Couverture de INPSY_9506

Article de revue

« Il n’a pas toutes ses frites dans le même sachet » : déclinaison mobile du modèle de crise bruxellois

Pages 386 à 392

Notes

  • [1]
    Le bus 54 était celui qui desservait l’hôpital psychiatrique Edouard-Toulouse à Marseille. Marseille étant le lieu du congrès de l’Association francophone des équipes mobiles où cette communication a été présentée, sous une forme informelle et vivante, pour témoigner de la dimension créative que nécessite cette clinique.
  • [2]
    Nous ne ferons que ramasser succinctement les spécificités de ce système sans prétention exhaustive, ni pure objectivité.
  • [3]
    En tout cas pour Bruxelles.
  • [4]
    Ce territoire comporte 8 communes qui se situent globalement dans l’est et le sud de la région bruxelloise et représente une population d’environ 400 000 habitants.
  • [5]
    Ces visites ont parfois eu lieu dans d’autres endroits : parc, bistrot…
  • [6]
    Au début de l’EMC, le nombre d’ETP était plus élevé (et la file active également) mais ce nombre a été progressivement réduit suite à des mesures budgétaires.
  • [7]
    La région bruxelloise n’était pas totalement couverte par des équipes mobiles de crise.
  • [8]
    Tous les projets issus de la réforme n’ont pas nécessairement suivi cette indication.
  • [9]
    Nous avons par contre respecté la limite d’âge inférieur, la création d’EM infanto-juvénile permettant plus facilement ce respect. Nous ne détaillerons pas ce point dans cet article.
  • [10]
    Il est arrivé que l’EMC intervienne pour des personnes isolées, la mobilisation d’un soignant ou d’un acteur du monde social compensant cela.

Introduction

1Le présent article explicite la genèse d’une équipe mobile de crise (EMC) dans le contexte bruxellois. Fruit de la réforme de la psychiatrie initiée en 2010 en Belgique, l’EMC développe plusieurs particularités qui seront détaillées : l’arrimage à une unité de crises et d’urgences psychiatriques (UC) et le travail clinique orienté vers les patients peu ou non-demandeurs de soins. Une consultation à la demande de tiers (CDT) a été mise en place pour rencontrer ce dernier objectif clinique. Un questionnement éthique sera déployé autour de cette consultation. Enfin, nous décrirons les pratiques innovantes qui ont eu cours depuis le début du travail de cette équipe mobile.

Préalable

2Les expressions singulières pour décrire la folie des hommes varient selon les lieux et les vécus. Elles s’enracinent également dans les imaginaires des spécificités culturelles. En Belgique, la référence au bâtonnet de tubercule, fierté nationale, a ainsi été utilisée pour décrire une personne souffrant de troubles mentaux et psychiques : « il n’a pas toutes ses frites dans le même sachet ». D’autres locutions existent dans d’autres cultures et pays pour décrire la pathologie mentale : « avoir un petit vélo dans la tête, avoir une case en moins, être marteau, yoyoter de la cafetière, marcher sur la tête, onduler de la toiture, être bon pour le 54 (Marseille [1])… ». La mobilité des expressions existantes permet de rendre compte de la diversité des représentations de la folie à travers le monde. Cette diversité engendre également différentes façons d’organiser les soins, toutes singulières et toutes dépendantes des contextes socio-sanitaires.

3L’équipe mobile de crise implantée à Bruxelles est issue de la réforme de la psychiatrie et de la santé mentale engagée depuis 2010 en Belgique [1]. La mobilité représente un des axes importants de cette réforme. Le système de soins belge est complexe [2], peu centralisé [3], peu hiérarchisé et n’oblige pas les structures pourvoyeuses de soins à s’entendre ou à s’organiser pour offrir des services coordonnés rencontrant la diversité des situations cliniques vécues par les usagers. La Belgique était et reste actuellement un des pays avec le plus haut taux de lits psychiatriques par habitant : le virage de la psychiatrie communautaire pris dans certains pays européens proches n’y a pas été amorcé de façon claire, même si la réforme engagée tente de combler ce retard. C’est dans cette configuration macrostructurelle que l’équipe mobile de crise s’est déployée depuis fin de l’année 2011 sur l’est de Bruxelles [4].

