Introduction
1L’acculturation décrit le mouvement psychologique complexe de transformation, d’évolution et de métamorphose du migrant devant les changements culturels et environnementaux [1, 2]. Cela se passe en général en deux phases. La première se fera en surface, de façon rapide, repérable, identifiable en termes d’adaptation ; la deuxième est plus latente, sourde et stable en termes d’intégration puis d’assimilation [3]. Il peut y avoir une adaptation mais un refus d’intégration. C’est à ne pas confondre avec l’a-culturation – une absence de culture – qui est une vue nihiliste de l’esprit, éventuellement un questionnement philosophique ou un thème littéraire mais certainement un non-sens anthropologique.
2L’acculturation touche à une norme, une normalité et ses variantes et à des états pathologiques mettant en danger la personne, parfois dans un contexte de malaise « sociologique » réel, induit ou circonstanciel. Devant cette complexité, un discours unique pour une solution salvatrice peut apparaître formant des pensées totalitaires, « radicalisées » qui se veulent idéologiques.
3L’acculturation étant un moment de fragilité, un discours radical peut séduire la personne en souffrance en corrompant le discours religieux. Cette situation critique de rupture réveille des nosologies historiques comme la paranoïa que ne connaissent les DSM et CIM syndromiques d’aujourd’hui et qui ne sont pas opérationnels de ce point de vue taxonomique et structural. L’on ne peut soigner une maladie qui n’est ni nommée, ni identifiée.
La vulnérabilité paranoïaque de la situation migratoire
4Le statut phénoménologique de migrant est défini par sa « trajectoire migratoire » dans une unité de temps, d’espace et de déplacement. C’est la notion de voyage alors que pour lui, c’est un continuum existentiel porté par une conviction primitive de créer une nouvelle vie.
5Cette conviction tient d’une décision irréfutable : partir. Le migrant quitte son ancien monde et s’organise pour une naissance à lui-même pour un ailleurs meilleur. Ce postulat d’un ailleurs meilleur tient d’une foi en soi et en un avenir personnel : le Moi est sûr de lui. L’idée du salut annule la peur du traumatisme. Cette idée du vivant transcende largement celle du départ comme une « mort symbolique » et ressemble celle d’une résurrection ou d’une réincarnation après le deuil d’un pays perdu.
6Le voyage met à l’épreuve du couple espace/temps – une date/un lieu de départ et d’arrivée – rempli d’événements initiatiques, douloureux. Dix mois à pied depuis le Bangladesh jusqu’en France, sauf entre la Turquie et la Grèce. Parfois, douleur déplacée pour un syndrome de Stockholm pour des passeurs anonymes tenus par un contrat d’obligation de résultat : l’arrivée à bon port ! La conviction de réussir le voyage crée un sentiment de religiosité, de destinée et de croyance en une instance supérieure de protection. Parfois, un mysticisme.
7Cette foi a besoin de fabriquer un corps de pensée sur l’ailleurs. Ce corpus de l’ailleurs est un corps de projection qui anticipe le lieu, le temps et la culture de l’Autre que l’on connaît par internet. Cette réalité de l’imaginaire [4] tient sa substance des énoncés religieux qui disent l’avenir et des réalités virtuelles délivrées par les médias et ses légendes modernes. Ainsi, le migrant se dote d’un téléphone portable dès son arrivée pour maîtriser le présent et se relier à ses origines. Son ailleurs entre dans la réalité ; le vrai et le réel fusionnent et forment la dernière épaisseur du tangible qui solidifie la conviction totale, entière et définitive de la personne d’avoir réussi son arrivée dans une forclusion des dangers, des déceptions et des impossibilités objectives (les papiers). Cette psychorigidité d’une posture paranoïaque ordinaire justifie la confiance du migrant de « réussir le coup ».
8À son installation, le voyageur migrant est confronté à l’épreuve de se faire une autre et nouvelle image narcissique de lui-même. Il lui faut « se séparer/refouler (de) son miroir originel, “inné” » parfois au prix d’une détestation de soi marquée a minima par des oublis et des amnésies. Et il le remplacera par l’image que la culture autochtone attend de lui souvent au prix d’une perte culturelle ou d’un abandon d’identité [4, 5]. Cette identification « surfaite au pas de course » compose avec un processus de renoncement voire d’apprentissage du mensonge et de la dissimulation. Un faux vrai-self et un vrai faux-self ? L’acculturation joue entre un jeu de perte et de remplacement. Il y a un agrippement à l’authenticité.
