveu d’incompétence ni le signe d’un abandon des patients à leur souffrance.
L’amélioration du soin et la maîtrise des coûts
31L’amélioration des soins et la maîtrise des coûts supportés par la société sont des objectifs qu’il est légitime de poursuivre résolument. L’expérience américaine montre que les systèmes informatiques de contrôle de la qualité des soins et de l’évaluation des performances ne sont d’aucun bénéfice dans le domaine des troubles mentaux. En France, l’Agence technique de l’information sur l’hospitalisation (ATIH) a expérimenté en 2002 dans quatre régions un recueil très détaillé de données destiné à valider un modèle complexe d’allocation des ressources en psychiatrie. Cette tentative a été abandonnée en 2005, car aucune corrélation n’a été trouvée entre les caractéristiques des patients et la consommation de soins. Malheureusement, cette tentative n’a pas donné lieu à un rapport public.
32À notre avis, la gestion informatisée devrait se limiter au recueil des données factuelles les plus pertinentes. L’amélioration des soins ne peut venir que du dialogue entre soignants, éclairé par les chercheurs en psychiatrie et en sciences humaines. Par exemple, les acteurs du soin psychiatrique de la région Nord-Pas-de-Calais se sont organisés en une Fédération de recherche qui lance des enquêtes régionales (par exemple, sur la prévention du suicide) ainsi que des audits entre les différents centres de soins. De même, la Société de l’information psychiatrique collabore avec d’autres partenaires sur des enquêtes sociologiques et épidémiologiques destinées à comprendre pourquoi les taux d’hospitalisation sous contrainte ou de recours aux chambres d’isolement varient aussi largement suivant les différents secteurs. Quant à la maîtrise des coûts, elle pourrait passer par une réduction substantielle des tâches de recueil des données informatiques et de présentation formelle de l’activité. Les centres de soins éviteraient ainsi de recourir à de coûteux prestataires externes spécialisés dans la production et la présentation des documents administratifs. Plus largement, le rapport entre le nombre de soignants et le nombre d’administratifs devrait être considéré comme un paramètre essentiel pour toute réflexion évaluant sur le long terme l’action publique médicale et sociale dans le champ de la psychiatrie.
33La maîtrise des coûts induits par les troubles mentaux passe aussi par une active politique de prévention [10]. Par exemple, les enfants nés prématurés ou nés de mères adolescentes présentent plus de risque de troubles mentaux. Or, les taux de ces naissances sont très variables parmi les pays de l’OCDE. Plus globalement, les trop grands écarts de revenus augmentent chez les plus pauvres les risques de maladies [10]. Les investissements les plus favorables à la maîtrise des coûts en santé mentale ne se situent donc pas forcément dans le champ médical. Les troubles mentaux étant aussi – et peut-être surtout – des troubles du lien social, une société plus solidaire est certainement moins pathogène qu’une société basée sur la compétition individuelle [45]. Les initiatives visant à soutenir le lien social, comme les groupes d’entraide mutuelle, sont indirectement thérapeutiques et méritent un soutien public [20].
Conclusion
34Le projet, qui a abouti à la loi du 5 juillet 2011 concernant les soins en psychiatrie, affirmait dans son introduction : « les avancées scientifiques tant dans le domaine des neurosciences, de la biologie que des thérapeutiques médicamenteuses ont modifié ces 20 dernières années les pratiques cliniques, confortées en cela par les résultats d’une recherche clinique en plein essor ». C’est un exemple parmi bien d’autres où le discours abusivement triomphant de la psychiatrie biologique a été mis au service de décisions politiques contestables. À notre avis, les décisions concernant l’avenir de la psychiatrie devraient être prises à la lumière d’un constat lucide sur l’état de nos connaissances concernant les maladies mentales. Sauf dans un petit nombre de cas, la neurobiologie n’est pas encore prête à faire rentrer la psychiatrie dans le giron des sciences biomédicales. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse au nom d’une clinique du sujet, c’est un fait et sa négation conduit à des décisions aussi dommageables pour les patients que coûteuses pour la société. Pour longtemps encore la psychiatrie restera une discipline médicale à part, principalement guidée par l’expérience clinique et le dialogue sincère au sein de la communauté des soignants ainsi qu’avec les patients et leurs familles. Cet état de la psychiatrie devrait être présenté à la société avec honnêteté, mais aussi avec fierté, car c’est bien à elle et à tous les soignants travaillant dans le champ de la maladie mentale et de la souffrance psychique, que nous adressons tous ceux qui n’arrivent plus à faire face aux exigences sociales d’autonomie et d’efficacité. C’est bien de tous ces soignants que nous attendons une réponse humaine à la folie, à l’angoisse et au désespoir.
35Conflits d’intérêts : aucun.
Remerciements
Je remercie pour leurs suggestions et leur soutien dans ce travail les Drs Michel Botbol, Liliane Bourdin, Hélène Brun-Rousseau, Patrice Charbit, Maurice Corcos, David Cohen, Guy Dana, Pierre Hum, Patrick Landman, Michel Minard et Philippe Rassat. Je remercie aussi Allen Frances, Annie Giroux-Gonon, Pascal-Henri Keller et tous mes partenaires de C2SM : mes échanges avec eux ont largement nourri ce texte. Ce travail est soutenu financièrement par le CNRS (UMR 5293), l’université de Bordeaux et la Région Aquitaine (programme C2SM).Références
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Mots-clés éditeurs : étude critique, fiabilité, DSM, validité, psychiatrie, nosologie
Date de mise en ligne : 24/05/2013
https://doi.org/10.1684/ipe.2013.1054Notes
-
[1]
Neurobiologiste, directeur de recherche au CNRS, Université Bordeaux-II, Institut des maladies neurodégénératives, CNRS UMR 5293, 146, rue Léo-Saignat, 33076 Bordeaux, France
<francois.gonon@u-bordeaux2.fr> -
[2]
La fiabilité inter-juge est le degré d’accord entre les diagnostics posés par différents médecins à propos d’un même patient.