Couverture de INPSY_9103

Article de revue

Mieux repérer la souffrance psychique des patients migrants primo-arrivants en consultation de médecine générale et limiter les ruptures de suivis psychiatriques

Pages 243 à 254

Notes

  • [1]
    Article présenté aux 33es Journées de la Société de l’Information Psychiatrique à Avignon du 1er au 4 octobre 2014 (atelier 3, Vulnérabilité-épidémiologie) sous le titre : La santé mentale des patients migrants précaires primo-arrivants à Rennes. Étude rétrospective sur 110 patients entre 2010 et 2013.

Introduction

1La santé mentale des migrants précaires est mal connue des professionnels de santé alors que les troubles psychiques constituent la pathologie la plus fréquente rencontrée chez les exilés, particulièrement les demandeurs d’asile et les réfugiés selon le Comité médical pour les exilés (Comede) [1]. Les violences subies dans le pays d’origine, la complexité des trajets migratoires, l’exil, la lourdeur des démarches administratives et la longueur des procédures de régularisation, les problèmes de langue, d’accès au logement ou à l’emploi… tous ces éléments sont autant de facteurs de risque de souffrance psychique alors que, paradoxalement, la demande d’une prise en charge en santé mentale est peu exprimée par les migrants. La santé intervient au second plan face à la survie au quotidien, et la prise en charge psychiatrique a souvent une image négative dans les pays d’origine des patients. Les enjeux majeurs des professionnels de santé sont de repérer ces souffrances et d’assurer le suivi le plus adapté afin de limiter les perdus de vue dans un contexte de précarité psychosociale et de mobilité.

2 Depuis 2010, entre 1400 et 1800 personnes demandent l’asile en Bretagne chaque année [2], ce qui ne comptabilise pas tous les primo-arrivants qui peuvent venir dans le cadre professionnel, d’un rapprochement familial, d’études ou être « irréguliers » par rapport à l’administration. Le Centre médical Louis-Guilloux (CMLG) est un centre de santé basé à Rennes ouvert depuis 2006 qui reçoit les primo-arrivants les plus précaires avec une offre de soins en médecine générale, en gynécologie, en infectiologie et en psychiatrie au cours de consultations en langue maternelle par l’intermédiaire d’interprètes médico-sociaux formés. Environ 600 nouveaux patients sont reçus tous les ans, chiffre en constante augmentation, et le but de la prise en charge est l’intégration médico-sociale dans le droit commun. Un tiers des personnes reçues sont en provenance d’Afrique subsaharienne, un tiers d’Asie et un cinquième du Caucase. La plupart sont demandeurs d’asile (DA), migrants en situation irrégulière ou mineurs isolés étrangers (MIE). Leur arrivée en France est généralement très récente et ils ont fait le voyage seuls, en couple, ou accompagnés de jeunes enfants.

3 Les médecins du CMLG ont une mission de dépistage et d’orientation vers l’équipe mobile psychiatrie et précarité (EMPP) du centre hospitalier spécialisé Guillaume Régnier (CHGR) de Rennes qui effectue ses consultations au sein même du centre médical. Cette équipe [3] est composée d’infirmiers spécialisés en psychiatrie, de psychologues, d’un médecin psychiatre, et d’une coordinatrice sociale. Après évaluation, la mission de l’EMPP est d’orienter vers la « médecine de droit commun » pour le suivi ultérieur, principalement vers les centres médico-psychologiques (CMP). Malheureusement, de nombreux perdus de vue sont à déplorer au cours du suivi, et les raisons de ce phénomène sont plurifactorielles. Depuis mars 2012, les migrants les plus jeunes sont vus par l’équipe mobile enfant adolescent (EMEA) du centre hospitalier spécialisé de Rennes.

4 L’objectif principal de cette étude est de décrire les patients du CMLG ayant bénéficié d’une évaluation en santé mentale par l’EMPP. Les objectifs secondaires sont d’analyser le devenir de ces patients à travers le parcours de soins psychiatriques et d’identifier les facteurs de rupture de soins au cours de ce suivi spécialisé.

5 Un migrant est une personne ayant vécu à l’étranger et résidant désormais en France [1]. Dans cette étude, la population étudiée n’est constituée que de migrants « primo-arrivants », c’est-à-dire de personnes étrangères entrant pour la première fois sur le sol français. Ils peuvent être en séjour régulier ou irrégulier, c’est-à-dire sans statut légal pour l’administration française. Parmi les personnes en séjour régulier, ils sont demandeur d’asile (DA), réfugié ou mineur isolé étranger (MIE). Les demandeurs d’asile sont en cours de procédure pour obtenir le statut de réfugié délivré par l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides) ou la CNDA (Cour nationale du droit d’asile) en deuxième instance, au titre de la convention de Genève de 1951. Ces personnes sont en situation légale sur le territoire français, bénéficient d’un accompagnement social et matériel, doivent être logées en centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) et ont accès à la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) dès leur arrivée en France et jusqu’à la décision statutaire. Les procédures sont longues, pouvant durer jusqu’à 2 ans, et le taux d’obtention du statut de réfugié est d’environ un quart des demandes (22 % en 2012, 25 % en 2013) [4]. Dans la région rennaise, il y a environ 400 places en CADA pour 1500 à 2000 demandes [3]… La plupart des DA ont donc recours au dispositif d’hébergement d’urgence (chambres mises à disposition en foyers ou hôtels) voire au « 115 » qu’il faut démarcher au quotidien, sans avoir la certitude d’être logé. Les mineurs isolés étrangers (MIE) sont des mineurs immigrés ne disposant d’aucun référent familial en France. La tutelle est déférée à l’aide sociale à l’enfance (ASE) des conseils généraux. Les MIE bénéficient de la CMU, sont logés en foyer ou en famille d’accueil et ont une prise en charge socio-éducative. Pour les personnes en séjour irrégulier, ceux-ci peuvent faire une demande d’aide médicale d’État (AME) après 3 mois de résidence sur le territoire français.

6 La complexité de toutes ces démarches, les délais d’attente, l’absence de ressource et de droit au travail, la précarité de certains statuts voire l’irrégularité administrative sont évidemment des facteurs de risque de problèmes de santé mentale qu’il est primordial de mieux connaître pour améliorer leur prise en charge.