9Comme l’identité intime narcissique entend s’affirmer contre le déni administratif, l’appel aux instances « supérieures » supranationales protectrices devrait pouvoir combler cette béance. Le sans-papiers dit : « Votre pays d’accueil – la preuve : je suis là ! – a signé des conventions internationales sur les réfugiés ; j’ai été victime de violences politiques dont vous montrez les preuves à la télévision pour vos habitants. Par conséquent, j’écris au Président de vos habitants. En plus, je lui écris sans mettre un timbre, c’est donc l’État de (mon) droit et pourquoi il ne me donne pas les papiers ? ». Pour faire valoir le statut de migrant, le légitime et le légal ne sont équivalents que par des preuves « politiques » : « comment voulez-vous que je prouve mon ADN rohingya ! ». Imposer un examen gynécologique aux femmes pour montrer ou démontrer des violences sexuelles déclarées ? Est-ce qu’on peut raconter un viol ? Pour le migrant, l’épreuve du voyage est une preuve mais l’agent d’accueil exige la preuve des raisons du voyage. Alors, l’on déplace cette difficulté par repérer le nom « ethnique » comme autrefois celui du « juif ». Entre disposer de la preuve et prouver la preuve, il y a un abîme entre croire et être cru. Faut-il réciter un psaume pour prouver sa chrétienté quand on est un tamoul persécuté pas musulman, ni hindouiste vivant parmi une majorité cingalaise bouddhiste ? Une cicatrice de couteau et de brûlure : est-ce une preuve de sévices ou le résultat d’une rixe de bandes ? La loi sait fabriquer de la paranoïa quand elle cherche un aveu sans la preuve de la confiance des hommes. Comment décrire la crédibilité ?
La prévention, le soin
10Ou bien Gaëtan Gatain de Clérambault (1872-1934) avait identifié la paranoïa [6] qui a disparu du paysage de la pathologie. Ou bien cette entité n’a jamais réellement existé puisque pas nommée ainsi par les référentiels universels actuels qui réclament l’exclusivité diagnostique. Et l’on ne soigne pas quelque chose ou un état que l’administration ignore.
11La paranoïa était-elle une construction sémiologique dont son absence taxonomique d’aujourd’hui s’explique par une réactualisation de la norme du normal : un narcissisme « souverain » produit nécessairement un Moi « normalement » paranoïaque [7] ? À ce saut épistémologique, l’on découvrira peut-être une épigénétique du comportement d’un devenu paranoïaque. Ou l’intelligence artificielle signalera l’entité paranoïa à partir d’un algorithme des données sur les écarts de conduite [9].
12D’évidence, il existe une clinique empirique et structurale de la paranoïa. Les trois phases de la forme typique [6] sont connues. À partir du postulat « faux » que le malade considère comme juste, il développe une conviction totale d’avoir raison sur certaines choses. À partir de cette position noétique, il déploie ses conceptions du monde ; le Moi excité, hypertrophié est mégalomaniaque. Ce n’est pas un trouble bipolaire. Son raisonnement irrationnel paraît logique – ou paralogique – puis par dépit de prouver la vérité, le passage à l’acte vérifie le « bien-fondé » de ses conclusions. Il y a une fracture de perception de la réalité et de la vérité ; le sens est délirant. Au long de ces trois phases, le discours peut recourir à une phraséologie religieuse voire messianique notamment par une rationalisation morbide.
13Le migrant peut connaître une acculturation fragilisée quand ses « convictions protectrices » tiennent mal la route avec le temps et devant les événements. En face de lui, le thérapeute honnête et modeste connaîtra l’acculturation d’un autre type : un « transfert culturel » fait d’ignorance inconnue et non de présupposés de tout (pouvoir) expliquer en se méfiant que l’ignorance de l’ignorance procure un sentiment de (tout) savoir à « un degré d’incertitude (Schrödinger) » près. Il faut aussi relativiser l’hypothèse universaliste selon lequel un fonds universel commun à toutes les cultures existe, et seulement accessible par la psychanalyse.
14Comment évaluer une pensée « étrangère » entre l’étrange, l’indéchiffrable et le faux ? Et évaluer un raisonnement comme irrationnel si l’étranger déduit ses conduites de ses croyances ? L’imaginaire est voisin du virtuel et de l’hallucination et il superpose le réel et le symbolique. L’on doit souvent se contenter d’un « ordre psychique approximatif » commun dans ce soin. Parfois, le « passage à l’acte » va révéler une acculturation abimée ou la maladie. Face à ce risque et à son corps défendant, le soignant peut être enrôlé dans le rôle de « maintien de l’ordre social » [3].
15Vulnérable, le migrant revient à ses sources premières dans une foi au passé. La religion le rassure par ses énoncés universels, intemporels et définitifs apportés par « Celui qui sait » à travers « un texte sacré » qui énonce la vérité du monde, du futur et de l’ailleurs. Elle administre la foi. Un corps intermédiaire – comme le maître – lui fait la lecture du Texte, interprète son actualité et « code » la grammaire et la syntaxe de l’ordre de marche du monde. Au postulat juste, accepté et partagé, découlent un raisonnement juste et une action juste. Cette dimension éthique et rationnelle d’une foi commune peut contenir la dérive paranoïaque individuelle et intolérante. Ce marquage des limites de sens peut contrer les dérives d’un raisonnement pathologique.