4Le travail de l’équipe mobile s’est évidemment inspiré de la littérature internationale [2-4] et de certaines expériences étrangères : l’équipe ERIC en France à Plaisir, le développement des équipes mobiles en Angleterre… Elle devait aussi fonctionner selon les prescrits du « Guide bleu » de la réforme déjà référencée : durée maximale d’intervention fixée à 6 semaines, travail avec des patients demandeurs de soins et orientation tournée vers l’alternative à l’hospitalisation, équipe pluridisciplinaire accessible 24 h sur 24… La mise en place de l’EMC est et reste un processus qui dure depuis plusieurs années, empli de créativité et d’hésitations. Devoir inventer les missions spécifiques et la place à prendre dans un système de soins relativement statique fut à la fois déroutant, surprenant et difficile : les heures de réflexions, de débats et parfois de conflits furent nombreuses. Cet article n’a pas l’ambition de rendre compte de manière exhaustive de ces débats ni de retranscrire fidèlement la construction de l’équipe mais d’en faire apparaître certains des éléments centraux et constitutifs de son originalité.

Des chiffres

5Depuis fin 2011, c’est plus de 1000 situations cliniques qui ont été appréhendées par l’EMC. Après souvent un long travail d’analyse de la demande, l’installation de visites aux domiciles des patients ou dans des lieux hétéroclites fut actée pour près de la moitié de ces situations. Ces patients rencontrés avaient été signalés par le système familial, social ou sanitaire. Ces visites à domicile  [5] (VAD) furent en moyenne au nombre de 5 par situation (entre 1 et 46 !), la durée de prise en charge moyenne de 46 jours (entre moins de 24 h et plus de 351 jours), l’âge des bénéficiaires entre 16 et 97 ans… Ces derniers chiffres témoignent du souhait exprimé par l’équipe de ne pas mettre de critères trop restrictifs afin de laisser une grande accessibilité et de soutenir un processus d’analyse essentiellement clinique de la demande. Les différents stages entrepris pendant la formation de l’équipe dans d’autres équipes mobiles psychiatriques avaient donné l’impression que les critères (d’âge ou de durée d’intervention par exemple) supplantaient parfois trop les enjeux cliniques soulevés par la mobilité. En moyenne la file active des patients suivis par l’EMC comporte une quinzaine de patients, et cela pour environ 5 ETP (IDE, AS, psychologues)  [6]. Le ratio usagers par ETP correspond bien aux indications du modèle CRT (Crisis Resolution Team) de 2 à 3 usagers par ETP [2, 5]. En sept ans d’activité, l’EMC n’a jamais dû remettre à plus tard une intervention ou établir une liste d’attente pour les patients : le travail d’analyse de la demande, les éventuelles priorisations du soin et l’engagement des soignants ont empêché de refuser des patients par manque de disponibilité : en étant stricte sur la nécessité du défaut d’alternative, l’EMC a pu « renvoyer » au réseau de soins ambulatoires et parfois habituels les situations cliniques qui ne devaient pas être prises en charge par l’EMC. Ce travail de sédimentation clinique, qui mobilise des soignants plusieurs heures de travail par jour est donc précieux pour maintenir une capacité d’accueil de nouvelles situations. La littérature consacrée [1] aux équipes mobiles en psychiatrie témoigne en effet que leur création se conjugue souvent avec une rapide saturation, à l’instar d’autres institutions de soins dans le secteur de la santé mentale, entraînant leur incapacité à accueillir de nouvelles situations cliniques et leur probable déclin et apoptose.

L’installation d’un cadre

6Après des débats souvent complexes en équipe, une règle fut établie après quelques années de fonctionnement, celle de ne plus faire d’exception sur la question de la zone d’intervention [7]. Cette règle a permis de sécuriser l’équipe, de ne plus (se) culpabiliser de ne pas prendre en charge des patients qui nécessitaient l’intervention de l’EMC : les enjeux affectifs, relationnels ou simplement personnels prenaient le pas sur le processus d’analyse de la demande et engendraient parfois frustration et conflits. La zone couverte par l’équipe fut davantage délimitée : cette décision de rigueur, anodine en apparence, a permis à l’EMC de trouver une certaine sérénité dans les choix et indications d’interventions. Ce fut un des facteurs d’apaisement.

Les particularités de l’équipe mobile de crise

7Le choix du rattachement à une unité de crise et d’urgences psychiatriques, s’il apparaît évident rétrospectivement, a longtemps été questionné par des éléments internes et externes à l’EMC. La réforme imposait la création d’équipes mobiles avec un versant « crise » selon le modèle CRT et un autre versant « équipe de soins continus » sur le modèle ACT (Assertive Community Treatment). Le politique décida que ces deux versants devaient constituer deux équipes différentes [8]. Le choix du rattachement à une salle d’urgences psychiatriques fut rendu évident par l’histoire des cliniques où fut implantée l’EMC : le travail de crise y avait été initié il y a 25 ans par le professeur Michel De Clercq [6]. L’équipe mobile de crise allait devenir un projet porté par l’unité de crise, un prolongement mobile de cette équipe. Cette évidence fut renforcée par deux éléments, clinique d’abord, institutionnel ensuite, qui allaient fédérer l’équipe mobile à l’unité de crise.