Matériels et méthodes

Étude

7Cette étude de cohorte rétrospective et monocentrique a été réalisée chez les patients du CMLG évalués pour la première fois de 2010 à 2012 par l’EMPP à la demande d’un médecin généraliste. La prise en charge par l’EMEA n’a pas été évaluée car trop récente au CMLG, et les mineurs de l’étude ont donc été suivis par l’EMPP. Les patients étaient identifiés par le département d’information médicale (DIM) du centre hospitalier Guillaume-Régnier de Rennes dont dépend l’EMPP intervenant au CMLG.

Recueil de données

8Les données anonymisées ont été extraites de différentes bases de données déclarées à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Les variables ont été sélectionnées d’après la bibliographie et en fonction de la pertinence médicale et sociale. Les sources d’information ont été multiples : la base de données informatique du CMLG, les données du département d’information médicale (DIM) du CHGR, la base de données médicale informatisée du CHGR « Cimaise » et les dossiers manuscrits des professionnels de l’EMPP, complétés par des entretiens individuels avec ces derniers au cours desquels ils dressaient rétrospectivement une présentation de chaque prise en charge.

9 Les données démographiques des patients ont été recueillies, de même que les différents facteurs de stress ayant pu conduire à la nécessité de soins en santé mentale : facteurs individuels, problèmes liés à l’exil, au voyage, et à la prise en charge à l’arrivée en France. Les manifestations somatiques et psychiques individuelles de stress, les diagnostics posés et la prise en charge ont été répertoriés. Une variable « perdu de vue » a été créée, correspondant aux patients dont la dernière consultation remontait à plus de quatre mois sans accord du soignant. Ce délai de quatre mois correspond à environ trois consultations annulées pour un délai moyen entre deux consultations inférieur à un mois. Il correspondait aussi à un délai suffisamment long pour que les ressortissants européens obligés de retourner dans leur pays tous les trois mois ne soient pas faussement intégrés dans la catégorie des patients en rupture de suivi.

Analyse descriptive et tests statistiques

10Une analyse descriptive des patients a été réalisée ainsi qu’une étude du suivi psychiatrique jusqu’en juillet 2013. Les moyennes, écart-type, médianes, 25e et 75e percentiles [25e, 75e], minima et maxima ont été calculés pour chaque variable quantitative. Pour les variables qualitatives, les pourcentages ont été attribués à chaque classe.

11 L’analyse statistique pour la recherche des facteurs de risque de rupture de suivi en santé mentale a été effectuée à l’aide du logiciel Stata (version 9.0) en analyse univariée. Le test de khi-deux a été utilisé pour décrire les différences d’incidence des variables qualitatives, et le test t de comparaison de moyenne pour les variables quantitatives. Une différence était statistiquement significative entre deux populations quand il y avait moins de 5 % de chance que le résultat soit obtenu au hasard (p < 0,05).

Résultats

Descriptif de la population

12 Sur la période concernée, le DIM a recensé 110 patients évalués par l’EMPP, soit la moitié des patients pour lesquels un avis était demandé ( figure 1 ). Pour l’autre moitié, les patients sont soit perdus de vue avant leur rendez-vous en psychiatrie, soit non identifiés « CMLG » par le DIM du CHGR.

Figure 1

figure im1

Figure 1

De l’arrivée en France des patients à l’inclusion dans l’étude.

Caractéristiques démographiques initiales

13 Les caractéristiques démographiques ont été recueillies auprès des 110 patients de l’étude. Il s’agit d’une population jeune et éduquée : la médiane d’âge est de 29 ans [22;39] et 62 % sont de niveau scolaire au moins secondaire. Le sex-ratio est de 1,1 en faveur des femmes.

14 Les deux régions du globe les plus représentées sont l’Afrique et le Caucase (37 % pour chacune des 2 régions). Les patients africains viennent principalement de la République démocratique du Congo (RDC) (14 soit 13 % des patients), et les Caucasiens sont originaires majoritairement de Géorgie (20 soit 18 % des patients). Les personnes provenant d’Asie représentent 15 % des patients de notre étude, les Européens 10 % et ces derniers viennent d’Albanie, de Serbie et de Roumanie.

15 Seuls 21 % d’entre eux déclarent avoir des notions de français permettant la conversation courante mais parfois insuffisantes pour mener un entretien de psychiatrie.

16 Le quotidien des patients reçus a été extrêmement bouleversé : 63 % sont parents et moins de la moitié d’entre eux ont la totalité de leurs enfants en France (46 %) tandis que plus de la moitié des personnes ont quitté un emploi (52 %). Seuls 20 % des patients adressés à l’EMPP étaient connus pour avoir des antécédents psychiatriques avant l’arrivée en France avec un syndrome anxio-dépressif pour ¾ d’entre eux.

Facteurs de stress liés à l’exil, au parcours migratoire

17 Les premières motivations évoquées à l’origine de l’émigration sont politiques (39 %). Les raisons sociales en lien avec des conflits majeurs avec l’entourage sont le deuxième motif de départ (26 %) et les problèmes de mariages mixtes (religieux ou ethniques) en particulier dans la région du Caucase où les frontières sont historiquement compliquées, sont une des causes les plus évoquées ; viennent ensuite les raisons économiques (19 %) et médicales (6 %).

18 Parmi les patients, 76 % signalent des violences : 63 % des violences physiques voire des tortures, 60 % des violences psychiques pouvant aller jusqu’à des menaces de mort, et 26 % des violences sexuelles. Les femmes sont particulièrement touchées par ces dernières pour 38 % d’entre elles contre 12 % des hommes.

19 Les souffrances évoquées par les Caucasiens sont très axées sur le racisme inter-ethnique et inter-religieux et les discriminations qui en découlent ainsi que sur les violences et abus de pouvoir policiers et politiques, sur fond d’enjeux de transport pétrolier. Les demandeurs d’asile d’origine africaine dénoncent l’extrême violence dans certaines régions, terrain de guerre civile, où règne comme en RDC un « non-respect des droits de l’homme » selon l’Ofpra [5].

Facteurs de stress à l’arrivée en France

20 Les patients de l’étude ont des statuts sociaux temporaires : 70 % sont demandeurs d’asile, 15 % sont mineurs isolés étrangers et 7 % sont en séjour irrégulier. Sur le plan de la prise en charge sociale, 10 % d’entre eux n’ont aucun droit ouvert auprès de la Sécurité sociale à l’arrivée au CMLG.