16Un mouvement particulier dans l’acculturation relie cette foi intime en la vie à la religion comme une référence vitale communautaire. Un migrant change rarement de religion mais surtout son actualité. Il enrichit sa gamme d’interprétation pour un nouveau sens donné au texte, et transforme les « objets » externes visibles, les signes de sa spiritualité soutenus par un « objet » interne plus stable que sont la fidélité et la loyauté. Sa pratique va changer et sa spiritualité acquiert son autonomie par rapport à sa foi. Il est son maître. Dans cette acculturation mûrie et réussie, le migrant aménage son « nouvel espace intérieur » et adapte ses opinions et ses conduites religieuses sans changer de religion, ni renier ses origines. C’est en perdant ou en craignant cette plasticité que le migrant paranoïaque renforce ses convictions et subvertit la religion comme « son arme » de persécuté contre les persécuteurs.
17Ces degrés d’incertitudes sémiologiques mettent une clinique transculturelle en alerte [1, 8]. Elle dispose d’une série d’items holistiques pour autant évaluer les contrastes que d’aller au fond du sens des mots. Et puis, tous les migrants n’ont pas fait de (grandes) études sans compter la polysémie des mots d’une langue à l’autre. L’on échangera sur le contraste entre le pur et l’impur, le bien et le mal, le vrai et le faux, le semblable et le différent, la joie et la peine, le sentiment de liberté et l’énoncé de la discipline, l’ordre et le désordre, le juste et l’injuste, le beau et le choquant, le masculin et la féminin... Cet holisme détaillé dans un discours binaire et thématique, permet le commentaire, la critique voire l’autocritique des points de vue. L’on distinguera mieux une défense « événementielle », d’une maladie paranoïaque rigide en cours de constitution. Le migrant aimera vous apprendre sa vie et sa culture. S’intéresser à sa vie, c’est aussi lui demander sa religion et ses pratiques. Son opinion compte. Alors, la question à lui poser peut être ceci : « Je ne connais pas votre culture. Comment chez vous, vous expliquez ce qui vous arrive tel que vous me le dites ».
18Au final et par ce jeu de contraste, nous pouvons apprécier le juste, le correct et le justifié entre une opinion intime dans un moment d’acculturation, et les convictions inébranlables que le migrant n’aurait jamais dites. Le succès de l’acculturation s’évalue en souplesse mentale versus la mégalomanie paranoïaque, parfois silencieuse – culturellement parlant – d’une personne suradaptée dans la version de la « paranoïa sensitive de Kretschmer » [6].
19L’on n’oublie pas que le migrant avait été citoyen en son pays avec une opinion sur une politique migratoire. L’effet de miroir collectif et de retour du bâton fonctionne pour la question d’être victime. C’est là où des positions idéologiques radicales [8] font suragir. L’opinion populaire autochtone n’est pas protégée des mouvements paranoïaques de groupe.
Liens d’intérêt
20l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
Références
- 1. Colloque Migration et Santé, Cité des Sciences, Paris-La Villette, juin 2016. https://www.youtube.com/watch?v=THGuPIJSBuM .
- 2. Mahieu E. Exil et migration. L’Info Psy 2007 ; 9..
- 3. Luong CL. Acculturation et identités individuelle et collective. L’exemple vietnamien. Info Psy 2004 ; 80 : 469-74. http://www.jle.com/e-docs/00/04/04/57/article.phtml .
- 4. Reca M. Psychotraumatisme du migrant : la confusion des réalités. L’Info Psy 2015 ; 2..
- 5. Luong C.L.. Anthropologie clinique de l’adaptation réciproque dans la migration. Synapse 2006 ; 223 : 23-30.
- 6. Ey H., Bernard P., Brisset C.. Manuel de psychiatrie. Paris : Masson, 1978 .
- 7. Lacan J.. De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité. Paris : Seuil, 1975 .
- 8. Luong CL. La citoyenneté, un instrument thérapeutique inattendu en psychiatrie transculturelle. L’Autre 2016 ; 17 : 119-26. http://revuelautre.com/debats/la-citoyennete-un-instrument-therapeutique-inattendu-en-psychiatrie-transculturelle/ .
- 9. O’Neil Cathy. Algorithmes. La bombe à retardement. Paris : Les Arènes, 2018.(Traduction de Weapons of Math Destruction. How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy, New-York, Crown, 2016.)..
Mots-clés éditeurs : paranoïa, déontologie, migrant, migration, acculturation, mécanisme de défense
Date de mise en ligne : 28/08/2020
https://doi.org/10.1684/ipe.2020.2126