De l’unité de crise (UC) à la consultation à la demande de tiers (CDT)…

8L’équipe mobile de crise, en dehors du cadre de la réforme, est issue principalement d’une réflexion sur le travail de la crise qui est née dans les années 80. L’importance des concepts de santé mentale et de crises psychiques n’a cessé d’augmenter et a débouché sur des efforts pour améliorer l’accessibilité aux soins pour les personnes souffrant psychiquement. Jusqu’au déploiement de l’équipe mobile de crise, il n’était pas rare d’être confronté à des situations cliniques dont la résolution semblait aporétique. Ainsi, une mère téléphonait concernant son fils de 20 ans, enfermé dans sa chambre depuis quelques jours. Elle demandait comment elle pouvait lui donner accès aux soins. Les réponses des soignants étaient alors relativement stéréotypées et inlassablement se limitaient à trois propositions qui semblaient toutes insatisfaisantes : soit faire venir un médecin généraliste, pas toujours très enclin à s’occuper de pathologies psychiatriques, soit appeler la police pour donner accès aux soins mais avec un renforcement du stigma et un risque de ne pas favoriser le consentement aux soins suite à cette première expérience contrainte [7], soit ne rien faire pour éviter les deux écueils précités. Cette expérience d’impuissance a été faite régulièrement par les soignants de l’unité de crise, suite à des appels téléphoniques comme mentionnés ici, ou suite à la venue aux urgences de personnes qui s’y déplaçaient pour parler d’un proche en souffrance qui n’avait pas accès aux soins. La réitération de situations analogues déboucha, alors que l’équipe mobile était en construction, sur la recherche de propositions de soins idoines : la création d’une consultation à la demande de tiers permit de programmer un espace défini pour ces proches souhaitant faire part de leurs inquiétudes concernant un patient qui n’a pas accès aux soins. Ce dispositif était aussi une façon de rencontrer un des leitmotivs des soignants en salle d’urgence : faire basculer les situations cliniques qui parfois grèvent le travail de l’urgence psychiatrique dans un contexte organisé et programmable. Cette consultation à la demande de tiers rencontra différents objectifs de la réforme : l’augmentation de l’accessibilité aux soins, la prise en compte des proches et de leur inquiétude qui restait parfois sans issue claire dans un système de soins qui martelait cette vieille doctrine : « je ne vous verrai pas sans le patient »… Les grands renversements à l’œuvre dans le domaine de la santé mentale [8], l’injonction d’autonomie qui pèse sur les usagers et l’heureux abandon du paternalisme dans le domaine de la santé mentale charrient d’autres besoins pour rencontrer les nouvelles modalités du souffrir. La consultation à la demande de tiers semble correspondre aux défis d’une éthique de l’inquiétude. C’est l’inquiétude portée par un proche qui va éventuellement activer un processus de soins qui ne commence pas par un processus d’exclusion du champ social (une hospitalisation) mais par la convocation des ressources de ce champ social. Le processus de la CDT met en œuvre dans une société perfusée à l’injonction d’autonomie la possibilité d’une aide. Ce renversement est pour nous le gage d’une pratique psychiatrique qui n’abandonne pas le sujet « souffrant » dans les sphères du chacun pour soi.