21 L’incertitude du logement au quotidien est omniprésente puisque 55 % sont sans domicile fixe et 41 % en logement précaire (foyer, CADA, chez des connaissances, ou en famille d’accueil pour les mineurs isolés). L’isolement social est également fréquent avec 53 % des patients arrivés seuls en France. Cinq patients signalent une mise en rétention immédiate à l’arrivée en France pour des questions administratives.

22 Les migrants de l’étude sont vus rapidement au CMLG après leur arrivée en France puisqu’ils viennent pour la première fois dans le centre après une durée médiane de 2,5 mois sur le territoire français.

Les répercussions somatiques et manifestations psychiques du stress

23 Les plaintes somatiques sont multiples en consultation, nécessitant de les hiérarchiser et de « temporiser » ( figure 2 ). Près de deux tiers des patients suivis (61 %) ont décrit au moins trois plaintes somatiques distinctes ; les troubles du sommeil sont les plus fréquents et 85 % des patients présentent des troubles de l’endormissement, des réveils précoces, ou des cauchemars. La symptomatologie douloureuse et les céphalées sont également omniprésentes chez les patients, ce qui induit souvent des difficultés d’évaluation et de dépistage pour le médecin généraliste. À noter que, sur les huit explorations digestives ou cérébrales prescrites (scanner, fibroscopie...), toutes sont strictement normales.

Figure 2

figure im2

Figure 2

Répartition graphique des manifestations somatiques.

24 Les manifestations psychiques liées à l’accumulation de situations stressantes sont multiples et 73 % des patients présentent des angoisses ou un syndrome anxieux. Un tiers des patients ont présenté des idées suicidaires, et sept d’entre eux passeront à l’acte sur le territoire français, même si aucune tentative de suicide n’aboutira au décès.

La prise en charge psychiatrique

25 Au décours de la première consultation d’évaluation par l’EMPP, il n’y a pas eu de suivi spécialisé de préconisé pour 10 % des patients ( figure 3 ).

Figure 3

figure im3

Figure 3

Le parcours de soins en santé mentale.

26Les diagnostics posés selon la Classification internationale des maladies (CIM-10 [6] sont le plus souvent psychiatriques, mais fréquemment psycho-sociaux : stress post-traumatique (27 %), détresse psychosociale (21 %), syndrome anxio-dépressif (18 %), trouble dépressif sévère (6 %), troubles du comportement avec addiction possible (6 %), psychose et délire (5 %). Seize pour cent des patients évalués par l’EMPP n’ont pas de codage diagnostic attribué.

27 Sur le plan thérapeutique, 57 % des patients ont été traités pour des manifestations anxieuses ou dépressives et 39 % ont eu une ordonnance d’antidépresseurs.

28 Parmi les 99 patients qui ont bénéficié d’un suivi après première évaluation, 65 % ont consulté un psychiatre et 21 % ont été hospitalisés. La deuxième consultation en santé mentale a lieu rapidement, dans un délai médian de 14 jours. Le suivi est réalisé par l’EMPP et/ou en centre médico-psychologique (CMP) ou à l’hôpital (CHGR) et la moitié des patients a bénéficié d’un parcours de soins « classique » avec orientation de l’EMPP vers un autre professionnel.

29 La durée médiane de suivi entre l’évaluation initiale et la dernière consultation en santé mentale recensée est de 7 mois, et reste stable quelle que soit la date de la première consultation entre 2010 et 2012. Un tiers des patients sont toujours suivis par un professionnel en santé mentale lors du recueil de données ou ont un suivi achevé à l’initiative du soignant, tandis que 66 patients sont considérés comme « perdus de vue ». En fonction des sous-groupes, la durée médiane de suivi est de 14 mois pour les patients sans rupture de suivi au moment du recueil de données et de 3,5 mois pour le groupe des perdus de vue. Douze patients n’auront été vus que 1 à 2 fois par l’EMPP et seront perdus de vue à moins d’un mois. Certains patients ont stoppé le suivi suite à un changement de structure ou de professionnel, même s’il n’est pas possible de savoir s’il s’agit de la raison de la perte de contact. Par ailleurs, près de 20 % des patients suivis en ambulatoire ont été pris en charge par au moins trois professionnels en santé mentale répartis entre l’EMPP, le CHGR et les CMP.

Les mineurs isolés étrangers, population vulnérable

30Seize mineurs isolés de plus de quinze ans sont intégrés à l’étude, majoritairement des garçons (sex-ratio = 1,7) d’Afrique subsaharienne en provenance de RDC (44 %) et d’Angola (31 %). Plus de 56 % ont un niveau scolaire au moins secondaire. Trois quart de ces mineurs ont déclaré des violences physiques, 62 % des violences psychiques et la moitié des violences sexuelles dont la totalité des 6 filles. Un des mineurs est sans domicile fixe, un quart des jeunes est logé en CADA et la majorité (62 %) sont en foyer de mineurs. Plus de deux tiers ont un diagnostic de syndrome post-traumatique et 31 % de détresse psycho-sociale. Parmi les suivis initiés en santé mentale chez les MIE, 92 % sont écourtés par les patients après une durée médiane de suivi de 4 mois versus 7 mois dans la population totale de l’étude.

31 Vignettes cliniques de deux mineurs isolés étrangers suivis au CMLG :

32 S. est arrivée en 2011 de République démocratique du Congo en avion avec l’aide d’un passeur « noir » via Brazzaville puis d’un « blanc » de Paris à Rennes où elle sera hébergée en foyer d’accueil. Elle parle français comme c’est le cas le plus souvent pour les jeunes Congolais qui ont eu l’occasion de poursuivre leur scolarité jusqu’au secondaire. Elle raconte, dès la première consultation au CMLG, comment son père, opposant politique en RDC, a été violemment arrêté, avant qu’elle-même ne soit violée de même que sa mère et ses sœurs. Elle fait une grossesse extra utérine gérée par « les moyens du bord ». S. est arrêtée quand elle se met à la recherche de son père puis libérée « grâce » à la corruption du geôlier. À son arrivée en France, elle consulte en gynécologie : le pronostic obstétrical est mauvais, elle ne pourra pas mener d’autres grossesses. S. est rapidement orientée par l’EMPP en CMP pour un suivi psychiatrique rapproché. Elle présente un syndrome post-traumatique et décrit des idées suicidaires. Les troubles du sommeil sont au premier plan ainsi qu’un sentiment d’insécurité omniprésent. Les soins psychiatriques sont menés à terme après 13 mois de suivi avec accord du médecin. S. est alors en formation professionnelle et a obtenu le droit d’asile.

