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Article de revue

Analyse de film

Pages 446 à 449

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1Michael Spreng
Lorquin : 40 ans de festival psy

2 La décennie 70 a été celle de l’ouverture de cet univers très fermé qu’était la psychiatrie. L’asile devenait centre hospitalier spécialisé, les fous, des patients, la psychiatrie, la santé mentale. Il devenait nécessaire de communiquer autour de cette mutation, en interne dans une première phase, en externe par la suite. Une image valant mille mots, un festival du film s’est rapidement imposé, avec comme ambassadeur, Lorquin.

3 Outre la passion du cinéma des docteurs Roger Camar et Alain Bouvarel, c’est le contexte de l’époque qui explique grandement ce projet de création d’un festival psychiatrique.

La genèse du festival

4La décennie 70 a vu la mise en place de la sectorisation dans le domaine de la psychiatrie. Cette volonté de faire tomber les murs de l’asile, d’inclure des structures de soins dans la cité avec l’espoir de déstigmatiser le champ de la folie. Et quoi de mieux pour se faire que le support audiovisuel ?

5 En 1977, dans l’enceinte de l’hôpital psychiatrique de Lorquin, le premier festival du même nom s’est déroulé. De façon artisanale si l’on peut dire pour cette première édition, puisque sur la petite dizaine de films présentés, la majorité, étaient des films de laboratoires pharmaceutiques dont le but était essentiellement commercial. À vrai dire, dans ce premier temps, les films n’ont été qu’un prétexte pour la rencontre et l’échange des professionnels soignants autour de leur travail. Il y avait enfin un lieu de rencontre, un lieu de libre échange de paroles, ou l’infirmier pouvait côtoyer et discuter avec le psychologue ou le psychiatre, où le patient pouvait assister aux projections et prendre part au débat.

6 Rapidement les choses se sont enchaînées et le « festival ciné-vidéo-psy de Lorquin » a pris son essor. Au cours de la première décennie de son existence, il est passé d’une salle de projection à cinq, d’une journée à cinq, de quelques films à plus d’une centaine, de quelques dizaines de festivaliers à plus d’un millier. Comment expliquer cet engouement des débuts ?

7 D’abord, par la facilité d’utilisation du matériel. La pellicule a rapidement cédé le pas à la vidéo dans les années 80. Les caméras se sont allégées, le coût d’achat a diminué… L’utilisation s’est démocratisée.

Objectif : donner à voir l’actualité de la santé mentale

8 Le but de ce festival a toujours été de donner à voir l’actualité de la santé mentale. Il se veut un miroir de la société, un instantané des préoccupations contemporaines où la prévalence de certaines thématiques (comme en 2004 les personnes âgées à la suite de la canicule de l’année précédente, ou en 2012 l’autisme – grande cause nationale) est mise en exergue.

9 Pour se faire, les inscriptions des films ont toujours été gratuites et il n’y a jamais eu de sélection pour le jury à partir du moment où l’objet filmique entrait dans la thématique du festival. Ainsi, chacun avait sa chance d’être primé. Équipes soignantes, professionnels de l’image, familles, patients… peu importait la personne du moment que le regard était juste.

10 Bien entendu, les réalisateurs professionnels avaient un avantage esthétique. La maîtrise de l’outil, de l’écriture ou du rythme transparaissait de façon évidente, mais dans ce lieu, c’était avant tout l’humain qui importait. Un événement sportif, une fête dans un service, un voyage thérapeutique renvoyaient les professionnels du soin à leur quotidien tout en permettant une distanciation, le fond primant sur la forme, les chances de se voir mis en exergue étant égales. Il y avait une volonté d’humaniser cet univers, d’offrir un regard moins sensationnel que celui donné à voir par les médias.

11 Comme Cannes a ses Palmes, Lorquin a ses Clés. La clé, le symbole, encore et toujours, de cette volonté d’ouverture, d’ouverture des portes pour une libération de la pensée.