La mutualisation des moyens dévolus au travail de crise

9Le second point, davantage institutionnel, qui accordait l’équipe mobile de crise à l’unité de crise, consiste dans le manque de financement endémique du travail de la crise et de l’urgence psychiatrique. Les effets de ce travail de crise sont bien répertoriés dans la littérature [3, 5, 6] et dans notre expérience quotidienne tant sur le plan clinique qu’au niveau de l’économie de la santé : diminution du recours aux hospitalisations, déstigmatisation des parcours de soins, intensification thérapeutique… Malgré ces constats, il faut préciser qu’en Belgique le travail de la crise n’est pas reconnu sur le plan financier et que sa pratique reste l’apanage de certains centres essentiellement universitaires. L’idée d’arrimer l’équipe mobile à l’unité de crise constitua alors une réponse face à ce manque de soutien financier : la permanence et la continuité des soins seraient assurées par l’unité de crise qui prendrait sous sa coupe l’équipe mobile de crise, celle-ci devenant un des projets constitutifs de l’unité de crise. Cette mutualisation des moyens permettrait à moyen égal de renforcer l’offre de soins de crise dans un contexte urbain qui génère de nombreuses urgences : les patients suivis par l’EMC pourraient se rendre facilement dans le dispositif de l’unité de crise dans le deuxième temps du suivi, les patients arrivés en urgence seraient aisément pris en charge par l’équipe mobile en cas d’indications appropriées. Ces collaborations cliniques renforcent le travail des deux pôles, la mobilité des soignants étant un des gages de la réussite de la réforme selon ses concepteurs. Cette mise en commun augurait d’une créativité et d’une inventivité pour faire face aux enjeux cliniques toujours plus complexes dans le travail de la crise. Au fil du temps, les collaborations furent régulières ; une situation habituellement rencontrée est de voir des usagers dans une demande fragile accepter un rendez-vous de consultation à l’unité de crise, constituant un des maillages de leur réseau de soins. Cette mutualisation des moyens permet également l’accueil des crises psychiques et des urgences psychiatriques dans une temporalité à la fois réactive grâce aux capacités d’accueil qu’offre le dispositif tout en permettant de prolonger l’accompagnement dans le temps, si nécessaire. Cela nécessite un cadre soignant large, qui peut sans cesse s’adapter à l’inconfort du travail de la crise : le nombre variable et fortuit d’urgences psychiatriques et leur complexité tout autant imprévisibles. Enfin, cela permettait de concentrer les moyens de l’EMC sur des horaires de jour, et d’assurer la permanence de soins, certes non mobile, grâce à la présence à l’unité de crise d’un infirmier et d’un médecin 24 h sur 24. Ces différents éléments ont confirmé la réflexion d’un staff de crise mutualisé, qui allait tantôt utiliser les moyens de l’urgence pour répondre à une demande de mobilité, tantôt alimenter le travail de la crise aux urgences grâce aux moyens de la mobilité. Cette mise en commun a permis d’épouser au mieux les demandes émergentes de soin de crise, sans antagonisme. Le rôle de cette mise en commun est illustré par les difficultés assez fréquemment rapportées de certaines équipes mobiles qui ne disposent pas d’une unité d’urgence de crise psychiatrique et qui, inquiètes pour le devenir d’un patient qui décompense sur le plan somatique ou psychiatrique, amène celui-ci en salle d’urgences générales : il n’y est pas accueilli valablement, ce qui altère son engagement dans les soins et corrobore l’idée du stigma des patients psychiatriques dans les parcours de soins généraux. Concernant cette collaboration, et dans la ligne droite de ce vécu rapporté, il nous faut également mentionner la collaboration pérenne de l’unité de crise avec les urgences somatiques dans ce dispositif, l’unité de crise en question étant insérée au cœur même des urgences générales, avec l’organisation de rencontres quotidiennes (staff, débriefing…). Il n’est pas exceptionnel que l’EMC « ramène » aux urgences un patient pour lequel une inquiétude somatique subsiste. Cette intégration de l’EMC dans l’unité de crise et d’urgences psychiatriques, si elle a été pensée dès le début de la constitution de l’équipe mobile, n’a pas permis d’éviter toutes les difficultés inhérentes à la rencontre entre deux équipes : les attentions portées par ses protagonistes à l’une au détriment de l’autre, l’invisibilité des avantages de la mutualisation des moyens, la perte de spécificité et du confort à travailler en cercle restreint. Depuis quelques années cependant, et sans faire disparaître les lectures critiques de cette intégration, les avantages de la mutualisation des moyens semblent avoir emporté une très large adhésion parmi les soignants qui se consacrent au travail de la crise.