33 M. a 17 ans en 2010 et vient d’Afghanistan. Il ne s’étend pas sur son circuit migratoire mais celui-ci a été très tourmenté. Il a arrêté sa scolarité en CE1 et ne parle ni français ni anglais. Son père combattait parmi les talibans, source de conflits intra-familiaux. À son arrivée en France il est logé au foyer des jeunes travailleurs, seul. En consultation il évoque des troubles du sommeil, des angoisses, des reviviscences et un isolement complet. Il décrira des idées suicidaires au cours de son suivi avec l’EMPP l’amenant à consulter un psychiatre. Après 17 mois de suivi dont une pause de plusieurs mois après laquelle M. avait repris contact avec l’EMPP, nous n’avons plus de nouvelles. Il est alors majeur et logé aléatoirement par le 115. À noter qu’il a appris le français durant son suivi.

Facteurs de risque de rupture de suivi en santé mentale après le premier contact avec l’EMPP

34 Un des objectifs de cette étude est de mettre en évidence les facteurs limitant le bon déroulement des soins en santé mentale en se basant sur un critère : la rupture de suivi. L’analyse s’est faite sur les 99 patients pour lesquels un suivi était programmé.

35Les facteurs de risque significatifs de rupture de suivi ( tableaux 1 et 2 ) qui ressortent de l’étude sont : l’âge jeune, respectivement 29 ans d’âge moyen pour les perdus de vue versus 34 ans pour les non perdus de vue (p = 0,017), l’absence d’antécédents psychiatriques (30 % d’antécédents psychiatriques pour les perdus de vue versus 14 %, p = 0,015), l’absence de violences psychiques (53 % d’antécédents de violences pour les perdus de vue versus 76 %, p=0,029), l’absence d’enfants restés dans le pays d’origine (25 % d’enfants « au pays » pour les perdus de vue versus 62 %, p = 0,003). Sur le plan psychiatrique, le diagnostic de détresse psychosociale est également un facteur de risque de perte de vue (35 % versus 6 %, p=0,007) ainsi que l’absence d’intervention du psychiatre au cours du suivi (56 % versus 82 %, p = 0,011).

Tableau 1. Facteurs de risque démographiques et migratoires de rupture prématurée de suivi.

tableau im4
Âge en année 33,9 (± 9,5) 28,7 (±  10,1) 0,017 Âge en année Âge en année 33,9 (± 9,5) 28,7 (±  10,1) 0,017 0,017 Sex-ratio (hommes/femmes) 0,5 1,1 0,117 Sex-ratio (hommes/femmes) 0,5 1,1 0,117 Région d’origine 0,317 Région d’origine 0,317 Afrique 9 (27 %) 28 (42 %) Afrique 9 (27 %) 28 (42 %) Caucase 13 (39 %) 24 (36 %) Caucase 13 (39 %) 24 (36 %) Europe 5 (15 %) 4 (6 %) Europe 5 (15 %) 4 (6 %) Asie 6 (18 %) 10 (15 %) Asie 6 (18 %) 10 (15 %) Niveau d’étude 0,834 Niveau d’étude 0,834 Analphabète 1 (4 %) 3 (5 %) Analphabète 1 (4 %) 3 (5 %) Scolaire (primaire, secondaire) 17 (68 %) 38 (67 %) Scolaire (primaire, secondaire) 17 (68 %) 38 (67 %) Études Supérieures 7 (28 %) 16 (28 %) Études Supérieures 7 (28 %) 16 (28 %) Situation familiale Situation familiale En couple 16 (59,3 %) 25 (62,5 %) 0,789 En couple 16 (59,3 %) 25 (62,5 %) 0,789 Enfants 24 (72,7 %) 39 (59,1 %) 0,884 Enfants 24 (72,7 %) 39 (59,1 %) 0,884 Antécédents psychiatrique 10 (30 %) 9 (14 %) 0,015 Antécédents psychiatrique Antécédents psychiatrique 10 (30 %) 9 (14 %) 0,015 0,015 Violences Violences Physiques 25 (76 %) 39 (59 %) 0,102 Physiques 25 (76 %) 39 (59 %) 0,102 0,102 Psychiques 25 (76 %) 35 (53 %) 0,029 Psychiques 25 (76 %) 35 (53 %) 0,029 0,029 Sexuelles 10 (30 %) 15 (23 %) 0,413 Sexuelles 10 (30 %) 15 (23 %) 0,413 0,413 NB : en gras apparaissent les résultats significatifs (p <  0,05)

Tableau 1. Facteurs de risque démographiques et migratoires de rupture prématurée de suivi.

Tableau 2. Facteurs de risque à l’arrivée en France de rupture prématurée de suivi.

tableau im5
Statut légal 0,101 Statut légal 0,101  Demandeur d’asile 26 (79 %) 45 (68 %)  Demandeur d’asile   26 (79 %) 45 (68 %)  Mineur isolé 1 (3 %) 12 (18 %)  Mineur isolé   1 (3 %) 12 (18 %)  Aucun 2 (6 %) 6 (9 %)  Aucun   2 (6 %) 6 (9 %) Nécessité d’interprétariat 26 (79 %) 52 (79 %) 1 Nécessité d’interprétariat 26 (79 %) 52 (79 %) 1 Famille présente 15 (48 %) 28 (43 %) 0,625 Famille présente 15 (48 %) 28 (43 %) 0,625 Enfants restés dans le pays d’origine 18 (62 %) 15 (25 %) 0,003 Enfants restés dans le pays d’origine Enfants restés dans le pays d’origine 18 (62 %) 15 (25 %) 0,003 0,003 Suivi psychiatrique 27 (82 %) 37 (56 %) 0,011 Suivi psychiatrique Suivi psychiatrique 27 (82 %) 37 (56 %) 0,011 0,011 Multiplicité intervenants en ambulatoire (> 2) 5 (15 %) 10 (15 %) 1 Multiplicité intervenants en ambulatoire (> 2) 5 (15 %) 10 (15 %) 1 Diagnostics Diagnostics  Détresse psychosociale 2 (6 %) 19 (35 %) 0,007*  Détresse psychosociale  Détresse psychosociale 2 (6 %) 19 (35 %) 0,007* 0,007*  Autres diagnostics :  Autres diagnostics :     Stress post traumatique 11 (33 %) 18 (33 %)   Stress post traumatique    11 (33 %) 18 (33 %)   Syndrome anxiodépressif 10 (30 %) 9 (17 %)   Syndrome anxiodépressif   Syndrome anxiodépressif 10 (30 %) 9 (17 %)   Troubles dépressifs sévères 6 (18 %) 1 (2 %)   Troubles dépressifs sévères   Troubles dépressifs sévères 6 (18 %) 1 (2 %)   Troubles du comportement ± alcool/drogue 3 (9 %) 4 (7 %)   Troubles du comportement ± alcool/drogue    3 (9 %) 4 (7 %)   Psychose, délire 1 (3,0 %) 3 (5,6 %)   Psychose, délire    1 (3,0 %) 3 (5,6 %) NB : en gras apparaissent les résultats significatifs (p <  0,05). * Détresse psychosociale versus les autres diagnostics posés.