12 Ainsi, il y a une récompense suprême, la Clé d’or, pour le meilleur film de l’année. Mais à sa suite viennent deux Clés d’argent, et deux Clés de bronze. Pourquoi deux ? Car justement dans l’idée des organisateurs, il fallait préserver les chances des non-professionnels face aux professionnels. Il y avait donc un prix pour les professionnels de l’image, et un pour les non-professionnels. Ce qui a sans doute aussi joué en faveur de la ferveur des équipes qui osaient présenter leurs films sans crainte du jugement plastique.

13 Pour qu’il y ait palmarès, il faut qu’il y ait jury. Mais qui sont donc ces juges capables de faire la synthèse entre le fonds et la forme ? Et bien là encore, l’originalité de ce festival, a été de mélanger les genres. Bien que médical, les organisateurs ont toujours souhaité l’équilibre entre professionnels de l’image, et professionnels de la santé. Ainsi, depuis plus de 30 ans, réalisateurs, psychiatres, journalistes, infirmiers, professeurs de cinéma, psychologues, etc. ont composé ce jury, mélangeant leurs regards, s’enrichissant les uns les autres.

14 Dès sa première édition, les organisateurs ont choisi de nommer ces journées « festival ». Dans leur idée, la conception de ce projet n’avait rien à voir avec des journées audiovisuelles, colloques ou congrès… Cette manifestation se voulait festive. Voilà pourquoi en plus des projections de films, il y a eu à Lorquin, du théâtre, des soirées jazz et des expositions, toujours dans le but d’ouvrir ce champ de la psychiatrie, de croiser les arts autour de cet axe central qu’est la santé mentale.

15 Très vite, la dénomination « festival international » s’est justifiée. Tout d’abord en attirant les pays européens francophones comme la Belgique ou la Suisse, mais aussi, rapidement, des films canadiens, dont le premier film primé en 1984 fut Derrière le masque déficitaire. Par la suite, des documents de toute nationalité sont arrivés : Espagne, Allemagne, Islande, États-Unis, Israël, Russie, Bulgarie, Australie, Iran…

Quelques films marquants de 40 ans de festival psy

Vivre une matinée à Janet II, 1978

16 Il est difficile d’effectuer un choix parmi les milliers de films visionnés au cours de ces décennies, mais à tout seigneur tout honneur, et puisque le festival de Lorquin est axé sur la santé mentale, intéressons-nous tout d’abord aux équipes soignantes. Vivre une matinée à Janet II, Clé d’or 1978, a provoqué émotion et réflexion au sein du public.

17 Tourné en pellicule, un peu à la manière de Frederick Weisman, mais sans le son, ce film de 80 minutes, nous donne à voir la vie quotidienne d’un pavillon, avec pour revendication déjà à cette époque, de dénoncer l’absence de personnels, rendant de ce fait difficile la prise en charge de ce public fragile.

18 De longs plans séquences sur les femmes pensionnaires, souvent arriérées profondes, lors du lever, de la toilette, du repas… Le déroulement classique et simple d’une matinée standard pour ces femmes, mais aussi pour les équipes de soin. L’image est abrupte pour le néophyte, avec ces corps difformes et nus, pour certains marqués d’escarres, le tout doublé d’une bande-son composée de concerto pour piano de Saint-Preux, et plus étonnant, d’extraits de la bande originale du film Mon nom est personne composée par Ennio Morricone, le tout, sans aucun commentaire explicatif, conférant à l’assemblage image-son un aspect encore plus poignant.

Nounours, 2007

19En 2007, Benoît Legrand réalise Nounours. À partir d’une rencontre impromptue dans la cage de son escalier lors de son emménagement, le réalisateur rencontre Christophe qui veut témoigner de sa vie. Face caméra, sans artifice de montage, son discours s’égrène durant presque une heure. Le spectateur est pris par ce récit, ce parcours de vie improbable entre violence et rage, s’interrogeant entre la part de réalité et de fiction. Ainsi, à l’inverse de Vivre une matinée à Janet II, tout passe par la parole. La caméra est fixe, uniquement orientée sur son personnage, aucun élément visuel extérieur ne venant interrompre ce récit. Toute l’attention est centrée sur ce personnage, et tel un roman, le réalisateur nous l’offre par chapitre. Car même si ce discours est prenant pour le spectateur, le travail de réalisation existe. Il ne s’agit pas d’une captation, mais bel et bien d’un documentaire, structuré, réfléchi et monté, bien que la forme première puisse ne pas donner cette impression.