Le reliquat subversif de la psychiatrie

10Dès le début de la réflexion sur la mise en place de l’équipe mobile à l’unité de crise, il semblait que les propositions du guide bleu [1] ne permettraient pas de donner une plus-value au travail clinique sur l’est de Bruxelles. Le terrain bruxellois mentionné comporte une offre ambulatoire importante, l’alternative aux hospitalisations s’y est développée par manque de place régulière au niveau hospitalier, le manque d’accessibilité est moins lié à des difficultés de locomotions qu’à la spécificité des pathologies psychiatriques les plus graves qui altèrent chez les personnes qui en souffrent la prise de conscience de la nécessité de recevoir des soins, psychiques, relationnels et médicaux. Il fut décidé d’inscrire l’équipe mobile en dehors des seuls prescrits de la réforme et de rediriger l’offre de soins mobiles vers les patients peu ou pas demandeurs de soin [9]. Renforcer l’accessibilité aux soins étant un des attendus de la réforme, nous pouvions nous revendiquer de cela pour défendre l’idée que la mobilité puisse contribuer avant tout à « recruter » des patients qui jusque-là n’avaient accès aux soins que de façon sporadique et souvent contraints par la loi. Cette proposition complète ainsi la vision d’une mobilité destinée à assurer uniquement une alternative à l’hospitalisation. L’EMC devait permettre de donner accès à des soins non contraints, devenant par là même un complément du travail de l’unité de crise, qui fondait sa mission dans ce travail d’accueil. Ce critère d’inclusion des patients « non-demandeurs » s’affina progressivement dans le temps : dans les deux temps du travail de la demande, l’appel téléphonique initial du demandeur et la consultation éventuelle qui suivait celui-ci, l’équipe mobile de crise cherchait toujours une alternative à son intervention en vérifiant l’existence d’un suivi existant à remobiliser ou en trouvant une autre modalité de soin plus appropriée que la mobilité. L’intervention de l’équipe mobile est donc mise en place à défaut de tout autre traitement approprié et quand une intervention psychosociale, voire psychiatrique semble être nécessaire dans le cadre d’une situation de crise. Le travail d’analyse de la demande requiert un temps important, il comporte une part de subjectivité dans le ressenti des demandeurs et dans les perceptions des intervenants de l’équipe mobile. Ce travail d’analyse de la demande permet de relayer, mais aussi de médiatiser ou de temporiser, certaines demandes afin d’allouer les moyens de la mobilité de façon plus adéquate et ciblée. La mobilité a un coût (probablement équivalent à celui d’une hospitalisation) et devrait donc être circonscrite aux situations cliniques qui n’ont pas d’autres possibilités de soins que celle de l’équipe mobile. Cette réflexion sur la dimension économique des interventions peut sembler hors sujet mais est indispensable pour ne pas rester aveugle au contexte du financement limité des soins de santé et pouvoir répondre adéquatement aux autorités subsidiantes, sur l’utilisation qui est faite des moyens alloués. La décision d’offrir de la mobilité aux patients les moins demandeurs de soins peut aussi questionner l’éthique de nos interventions. Sans même évoquer le concept de consultation à la demande de tiers telle qu’évoqué plus haut, il faut rappeler que c’est bien l’inquiétude d’un proche (familial, social, soignant…) qui légitime notre questionnement. Notre intervention ne prendra forme que si l’équipe mobile constate qu’aucun autre dispositif de soin ne peut permettre une rencontre avec le patient désigné par le système. À plusieurs reprises, il est apparu, conformément aux préceptes du travail de crise, que ce n’est pas un sujet, un individu qui devait faire l’objet de soins mais bien un système complexe, le plus souvent familial. L’inquiétude ressentie par un proche n’oblige pas aux soins mais à la proposition d’un soin.

La généralisation de la CDT

11Garante d’une « éthique du souci et de l’inquiétude » la CDT, qui au départ, était une des modalités possibles du déclenchement de l’EMC, devint progressivement l’étape indispensable pour « activer » l’équipe mobile, celle-ci ne pouvant plus se contenter de répondre à de simples demandes écrites de professionnels : trop souvent elles recelaient de l’ambivalence et manquaient de motivations. Ceux-ci cherchaient non à déléguer le lien thérapeutique mais à abandonner celui-ci à l’EMC. L’absence de ces soignants lors d’une VAD-CDT empêchait la triangulation de la demande et rendait de facto l’équipe mobile seule dépositrice du soin. Le soin au patient ne lui était pas transitoirement délégué mais lui était imposé. L’absence d’un tiers demandeur, lors de la CDT-VAD se faisait ressentir et pouvait « obstruer » nos possibilités thérapeutiques. D’autres aspects sont à mentionner pour compléter le descriptif de l’équipe mobile de crise. Ainsi, le non-respect de la limite d’intervention à 65 ans préconisé par la réforme : les demandes pour les patients âgés étant assez nombreuses et répondant aux critères d’éligibilité énoncés dans la pratique de l’EMC, il ne nous a pas semblé pertinent de restreindre nos interventions aux personnes de moins de 65 ans  [9] – cette population représente jusqu’à 20 % de nos interventions. Dans la même optique, les attendus des autorités de limiter à 6 semaines la durée d’intervention ne nous ont pas semblé pertinents pour arrimer aux soins les personnes les plus désinsérées. Si notre durée moyenne d’intervention s’inscrit actuellement à 46 jours, et est donc proche de la durée maximale attendue, elle ne rend pas compte de la disparité des durées d’intervention rencontrées par l’équipe mobile. Il est probable que le souhait de l’équipe d’être au plus près des réalités cliniques très différentes auxquelles elle a été confrontée, cette grande flexibilité dans les interventions, ait pu aussi être un des éléments générateurs de tensions : l’absence d’un cadre trop rigide, s’il élargit les perspectives cliniques et le public cible, n’apaise pas les discussions éminemment contingentes autour des prises en charge. Il est à noter que sans qu’aucune indication ne soit donnée sur le fait de raccourcir les interventions, l’équipe se rapproche spontanément davantage chaque année de ces impératifs de durée d’intervention, notre moyenne s’abaissant progressivement au fur et à mesure de son ancienneté. L’EMC éprouve ainsi dans sa pratique les effets de normalisation que peuvent véhiculer des approches psychiatriques. Si ce constat est probablement dû à l’expérience emmagasinée, et permet de gagner en confort de travail, cette innovation clinique mobile, qui travaille dans les interstices du système soignant, doit aussi maintenir un niveau de réflexion sur l’adéquation de sa proposition de soin pour ne pas se scléroser et perdre ainsi son versant créatif.