Tableau 2. Facteurs de risque à l’arrivée en France de rupture prématurée de suivi.

36On observe par ailleurs certaines tendances à risque, non significatives d’un point de vue statistique : les hommes sont plus souvent perdus de vue, de même pour les patients d’origine africaine. Les mineurs isolés sont plus à risque de rupture de suivi que les demandeurs d’asile ou les « sans papiers ». Enfin, la multiplicité des intervenants et la nécessité d’interprétariat en consultation n’influeraient pas sur la rupture de suivi.

Discussion

37Il s’agit d’un travail original au regard du peu de bibliographie existant sur le sujet de la santé mentale des migrants précaires, en particulier sur la notion de dépistage en médecine générale, de « perte de vue » des patients et d’adhésion au suivi.

38 Le caractère rétrospectif de l’étude induit un certain nombre de biais. Effectivement il existe un biais d’information, notamment sur les antécédents de violence qui sont probablement sous-estimés car c’est un point parfois délicat à aborder avec les patients notamment au cours d’une consultation de médecine générale. On note également un biais de classement, principalement dans les diagnostics, lié en partie au fait que les psychologues et infirmiers n’ont pas accès au codage médical et doivent se limiter le plus souvent à un symptôme ou une émotion. Par ailleurs les classifications psychiques usuelles du DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) [7, 8] et de la CIM (Classification internationale des maladies) ne prennent pas suffisamment en compte les diversités des trajectoires et la complexité des situations rencontrées, particulièrement dans le cadre du stress post-traumatique. Enfin il y a un biais de sélection, lié à l’activité même du centre médical où les patients sont d’abord évalués par des médecins généralistes, entraînant une sous-estimation liée au défaut d’exhaustivité du repérage des situations pathologiques, comme le souligne le Comede [9].

39 Si l’on compare nos résultats avec les centres de prise en charge dont le fonctionnement et le public sont assez proches de ceux du CMLG comme les centres d’écoute et de soins de Médecins sans frontières (MSF) [10], le Comité médical pour les exilés (Comede) [1, 9] ou les centres d’accueil de soins et d’orientation (CASO) de Médecins du monde (MdM) [11], un même constat peut être fait : la santé mentale chez les migrants primo-arrivants précaires est un enjeu de santé publique et les besoins en sont sous-estimés. Selon le rapport d’activité de 2013 du CMLG, sur les 2142 consultations médicales et paramédicales réalisées auprès des 587 nouveaux patients, 11 % ont été réalisées par l’EMPP pour avis spécialisé et coordination pour le suivi ultérieur [12]. Au Comede, 13 % des diagnostics posés en consultation de premier recours sont psychiatriques, devant les hépatites virales B (7 %), ou les maladies cardio-vasculaires (6 %) [1]. Dans les centres de MdM, ouverts aux patients précaires quelle que soit leur origine géographique, les troubles mentaux sont retrouvés pour 10,6 % des patients étrangers reçus [11].

40 Concernant les patients accueillis, les facteurs de risque de vulnérabilité psychique retrouvés dans les différentes études sont proches des tendances retrouvées dans notre travail. Le Comede décrit le sexe féminin, l’origine africaine et l’âge inférieur à 30 ans comme facteurs de risque de souffrances psychiques. Les femmes vues en consultation au CMLG ont également plus tendance à être adressées à l’EMPP puisque le ratio femme/homme parmi les patients vus par l’EMPP est de 1,1, alors qu’il est de 0,7 pour l’ensemble des patients qui consultent au sein du centre [12]. Les patients consultant en santé mentale au CMLG sont également jeunes avec une médiane d’âge à 29 ans. Concernant les MIE, ces jeunes migrants sont particulièrement fragiles du fait de leur âge, de leur isolement et des violences endurées. À l’arrivée en France, ils sont pris en charge par le conseil général et logés en foyer ou en famille d’accueil. La majorité atteinte, ils alternent entre séjours en foyers, familles d’accueil, chez des connaissances ou malheureusement parfois au 115. C’est à ce moment qu’ils sont généralement perdus de vue.

41 De son côté MdM rapporte que le statut de demandeur d’asile, les antécédents de violence et l’absence de logement sont aussi significativement plus fréquents chez leurs patients présentant des troubles psychiques [13]. Les patients suivis par l’EMPP sont pour 70 % d’entre eux demandeurs d’asile. Nombre d’entre eux viennent de zones de conflits (Nord Kivu, Tchétchénie…) et les violences sont omniprésentes dans l’histoire de ces migrants : 76 % des patients déclarent avoir été victime de violences quelle qu’en soit la nature. Au Comede, 67 % des patients reçus en consultation de médecine ont des antécédents de violence [1], et 20 % ont subi des tortures, et parmi les patients suivis en psychothérapie, ces taux s’élèvent respectivement à 90 % et 48 %. Cette différence s’explique par le fait que les violences sont souvent sous-déclarées en consultation de premiers recours car la question directe n’est pas toujours posée, beaucoup de médecins estimant intrusive cette question lors d’un premier contact. De même les patients du CMLG vivent constamment dans l’incertitude du logement puisque 55 % sont sans domicile fixe et 41 % en logement précaire (foyer, CADA, chez des connaissances, ou en famille d’accueil pour les mineurs isolés). Enfin, la plupart des patients ont quitté une « situation » dans leur pays qu’elle soit familiale (55 % des familles ont laissé des enfants au pays) ou professionnelle (52 % ont abandonné leur emploi).