Le manteau, 2007

20Toujours en 2007, pour sa première réalisation, Orlanda Laforêt imagine Le manteau, film d’animation. Sarah reçoit des objets perdus d’Orly, une valise de son père disparu, contenant un de ses manteaux. La vue de ce vêtement va provoquer chez la jeune femme un bouleversement personnel et familial. En huit minutes, tout un univers de souvenirs, de douleurs enfouies et de fragilité psychique est créé. Ne pas ennuyer et ne pas frustrer le spectateur sont les gages d’un document réussi, que cela soit en caméra fixe durant cinquante minutes, ou en pâte à modeler durant huit minutes.

21 Fiction ou documentaire, entre la forme et le fonds, de multiples possibilités existent, aucune ne prenant le pas sur l’autre, l’important étant de faire passer un message, d’interroger, de surprendre le spectateur.

La vie rêvée d’Amanda, 2003

22Dans La vie rêvée d’Amanda, en 2003, Jill Emery filme sa fille, autiste, et son univers. Dans sa maison, ou dans sa structure d’accueil, elle attend son prince charmant, écoute des chansons d’amour, veut être enceinte comme sa sœur, avoir une vie comme tout le monde, mais son monde n’est pas le nôtre, ou plus exactement, notre monde n’est pas le sien. La mère interroge sa fille en voix off sur ses envies, espoirs, attentes. Les réponses nous font quelquefois sourire, mais nous interpellent également quant aux réponses que nous, spectateurs, pourrions fournir. Le décalage entre le monde d’Amanda et le nôtre n’est pas si grand, mais suffisant pour ces deux univers qui cohabitent, restent cloisonnés, malgré toutes les passerelles que soignants et parents tentent d’ériger.

Mon petit frère de la lune, 2011

23Une autre façon d’aborder les troubles et pathologies mentales, est celle de Frédéric Philibert dans Mon petit frère de la lune. Sous la forme d’un dessin animé, ce père d’un petit garçon autiste a pris le parti d’utiliser en voix off, la parole de la grande sœur et de sa perception qu’elle a de ce petit frère. Simple et émouvante, cette voix d’enfant nous renvoie à quelque chose de très profond, de très naïf et candide dans le regard qu’elle lui porte, sans doute ce regard que nous, adultes, avons perdu sur ces personnes fragiles et différentes.

24 equation im1

En cas de dépressurisation, 2009

25Pour finir, il y a des documents difficilement qualifiables, entre le documentaire, la fiction et l’essai, capables de transporter le spectateur hors de ses références, tel En cas de dépressurisation de Sarah Moon Howe en 2009. Le regard oscille entre cette mère qui s’interroge sur ses propres capacités à faire face au handicap de son fils, cette femme qui se questionne sur sa capacité à rester femme et maîtresse de sa vie, sans se faire totalement dévorer par ce handicap et le quotidien de cet enfant et de ses souffrances. C’est un carnet vidéo intime des peurs maternelles et des questionnements de femme. Il y a un constant va-et-vient entre un regard que la réalisatrice veut neutre, tel un tiers observateur, et le regard de cette mère dont tous les repères se sont effondrés. Ce va-et-vient se retrouve également dans les lieux qu’a choisis la réalisatrice-maman. Éducatrice en psychiatrie de profession, Sarah Moon est strip-teaseuse par passion. On passe ainsi du quotidien de la maison, au monde médical à l’univers du strip-tease. Il y a une réelle recherche graphique dans ce document. Tourné en vidéo, des inserts de films de famille tournés en super huit ponctuent le rythme, tout comme du dessin animé servant à exprimer les angoisses et pensées de cette mère. La réussite de ce film, tient dans l’écriture première, voilà pourquoi il n’est ni tout à fait documentaire, ni tout à fait fiction, ni docu-fiction.

Cet homme derrière la vitre, 1980

26Face à tous ces regards extérieurs, il convient de ne pas oublier celui des premiers concernés, à savoir les personnes souffrant de troubles psychiques. Là encore, dès le début du festival psy de Lorquin, les patients ont osé prendre la parole. Ainsi, dès 1980, la Clé d’or est remise à Cet homme derrière la vitre. Jacques Zelnio, handicapé mental a demandé au réalisateur Christian Deloeuil, de témoigner de sa vie. Sous forme de discussions, des sujets tels que le travail, la famille, la société, les femmes sont abordés. Tous ces univers qui semblent inaccessibles à Jacques Zelnio, cet homme qui regarde de derrière ses vitres, ce monde qui se déroule sous ses yeux, sans qu’il puisse y accéder. Grâce au médium vidéo, les spectateurs ont pu se rendre compte du quotidien et de la souffrance de ce que vit une personne atteinte de troubles mentaux, de cette volonté de s’inclure dans un monde auquel elle n’a pas accès, et de la solitude qui en résulte.

De la chambre jaune à la chambre noire, 2003

27Cette volonté de prendre la parole se retrouve dans De la chambre jaune à la chambre noire. Comme le dit le patient-réalisateur : « filmer, ça donne envie de revivre », alors il prend sa caméra, dans son appartement, et se filme. Mais se filmer ne suffit pas à faire un film, et il le sait très bien, voilà pourquoi le montage lui est si important. Cet ovni audiovisuel est déstabilisant, tout en étant intriguant. Cette personne connaît les codes de la réalisation, mais ne sait pas les appliquer. Ainsi, le micro est trop près de la bouche pour que le son soit audible, les cadrages sont effectués au hasard, le mixage de la musique additionnelle couvre la parole, le titre du film sur fond bleu dure une minute trente etc… Mais de cet à-peu-près technique va naître un objet filmique pouvant prétendre au statut d’œuvre artistique, en sortant justement de nos référents visuels.

Création du Centre national audiovisuel en santé mentale

28D’un festival amateur à ses débuts, le site de Lorquin a su s’imposer en tant que lieu patrimonial de l’actualité et de la mémoire audiovisuelle de la santé mentale, jusqu’à la création du Centre national audiovisuel en santé mentale (Cnasm).

29 Autour d’Alain Bouvarel et de son équipe, depuis quarante ans maintenant, psychiatres, psychologues, infirmiers, étudiants, réalisateurs, parents et patients apportent un regard transdisciplinaire et transversal grâce à la grande diversité que permet l’audiovisuel, afin de faciliter l’échange et d’ouvrir les discussions sur ce monde à part qu’est la santé mentale.

30 Michael Spreng
Responsable de la structure Centre national audiovisuel en santé mentale (Cnasm)
cnasm@orange.fr

Filmographie

31 Derrière le masque déficitaire, Docteur Dumesnil, Canada, 1984.

32 Mon nom est personne, Tonino Valerii, Italie, Les Films Jacques Leitienne, 1973.

33 Nounours, Benoit Legrand, France, Z’azimut Films, 2007.

34 Vivre une matinée à Janet II, Collectif, France, 1977.

35 Le manteau, Orlanda Laforet, France, Bianca Films, 2007.

36 La vie rêvée d’Amanda, Jill Emery, France, Les films Grain de Sable, 2003.

37 Mon petit frère de la lune, Frédéric Philibert, France, Sacrebleu Productions, 2007.

38 En cas de dépressurisation, Sarah Moon Howe, Belgique, Sofidoc, WIP, RTBF, 2009.

39 Cet homme derrière la vitre, Christian Deloeuil, France, Monac 1, 1980.

40 De la chambre jaune à la chambre noire, France, Autoproduit, 2003


Date de mise en ligne : 02/06/2017

https://doi.org/10.1684/ipe.2017.1639

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