12Les deux considérations suivantes doivent être déployées pour continuer à décrire le dispositif de l’EMC.

La réactivité et le travail d’équipe

13Si la mission de l’EMC est clairement à l’opposé de celle d’un hypothétique SMUR ou SAMU psychiatrique, la temporalité de notre cadre d’intervention ne permettant pas leur réactivité, il est arrivé que la réactivité soit davantage celle de l’urgence que celle de la crise. A contrario, il faut souligner le travail de mise au diapason de l’équipe avec la temporalité des envoyeurs, les atermoiements de ces derniers, leurs doutes et leurs inquiétudes sur la pertinence d’une intervention mobile. À la différence d’une consultation fixée, dans des agendas serrés où parfois l’absence du patient diffère le rendez-vous de plusieurs semaines, il nous est arrivé de retarder une VAD de quelques heures ou de plusieurs jours à la demande des intervenants demandeurs ou de notre propre initiative, pour permettre de répondre à d’autres situations cliniques de crise quand il apparaissait que la VAD n’était pas impérative ce jour-là. La réactivité d’une équipe mobile réside aussi dans sa faculté à mobiliser des ressources et à faire face aux imprévus souvent constants dans une pratique du travail de crise. En moyenne, la réactivité était de 48 h jours ouvrables répondant ainsi aux critères dévolus du modèle CRT, mais il n’est pas exceptionnel que le processus appel d’un tiers – CDT – VAD – s’enclenche en quelques heures seulement, répondant ainsi à l’exigence clinique de la situation.

14L’activation de l’équipe mobile s’est progressivement « procéduralisée », la séquence évoquée ci-dessus (appel d’un tiers – CDT –VAD) s’est affirmée pour devenir le standard de nos interventions. L’enjeu constant dans l’élaboration du travail clinique de l’EMC est de soutenir ce perfectionnement de l’accessibilité, à la fois dans la rapidité du processus et dans l’élection des situations où la mobilité semblait indispensable. Le respect d’une procédure ne doit pas désincarner les aspects cliniques de toute situation qui ne peut jamais se réduire à un protocole : la subjectivité des demandeurs et l’analyse des enjeux éthiques et relationnels de chaque situation empêchent tout choix algorithmique. Les procédures doivent rester ouvertes pour répondre de manière fine aux situations ; les décisions d’intervention (proposer une CDT, inclure la situation dans la file active …) se délibèrent en réunion clinique. Ici aussi, l’expérience et le savoir accumulé autour des situations ont apaisé les différents cliniques et relationnels qui apparaissent encore parfois à l’issue de débats sur la pertinence de notre intervention. Cet apaisement dans le processus de décision est un succès dont la rançon serait de perdre l’heuristique du conflit propre à la créativité du travail de crise. Un autre point important, concernant ces réunions cliniques de décision d’intervention, se situe dans une opposition entre catégories professionnelles qui semblait plus répétitive au début de l’équipe mobile. Régulièrement les décisions opposaient moins les personnes que les professions : les infirmiers ou les psychologues en désaccord avec les médecins. Le travail de la mobilité redistribue les positionnements dans une logique inspirée de la psychothérapie institutionnelle : au fur et à mesure, sans s’être totalement éteints, les conflits de professions se reconfigurent au profit des enjeux cliniques présents.