42 Concernant la prise en charge psychiatrique, le « fléchage » vers un centre de soins pour les primo-arrivants en Ille-et-Vilaine est bon : le délai médian entre l’arrivée en France et le premier contact avec le CMLG est de 2,5 mois. Au Comede, en Région parisienne, il est de 7 mois mais les personnes accueillies sont plus fréquemment en séjour irrégulier et leur prise en charge médicale est rendue plus complexe par cette irrégularité. L’adressage en santé mentale est comparable puisqu’un avis psychiatrique est demandé auprès de l’EMPP pour 15 % des patients du CMLG alors qu’il est de 11 % pour les patients consultant dans les CASO de Médecins du Monde.

43 Les diagnostics sont similaires dans ces différentes cohortes. Les psychotraumatismes sont les premiers décrits : 65 % dans l’étude de MdM, 48 % dans notre étude, en regroupant les 27 % de diagnostics de syndrome post traumatique et les 21 % de détresses psychosociales (ces deux diagnostics ne sont pas différenciés dans le rapport de MDM). De part la cause même de la demande d’asile, de nombreuses personnes de notre étude présentaient effectivement des modifications du caractère voire des syndromes dépressifs en lien avec les répétitions d’événements traumatiques vécus dans le pays d’origine ou sur la route de l’exil à type de cauchemars, flashbacks… [14]. Les recrudescences post-traumatiques sont aussi liées au passage à l’audience de l’Ofpra car l’injonction à témoigner des violences subies font resurgir le trauma [15]. Enfin, le rejet de la demande d’asile, s’il a lieu, plonge nécessairement les « patients dans un état de détresse, un sentiment d’abandon par les semblables » [14]. Par ailleurs, près d’un cinquième des patients présentent un syndrome de détresse psychosociale lié à leur condition d’accueil et de vie en France, leur statut qui est souvent un statut d’attente entrainant une « vie suspendue », la confrontation avec « la rue » et la précarité qu’ils ne connaissaient pas forcément dans leur pays d’origine. Effectivement, « les traumatismes psychiques, pour sévères qu’ils aient été, ne résument pas la complexité de la souffrance des patients, qui est également liée à d’autres facteurs, comme les deuils, l’exil, le contexte social et politique de l’accueil en France » selon T. Baubet [16].

44 La prescription de psychotropeest plus élevée chez les patients du CMLG que dans l’étude MSF : 57 % ont reçu une ordonnance médicamenteuse dont 39 % un antidépresseur versus 40 % et 10 % pour MSF. Cependant le suivi dans l’étude de MSF est d’une année alors que les patients de notre étude ont pu être pris en charge pour une durée allant jusqu’à 3 ans. On peut alors se poser la question de la « sur-médicamentation » du stress post traumatique. Les recommandations du Comede de 2013 [1] s’appuient à ce sujet sur celles de l’Afssaps [17] : les antidépresseurs ne sont à utiliser qu’en cas de « dépression confirmée, invalidante, avec retentissement fonctionnel et social important » et non pour les états de tristesse non pathologiques. Par ailleurs, 35 % des patients du CMLG sont sous hypnotiques (Zopiclone ou Zolpidem) quand MSF et le Comede privilégie l’hydroxyzine en cas de troubles du sommeil.

45 Concernant le suivi et les perdus de vue, la durée moyenne de suivi dans notre étude est de 9,5 mois en 3 ans de recueil, alors qu’au Comede le suivi moyen est de 17 mois [1]. Nous n’avons pu comparer les facteurs de risque de perte de vue, faute d’étude disponible. Dans le contexte d’évaluation par l’EMPP puis d’adressage dans le droit commun et de sectorisation de la psychiatrie, on peut se demander si la multiplication d’intervenants et de lieux ne constitue pas une raison de perte de contact des patients migrants, pour lesquels ces démarches sont complexes et les lieux de vie instables. Cependant, la multiplicité des intervenants (> 2) n’est pas significativement liée à la perte de vue dans notre étude. Parmi les explications que nous pouvons intuitivement donner au phénomène de perte de vue, la précarité de la vie à la rue est la première : la perte de repères temporels et de cadre est peu compatible avec un suivi psychiatrique. Il est très fréquent que les migrants aient recours à l’hébergement d’urgence (115) dans un foyer ou un hôtel à des dizaines de kilomètres du lieu de suivi psychiatrique, parfois du jour au lendemain, ce qui compromet la régularité du suivi. De même, quand il n’y a pas de solution d’hébergement pour eux dans une ville, ils peuvent avoir l’opportunité d’aller chez des compatriotes dans une autre ville, tandis que pour les demandeurs d’asile, certains obtiennent une place dans un CADA situé dans un autre département de France, et, là-encore, il est assez rare d’avoir l’information lors des transferts.

46 De même, les changements de statut et les sorties de dispositifs (un mineur isolé qui est reconnu majeur, un débouté du droit d’asile qui reçoit une obligation de quitter le territoire français (OQTF)…) sont probablement à l’origine d’un certain nombre de ruptures de soins dont nous n’avons pas eu d’information. En effet, les personnes rentrant alors dans la clandestinité, elles sont souvent moins à même de poursuivre la prise en charge.

47 Comme décrit précédemment, certaines pathologies présentées par les migrants sont souvent à la frontière entre la psychiatrie et la détresse psycho-sociale ; dès lors, on peut imaginer que lorsque la situation sociale s’améliore, les personnes n’éprouvent plus le besoin d’avoir recours aux professionnels. La prise en charge lors de cet épisode de la vie est souvent considérée par les migrants comme un moyen « de ne pas être seul dans cette attente, de ne pas devenir fou » [14] et devient moins nécessaire quand la situation sociale est plus favorable.

48 Enfin, le fait d’avoir recours à une tierce personne, l’interprète, pourrait rendre la prise en charge complexe et être à l’origine de rupture de suivi. Or, ce n’est pas le cas (p = 1) et 80 % des patients de l’étude ont bénéficié de consultation « à trois ». Les interprètes professionnels du CMLG, réels médiateurs culturels respectent la charte de l’interprétariat professionnel médico-social en France [18] : fidélité de traduction, confidentialité et secret médical, impartialité et respect de l’autonomie des personnes. Il s’agit d’une pratique assez peu répandue en psychiatrie, pouvant mettre en difficulté le patient, le professionnel qui n’est plus dans sa relation singulière avec son patient mais aussi l’interprète. Effectivement, ce dernier « est confronté à l’écart traduction/interprétation, à l’énigme de la psychiatrie et surtout à la souffrance des migrants qui peut faire écho à sa propre trajectoire et à la douleur de l’exil » [19]. Pour limiter l’impact émotionnel de ces consultations sur les interprètes et les initier à la psychiatrie et au vocabulaire spécifique, des réunions de « régulation » avec l’EMPP du CHGR sont organisées tous les deux mois : les interprètes deviennent de véritables « alliés thérapeutiques » selon l’EMPP. Cette qualité d’interprétariat et la pratique des professionnels de l’EMPP font que les patients allophones ne stoppent pas plus le suivi que les patients francophones.