De la clinique à l’éthique

15La modalité du soin que représente la mobilité en psychiatrie décline aussi ses invariants éthiques. La singularité des approches déjà évoquée est un rempart face aux tentatives de transformer l’approche de la souffrance psychique en une logique purement gestionnaire. Une question revient inlassablement devant les demandes d’intervention, c’est l’interrogation sur le principe qui déclenche une prise en charge à l’égard d’une personne qui ne demande rien.

16Comme déjà évoqué précédemment dans l’article, le premier élément de réponse provient sans aucun doute de l’inquiétude ressentie par le proche qui nous contacte et qui est un préalable à toute intervention à domicile. Nous n’agissons en effet que si un proche soutient l’intervention, et cela même si au point de départ, il s’agit de l’inquiétude d’un soignant ou d’une personne du monde judiciaire. Sans cet accord, nous n’intervenons pas [10]. En second lieu, nous demandons aux proches d’être présents lors de notre première visite et d’informer le patient de notre venue, au risque que celui-ci quitte son lieu de vie à l’heure du rendez-vous avec notre équipe. Il s’agit bien de défendre l’idée d’une alternative à une mesure de soins plus coercitive mais également de soutenir l’appropriation de cette proposition de soin par son destinataire.

17Toute décision d’intervention au domicile est discutée lors d’un staff clinique, durant lequel nous évaluons la faisabilité et la praticabilité d’autres modalités de soins respectant davantage l’intimité du patient. C’est uniquement en cas de constat d’échec ou d’impossibilité de mettre en place ces offres de soins moins intrusives que nous décidons d’une intervention à domicile. Ainsi, régulièrement, nous proposons au patient (parfois via ses proches) de venir nous rencontrer à l’unité de crise pour envisager sa situation. Dans notre expérience, une partie des patients, minoritaire, accepte alors de nous rencontrer dans le lieu dédié aux soins qu’est l’hôpital ou un centre de consultation. Tout ce travail doit permettre in fine d’offrir les soins les plus adéquats dans le lieu le plus approprié compte tenu de la particularité des soins psychiatriques. L’intervention de l’équipe mobile de crise apparaît alors, mutatis mutandis, comme l’ultime alternative de soins avant de prendre, le cas échéant, des mesures de privation de liberté pour organiser les soins et permet d’articuler soin individuel et soin de l’entourage concerné par la situation.

Pratiques innovantes

18L’EMC ouvre donc au portage des situations, en amont même de ses interventions cliniques, dans le processus d’analyse de la demande. S’autoriser à entendre une famille sans la présence du patient, c’est légitimer leur questionnement, entendre et probablement contenir une partie de l’angoisse ressentie par ces proches. Les concepts de triangulation issus du travail de la crise, le travail en binôme, et l’idée des entretiens scindés permettent alors toute la créativité d’une approche psychiatrique. La triangulation permet selon les mots de Michel De Clercq de « se présenter non comme exécutant du référent mais comme dépositaire de la création d’un espace thérapeutique » [5]. Le travail en binôme dans l’équipe mobile permet cette différenciation dans nos accordages, l’un se positionnant davantage comme le relais de l’inquiétude du demandeur, l’autre comme l’intervenant du patient désigné. Cet espace constitué, il est alors plus acceptable de pouvoir proposer un entretien scindé durant lequel le patient sera vu seul, comme le seront les demandeurs qui réitèrent alors les enjeux de la CDT, voire amènent d’autres éléments survenus entretemps. Un autre point à mentionner consiste dans la collaboration avec la médecine générale, de nombreux patients n’ayant pas ou plus accès aux soins généraux, l’EMC doit régulièrement remettre en place la présence d’un médecin généraliste pour des patients souvent très désinsérés : trouver un médecin qui a encore de la disponibilité et qui accepte de voir des patients psychiatriques. C’est un vrai travail de tissage qu’il s’agit alors d’effectuer pour consolider le lien entre l’usager et l’intervenant médical. Cette préoccupation répond à cette double logique du soin et du social inscrite dans le travail de la mobilité [10].