49 Une étude complémentaire recherchant les patients perdus de vue serait nécessaire pour connaître les réelles raisons de ces ruptures de suivi et pouvoir les limiter.

Les propositions

Cibler un public prioritaire : les mineurs isolés étrangers

50 La quasi-totalité des MIE (92 %) a été perdue de vue avant la fin de leur suivi psychiatrique. Or les MIE font partie des publics prioritaires identifiés par les politiques publiques de santé et d’insertion avec les femmes, les migrants de plus de 60 ans, les DA et réfugiés, les mineurs accompagnants leurs parents, les étrangers malades et les autres étrangers en séjour précaire [1]. Notre étude confirme l’attention particulière qui doit être portée à ces mineurs de par leur vécu traumatisant, leur vulnérabilité et leur isolement.

Limiter le sous-dépistage

51 Le centre de santé du Comede utilise la combinaison de 8 critères de vulnérabilité sociale [1] : le recours aux aides alimentaires, la non-maîtrise de la langue française, la précarité de l’hébergement, l’isolement relationnel, social, les problèmes de titre de séjour, de protection sociale, ou de ressources financières. Les personnes qui remplissent au moins 5 critères de précarité sur les 8 sont considérées en situation de grande vulnérabilité et bénéficient d’un accueil et d’un suivi prioritaires. Parmi les patients suivis en psychothérapie au Comede, 24 % ont présenté des idées suicidaires, plus fréquentes chez les personnes en situation de grande vulnérabilité (34 % versus 19 %, p = 0,009). L’utilisation de cette grille de vulnérabilité par les médecins généralistes du CMLG pourrait permettre de mieux repérer les personnes à risque de souffrances psychiques en lien avec leur contexte de grande précarité/vulnérabilité même dans le cas où la demande n’est pas formulée.

Améliorer l’adhésion des patients au suivi

52Afin d’améliorer le déroulement du suivi, certaines procédures pourraient être préconisées en s’inspirant d’un audit réalisé dans les CMP en 2008 par la Mission nationale d’expertise et d’audit hospitalier (MeaH) [20]. Le premier rendez-vous avec l’EMPP devrait être toujours proposé dans les 15 jours suivant la demande, plutôt en début de matinée pour limiter l’absentéisme. Au cours du suivi, les patients doivent être rappelés par téléphone en cas de non venue afin de repositionner le cadre de soins. Par ailleurs l’accompagnement par le professionnel de l’EMPP aux consultations ultérieures en CMP est souvent bénéfique et permet une meilleure adhésion au suivi. De même, la poursuite du suivi par un psychologue ou infirmier en plus de l’orientation psychiatrique est à favoriser. Enfin, le Comede [1] préconise d’augmenter la fréquence des consultations pour les personnes en grande vulnérabilité ou présentant des troubles psychiques graves en lien avec des violences, voire des tortures. Les patients en précarité administrative et sociale sont plus demandeurs de suivi psychiatrique puisque 11,8 % des personnes « irrégulières » dans les CASO de MdM sont prises en charge contre 9,2 % des personnes « régulières ».

53 Le Comede conseille aussi de multiplier les entretiens en santé mentale à l’approche des convocations administratives « pour contenir l’angoisse, ou parce que la perspective de “prendre la parole” précipite le processus d’élaboration psychique » [21]. On retrouve ce phénomène chez les patients suivis par les médecins MdM puisque les suivis psychiatriques chez les patients étrangers sont plus fréquents chez les demandeurs d’asile que chez ceux en dehors de cette procédure : 16,3 % demandeurs d’asile sont suivis contre 10,1 % en dehors de la procédure [10].

« Une maison de santé pour migrants »

54 Par ailleurs, un projet de maison de santé médico-psychologique a été élaboré par l’équipe de l’EMPP et le CMLG consistant en un lieu unique à Rennes pour une prise en charge globale médico-psycho-sociale en langue maternelle des immigrés vulnérables et précaires. Le rapport du réseau « Samdarra » (santé mentale, précarité, demandeurs d’asile et réfugiés en Rhône-Alpes) de 2012 [22] souligne l’intérêt de ces structures spécialisées devant l’inadéquation des cadres classiques de psychiatrie de droit commun, tels que les CMP, vis-à-vis des soins en santé mentale des réfugiés et demandeurs d’asile. Cependant, la maison de santé ne se substituerait pas au cadre classique et tenterait au contraire de pallier au manque de structures type « passerelles » appropriées en Bretagne, manque souligné par le Livre blanc du centre Primo-Levi [23] et l’Amisp (association des médecins inspecteurs de santé publique).

Conclusion

55Les troubles psychiques sont souvent peu exprimés par les patients migrants précaires et les mots difficilement trouvés pour évoquer les horreurs qu’ils ont vécues à l’origine de leurs projets migratoires ainsi que les difficultés à l’arrivée en France. Ces troubles sont largement somatisés, parfois difficilement reconnus par les professionnels de santé et sont à remettre en regard du contexte culturel.

56 Cette étude donne une meilleure vision globale du fonctionnement du secteur de soins psychiatrique, ainsi que des différents points à améliorer dans la prise en charge. Le constat majeur à travers cette étude est le nombre important de perdus de vue. Des facteurs de risques ont été mis en évidence, et une étude complémentaire auprès des personnes ayant quitté le suivi serait intéressante pour connaître les véritables causes. Certaines actions facilement réalisables peuvent être mises en place pour améliorer l’adhésion des patients au suivi.

57 De manière générale, afin de limiter l’impact socio-économique lié à des pathologies laissées en marge (nombreuses hospitalisations longues, escalade d’examens complémentaires en réponse aux troubles somatiques et traitements psychotropes prescrits en excès), deux axes sont à développer : d’une part la formation de professionnels de santé généralistes et psychiatriques aux spécificités de ces populations vulnérables et mobiles, d’autre part l’optimisation d’une prise en charge précoce et adaptée. Notre système de soins se doit de proposer des réponses adaptées au contexte actuel de mondialisation migratoire afin de garantir l’équité qui fait sa réputation.