Conclusion

19La pérennité du modèle de crise bruxellois, qui articule des soins habituels prodigués en salle d’urgence, la collaboration avec le secteur ambulatoire et hospitalier et la possibilité d’une intervention mobile se développe depuis plus de 7 ans et dépend encore largement des pouvoirs publics et d’un financement qui encourage ce maillage social et sanitaire. Le travail soignant se poursuit avec un idéal à peine affecté par les difficultés de mise en place des réseaux de soins. Il s’accompagne nécessairement d’un travail militant complémentaire qui a permis d’infléchir les positions administratives et politiques initiales : l’EMC prend en charge des patients qui n’étaient pas prévus initialement dans les missions prédéfinies : les patients non-demandeurs, les patients plus âgés… En ce sens, l’équipe mobile est un lieu clinique à part entière et un outil politique important : associer la vision qu’une souffrance psychique n’est pas réductible à la seule sphère sociale ou biologique, clairement évoquée par la réforme, au maintien d’un savoir relationnel et intrapsychique. Tim Greacen, dans un colloque (Bruxelles, 2014) à l’occasion du 25e anniversaire de la plateforme bruxelloise de concertation en santé mentale, parlait de la mission du soignant, divisé entre ces deux pôles : « consacrer la moitié de son temps à la pratique clinique et aux patients, militer l’autre moitié du temps pour une psychiatrie qui ne cesse de se questionner ». Par son ouverture vers les patients qui ont probablement le plus besoin de soins psychiatriques mais qui le « désirent » le moins, et par ses interventions en lien avec le monde social, l’équipe mobile de crise tente de conjurer la dimension intrinsèquement normative de la psychiatrie.

Liens d’intérêt

20les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

Références

  • 1. Service Soins de Santé Psychosociaux. Guide vers de meilleurs soins en santé mentale. http://www.psy107.be/files/Bruxelles.pdf (consultation le 10 février 2019)..
  • 2. Johnson S, Needle J, Bindman J, Thornicroft G (dir.). Crisis Resolution and Home Tratment in Mental Health. New-York : Cambridge University Press, 2008..
  • 3. Romano H (dir.). L’aide-mémoire de l’urgence médico-psychologique. Paris : Dunod, 2013. (En particulier le chapitre 14.)..
  • 4. Demailly L., Dembinski O., Déchamp-Le Roux C.. Les équipes mobiles en psychiatrie et le travail de disponibilité. Montrouge : JLE, 2014 .
  • 5. Deschietere G.. Réforme de la psychiatrie en Belgique et modalités d’intervention d’une équipe mobile de crise. Encéphale 2012  ; 18-20 : 3-9.
  • 6. De Clercq M.. Urgences psychiatriques et interventions de crise. Bruxelles : De Boeck & Larcier, 1997 .
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  • 8. Ehrenberg A.. Les changements de la relation normal-pathologique. À propos de la souffrance psychique et de la santé mentale. Esprit 2004  ; 5 : 133-56.
  • 9. Service Soins de Santé Psychosociaux. Synthèse de la réunion du groupe de travail « équipes mobiles ». http://www.psy107.be/index.php/fr/organe-de-concertation/equipes-mobiles (consultation le 10 février 2019)..
  • 10. Hazif-Thomas C, Hanon C (dir.). Profanes, soignants et santé mentale : quelle ingérence ? Montrouge : John Libbey Eurotext, 2015..

Mots-clés éditeurs : équipe mobile, soin sur décision d’un tiers, urgence psychiatrique, Belgique, centre de crise

Date de mise en ligne : 01/08/2019

https://doi.org/10.1684/ipe.2019.1968

Notes

  • [1]
    Le bus 54 était celui qui desservait l’hôpital psychiatrique Edouard-Toulouse à Marseille. Marseille étant le lieu du congrès de l’Association francophone des équipes mobiles où cette communication a été présentée, sous une forme informelle et vivante, pour témoigner de la dimension créative que nécessite cette clinique.
  • [2]
    Nous ne ferons que ramasser succinctement les spécificités de ce système sans prétention exhaustive, ni pure objectivité.
  • [3]
    En tout cas pour Bruxelles.
  • [4]
    Ce territoire comporte 8 communes qui se situent globalement dans l’est et le sud de la région bruxelloise et représente une population d’environ 400 000 habitants.
  • [5]
    Ces visites ont parfois eu lieu dans d’autres endroits : parc, bistrot…
  • [6]
    Au début de l’EMC, le nombre d’ETP était plus élevé (et la file active également) mais ce nombre a été progressivement réduit suite à des mesures budgétaires.
  • [7]
    La région bruxelloise n’était pas totalement couverte par des équipes mobiles de crise.
  • [8]
    Tous les projets issus de la réforme n’ont pas nécessairement suivi cette indication.
  • [9]
    Nous avons par contre respecté la limite d’âge inférieur, la création d’EM infanto-juvénile permettant plus facilement ce respect. Nous ne détaillerons pas ce point dans cet article.
  • [10]
    Il est arrivé que l’EMC intervienne pour des personnes isolées, la mobilisation d’un soignant ou d’un acteur du monde social compensant cela.

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