Liens d’intérêts

58les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

Références

  • 1. Comede. La santé des exilés, rapport d’observation et d’activité 2012. Le Kremlin Bicêtre, Paris : 92 p. Disponible à : www.comede.org/IMG/pdf/RapportComede2012.pdf..
  • 2. Coallia Plateforme d’accueil des demandeurs d’asile, compte rendu narratif. 2013 22 pages 22 pages.
  • 3. Le Ferrand P. Le Syndrome d’Ulysse, Traumatismes et stress chroniques et multiples chez les migrants. GREMP (Groupe rennais d’étude en santé mentale et précarité). Oct 2013. Disponible à : http://gremp35.wordpress.com/category/le-ferrand/..
  • 4. Forum réfugiés. Statistiques de l’asile en France : un meilleur niveau de protection en 2013. Disponible à : www.forumrefugies.org/s-informer/actualites/statistiques-de-l-asile-en-france-un-meilleur-niveau-de-protection-en-2013..
  • 5. Eurostat, communiqué de presse. 18 Juin 2013. 5 p. Disponible à : http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_PUBLIC/3-18062013-AP/FR/3-18062013-AP-FR.PDF..
  • 6. Classification internationale des maladies (CIM-10), disponible à : http://apps.who.int/classifications/icd10/browse/2008/fr#/V..
  • 7. American Psychiatric Association. État de stress post traumatique, extrait du DSM-4 Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. 4e ed. Paris : Masson, 19964.1008 p. Disponible à : http://criminologie.univ-pau.fr..
  • 8. Josse E. État de stress aigu et état de stress post-traumatique, quoi de neuf dans le DSM-5 ? Nov 2013. Disponible à : www.resilience-psy.com/spip.php?article46..
  • 9. Veïsse A, Wolmark L, Revault P, Comede, le Kremlin-Bicêtre, France. Santé mentale des migrants/étrangers : mieux caractériser pour mieux soigner. BEH, InVS. 17 Jan 2012 ; 2-4 :36-40. Disponible à : www.invs.sante.fr/Publications-et-outils/BEH-Bulletin-epidemiologique-hebdomadaire/Archives/2012/BEH-n-2-3r-r4-2012..
  • 10. Médecins sans frontières. Rapport d’activité 2010 du centre d’écoute et de soins. Paris, 28 Oct 2011. 44 p. Disponible à : www.msf.fr/sites/www.msf.fr/files/rapport-activite-2010-ces-bd.pdf..
  • 11. Médecins du Monde. Observatoire de l’accès aux soins de la mission France, Rapport 2012. Oct 2013. 210 p. Disponible à : www.medecinsdumonde.org/Publications/Les-Rapports/En-France/Rapport-complet-de-l-Observatoire-de-l-acces-aux-soins-2013..
  • 12. Rapport d’activité 2013 du Réseau Louis Guilloux. Février 2014. 70 pages..
  • 13. Drouot N, Tomasino A, Pauti MD, et al. L’accès aux soins des migrants en situation précaire, à partir des données de l’Observatoire de Médecins du Monde : constats en 2010 et tendances principales depuis 2000. BEH, InVS. 17 Jan 2012; 2-4:41-44. Disponible à : www.invs.sante.fr/Publications-et-outils/BEH-Bulletin-epidemiologique-hebdomadaire/Archives/2012/BEH-n-2-3r-r4-2012.
  • 14. Nguyen A. L’agonie administrative des exilés. Une clinique de l’asile. L’autre, cliniques, cultures et sociétés. 2014. Volume 15, n̊2, pp197-206..
  • 15. Pestre E.. La vie psychique des réfugiés. Paris : Payot, 2010 .
  • 16. Baubet T.. Penser la souffrance psychique des demandeurs d’asile : des outils insuffisants. Maux d’exil 2008  ; 1-3.
  • 17. Afssaps. Le bon usage des médicaments antidépresseurs dans le traitement des troubles dépressifs et des troubles anxieux. Octobre 2006. 19 p. Disponible à : http://ansm.sante.fr/var/ansm_site/storage/original/application/4541761eb43e6042b30470ef558862b4.pdf..
  • 18. Chartre de l’interprétariat professionnel médical et social en France (14 novembre 2012). Disponible à : www.reseauvillehopital35.org/interpretariat-doc1..
  • 19. Le Ferrand P.. De l’interprétariat au partenariat, l’exemple de Rennes. Dossier le migrant précaire entre bordures sociales et frontières mentales. Rhizome 2013  ; 48 : 12.
  • 20. MeaH. Mettre en œuvre des stratégies pour limiter les perdus de vue. L’organisation des centres médico-psychologiques. 2008, p. 84-6. Disponible à : www.anap.fr/uploads/tx_sabasedocu/Bpo_CMP_v6.pdf..
  • 21. Comede. Migrants/étrangers en situation précaire, soins et accompagnement, guide pratique pour les professionnels. Le Kremlin Bicêtre, Paris, Août 2013:275-93. Disponible à : www.comede.org/IMG/pdf/guide_comede_2013.pdf..
  • 22. Geny-Benkorichi M, Vignal M. État des lieux national de la prise en charge et de la prise en compte de la santé mentale des réfugiés et demandeurs d’asile au sein du dispositif national d’accueil. Rapport de synthèse Avr 2012. 74p. Disponible à : www.samdarra.fr/documents/Rapportdesynthese-etatdeslieuxnational-ReseauSamdarra_000.pdf..
  • 23. Centre Prime Levi. Soigner les victimes de torture exilées en France, Livre blanc. Paris : 2012, 40 p. Disponible à : www.primolevi.org/wp-content/uploads/2013/06/livreblancversionfinale.pdf..

Mots-clés éditeurs : prise en charge, équipe mobile, sans domicile fixe, réseau de soins, santé mentale, migrant, précarité

Date de mise en ligne : 15/04/2015

https://doi.org/10.1684/ipe.2015.1323

Notes

  • [1]
    Article présenté aux 33es Journées de la Société de l’Information Psychiatrique à Avignon du 1er au 4 octobre 2014 (atelier 3, Vulnérabilité-épidémiologie) sous le titre : La santé mentale des patients migrants précaires primo-arrivants à Rennes. Étude rétrospective sur 110 patients entre 2010 et 2013.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.87

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions