Introduction
1Il existe des formes cliniques de schizophrénie pour lesquels les symptômes psychotiques repérables n’apparaissent que tardivement. Elles sont souvent qualifiées de trouble de la personnalité au début, alors que l’évolution du processus est encore insidieuse et que des manifestations non spécifiques (humeur dépressive ou euphorique, périodes d’excitation ou d’inhibition, changement de personnalité avec altération du fonctionnement) sont encore au premier plan. Elles sont pauvres en symptômes et caractérisées par des changements marqués dans l’affectivité et la vie émotionnelle, que le recours aux substances psychoactives peut masquer. L’apparition est précoce dans la plupart des cas, généralement au moment de la puberté ou au début de l’âge adulte. Le symptôme spécifique, difficile à déceler, est l’aplatissement de la vie affective, touchant des niveaux spécifiques d’émotions et de sentiments, nous y reviendrons. Ce symptôme a tendance à échapper à la perception commune ou inexpérimentée. En restituant ce symptôme au sein de tableaux cliniques plus facilement descriptibles, on peut alors lui donner un certain relief. C’est ainsi que nous allons d’abord bien délimiter le champs au sein duquel il s’agit de saisir le phénomène recherché, puis décrire quatre tableaux cliniques distincts basés sur des manifestations non spécifiques et qui ont été magistralement dépeints par Karl Leonhard, un psychiatre allemand à l’origine d’une psychopathologie différentielle et d’une classification dite de l’école de Wernicke-Kleist-Leonhard [1-3].
Émotions, humeur, affects
2La perception clinique permet de formuler des hypothèses sur le mode de réactivité émotionnelle d’une personne. Il peut s’agir par exemple d’une façon de réagir anormalement intense. Les situations de vie à valence émotionnelle ont alors un fort impact. Un événement réjouissant va être source d’un grand enthousiasme, tandis qu’une déception va miner le moral. De manière moins prononcée, il est plutôt adéquat en certaines circonstances d’être doté d’une sensibilité émotionnelle, permettant notamment la compassion pour autrui. La perception clinique ne décèle parfois pas distinctement si le vécu émotionnel est amplifié ou si c’est l’expression des émotions qui est plus manifeste. Une meilleur orientation peut être réalisée en observant que le ressenti émotionnel est éprouvé facilement dans le quotidien, en dehors de situations propice à l’expression convenue des émotions.
3Les émotions sont généralement en lien avec des situation vécues. La colère surgit lorsqu’une offense humiliante est subie, la culpabilité lorsqu’un impératif moral est transgressé et la joie lorsqu’un progrès vers un but est réalisé. Mais cela n’est pas si simple. En effet, il existe aussi un impact lié à la conscience qu’une personne a de ses « tendances à l’action » [4]. Par exemple, le désir est associé à la tendance à la consommation, la peur est reliée à la recherche de protection et l’arrogance est enchâssée dans la tendance au contrôle. Et cela se complexifie d’autant plus qu’il existe des rôles émotionnels selon les normes sociales apprises [5]. Ces rôles sont en partie conscients, mais ils peuvent aussi être joués sans aucun contrôle conscient.
4L’humeur peut aussi être dépendante des influences extérieures, mais d’une manière tout à fait différente par rapport à la réactivité émotionnelle. En effet, la réactivité thymique n’est pas spécifique de l’événement. Il ne s’agit pas d’une réaction spécifique à l’événement, mais plutôt d’une sorte de diffusion : une ambiance gaie peut exercer une influence positive sur l’humeur. Cette syntonie à l’ambiance ne se recoupe pas avec la tendance à la réactivité émotionnelle : un environnement festif ne suffit pas à mettre en joie. Les événements extérieurs peuvent déclencher des variations thymiques mais ce ne sont en aucun cas des facteurs causaux. Une fois initiée par le contexte, l’humeur a tendance à se maintenir pendant quelques heures, quelques jours ou quelques mois, c’est-à-dire à persister bien au-delà de l’événement déclenchant. L’humeur peut aussi émerger sans cause apparente, sans lien clair avec un évènement particulier ou une évaluation spécifique [6]. Comparativement, l’émotion apparaît comme un épisode particulièrement saillant, intense et de courte durée. Vue de l’extérieur, elle se signale par des modifications plutôt brusques (expression faciale, vocale, posturale et comportementale). De façon interne, la personne éprouve des modifications subjectives puissantes et des impulsions motivationnelles spécifiques.
5Enfin, il est possible de ressentir des manifestations émotionnelles (espoir, excitation joyeuse, exaltation, découragement, angoisse, morosité, etc.) qualifiées d’affects et que Bernard Rimé [7] ne souhaite pas retenir comme émotions. Ces sortes de bouffées positives et négatives paraissent en effet diffuses et, souvent, elles ne sont pas associées à des indices physiologiques, expressifs et moteurs très caractéristiques. Dans le cadre d’une conversation, les affects constituent des états passagers fluctuants et étroitement dépendants des échanges.
6Selon Karl Leonhard [8], l’affect est la vie émotionnelle intérieure. Après avoir mentionné différentes strates émotionnelles (sensorielle, endogène, situationnelle, associative), il met en exergue une distinction qui nous apparaît ici d’importance décisive : celle qui sépare les émotions simples issues d’expériences situationnelles (peur, orgueil, sympathie, compassion, gêne, etc.) des émotions plus complexes impliquant des phénomènes associatifs.
7On peut en pratique distinguer deux catégories d’émotions, celles se rattachant à l’évolution biologique, transculturelles, liées à des processus psychologiques simples, et s’accompagnent de réactions faciales, vocales ou musculaires spécifiques, et celles nécessitant des capacités cognitives plus complexes, et faisant intervenir des facteurs socioculturels. Paul Griffiths [9] distingue ainsi les émotions liées à des programmes affectifs (dégoût, peur, joie, colère) et les émotions cognitives supérieures (culpabilité, honte). On comprend ainsi aisément que les émotions liées à des programmes affectifs déclenchent le plus souvent l’action de manière immédiate, et que les émotions cognitives supérieures, impactées par des facteurs socioculturels, peuvent produire une multiplicité d’actions.
8Parmi les émotions cognitives supérieures, on retrouve de façon typique le sentiment de culpabilité. (Celui-ci implique souvent le fait de juger qu’il est approprié de ressentir de la culpabilité dans certaines situations.) Il permet la coordination des actions individuelles et le déploiement de l’action collective [10]. Composante majeure de nos actions, l’émotion est aussi influencée par le contrôle rationnel, qui circonscrit et légitime le champ d’extension de notre vie pratique. Encore faut-il que ce contrôle rationnel ne paralyse pas l’action par de longs raisonnements inutiles [11].
Perturbations émotionnelles caractérisant les formes cliniques de schizophrénie pauci-symptomatique
9D’abord, l’affect peut être quantitativement émoussé, c’est-à-dire que la réactivité aux stimuli internes et externes est réduite, il y a donc une augmentation de l’indifférence émotionnelle et de l’apathie (manque de motivation et d’énergie). Mais la perception clinique ne s’arrête pas là, il faut prêter aussi et surtout une attention aux perturbations qualitatives, ce qui est en général moins connu. C’est là que le chapitre précédent prend tout son sens, car cette qualité des affects correspond aux émotions cognitives supérieures, c’est-à-dire aux émotions que l’on peut qualifier d’« intermédiaires » ou de « médiates », par opposition aux émotions immédiates qui se reflètent directement dans l’expression affective ou qui émanent du tonus affectif extériorisé [12].
10Les émotions médiates sont donc des expériences émotionnelles associées à des jugements intellectuels, elles découlent d’une temporalité épaisse, incluant le présent, le futur et le passé. Sur le plan phénoménologique, au sein de la structure de temporalité, la protention (ce qui dans le moment présent est sur le point de se produire) prend normalement appui sur la rétention (ce qui est issue du passé dans le moment présent) [13]. Ainsi, les émotions médiates de la protention du moment présent contiennent une anticipation d’événements imaginaires ou de situations qui risquent de se produire : ce sont les attentes, les préoccupations, les craintes. Les émotions médiates de la rétention du moment présent sont, quant à elle, les résonances émotionnelles de la vie passée qui surgissent en lien avec la situation vécue. Enfin, il est notable que dans le déroulement temporel, les émotions fluctuent en permanence entre des possibilités opposées. Elles augmentent en intensité tant que le traitement des informations n’est pas terminé. Elles peuvent parfois se maintenir en fonction des expériences vécues. Quoi qu’il en soit, elles ne dépendent pas uniquement de la situation actuelle qui, elle, donnent lieu à des émotions immédiates, correspondant à l’immédiateté d’une temporalité existentielle marquée par l’instant pur.
Hypothèse pathogénique
11Sur le plan phénoménologique, les émotions médiates génèrent une activité de volonté tournée vers l’avenir. Elles sont intimement liées à l’intentionnalité de la conscience qui est déploiement de celle-ci vers un horizon, tension de l’esprit vers quelque chose qui se précise au fur et à mesure. C’est dans ce déploiement que se réalise l’ancrage pré-réflexif avec le monde ambiant. Au sein de cette expérience pré-réflexive, l’intentionnalité est intrinsèquement liée à l’ipséité, le rapport au monde et à soi faisant partie de la même dynamique temporelle de l’expérience : le vécu de l’expérience en première personne (ipséité) est simultanément expérience faisant apparaître son objet (intentionnalité), l’ensemble formant ce qu’on appelle en phénoménologie la « présence au monde » [14]. La perturbation de cet accordage s’associe à un déficit de profondeur émotionnelle vis-à-vis d’intérêts non-momentanés. Les émotions primaires immédiatement activées sont préservées. Il existe ainsi un déficit de la « tension de volonté » tournée vers l’avenir par opposition aux intérêts immédiatement activés. Cela se reflète dans l’immédiateté existentielle des patients souffrant de tels troubles et la difficulté que l’on trouve à construire avec eux un projet qu’ils puissent authentiquement s’approprier.
12L’hypothèse pathogénétique principale correspond à des déficits de systèmes psychiques fonctionnels distincts responsables de fonctions spécifiques dans l’affectivité et la formation de volonté. La charge familiale est faible, avec des formes homotypiques. Il existerait probablement des perturbations prénatales du neurodéveloppement [12]. Il est ainsi utile de rechercher un trouble du spectre autistique préexistant.
Examen clinique
13Nous insisterons dans ce chapitre sur le symptôme caractéristique dans ces formes cliniques que nous allons décrire, qui peuvent aisément se combiner. À noter d’abord que ce symptôme, qui est l’aplatissement affectif progressivement croissant, existe dans bien d’autres formes cliniques mais il n’est révélateur de ces phénotypes pauci-symptomatiques dont nous parlons ici que dans la mesure où il n’existe pas de troubles spécifiques de la pensée ou de symptômes psychomoteurs, lesquels symptômes doivent donc être recherchés et écartés.
14Il est d’abord nécessaire de conduire l’entretien de façon à lever les mécanismes défensifs fréquemment présents lors de la rencontre clinique, notamment liés à la crainte de commettre des erreurs. Une absence de réponse, de nature hostile quoique silencieuse, peut tout aussi bien relever d’un contre-investissement que d’un épisode psychotique aigu. Une exploration approfondie permet une discrimination. Si on suspecte un négativisme, on peut alors, en adoptant un ton adouci, observer une attitude ambivalente. Il faut parfois plusieurs entretiens et il peut être nécessaire d’avoir des informations sur le mode de réaction habituel du patient vis-à-vis de certains types de situation.
15Lorsqu’on suspecte un aplatissement affectif à partir de l’impression clinique, on peut aller plus loin en posant des questions qui stimulent l’implication mentale et émotionnelle dans la vie passée et future de la personne, c’est-à-dire des questions sur les projets pour l’avenir, sur des événements de la vie passée, les soucis, les peines, etc. Les réponses banales doivent être requestionnées, éventuellement en montrant son désaccord avec les lieux communs ou les clichés. On incite le patient à décrire ses sentiments et à verbaliser par exemple comment il aurait souhaité interagir dans telle ou telle situation. Enfin, l’entretien se déploie vers des questions qui mettent le patient en situation d’anticipation de controverses risquant de survenir, avec ses proches notamment. Il s’agit donc d’aller le plus possible à la rencontre du patient, en évoquant son histoire et ses projets, particulièrement les événements pénibles auxquels il a été exposé et les souhaits qui pourraient normalement l’enthousiasmer. Si le patient a des troubles des conduites (notamment des conduites antisociales), il est alors important de susciter une interrogation visant la possibilité d’une subjectivation, en-deçà de la connaissance des principes moraux en vigueur dans le contexte socioculturel du patient.
16Il faut enfin penser à éliminer les symptômes négatifs secondaires, consécutifs aux effets indésirables du traitement, aux symptômes positifs (retrait lié à un vécu persécutif par exemple), à des réactions dépressives, au manque de stimulation et/ou à un abus de substances.
La question du diagnostic
17Ces formes cliniques dont nous parlons sont désignées par le terme d’hébéphrénie par Karl Leonhard, mais il est évident qu’un terme aussi connoté ne peut être utilisé dans les premières années de l’émergence du processus psychotique. Il est préférable de formuler des hypothèses concernant l’éventualité d’une psychose émergente, en précisant que les symptômes principaux de ce type de processus en cours se situent particulièrement dans le cadre d’un dysfonctionnement grave et spécifique de l’affectivité. Mais après un début insidieux sur plusieurs années, il est alors plus aisé de poser le diagnostic de schizophrénie, d’autant plus en sachant que l’évolution se profile vers des états résiduels stables dans le temps.
18En s’inspirant de la classification de Leonhard, nous choisissons de séparer ces formes clinique pauci-symptomatiques en fonction de la constellation de symptômes au sein desquelles l’émoussement est intégré. Dans chaque catégorie, l’émoussement affectif est le symptôme prédominant, l’avolition et l’apathie arrivent plus tardivement. Pour plus de clarté, les vignettes cliniques mettent en évidence l’évolution jusqu’à un stade avancée de la pathologie, cette description longitudinale permettant d’être plus à même de repérer, pour d’autres patients, les stades plus précoces.
Intégration de l’émoussement dans une constellation symptomatique « pseudo-juvénile »
19Dans ce premier sous-type, l’émoussement affectif est associé à des sourires immotivés, un manque de participation intérieure et une tendance à jouer des tours aux autres de façon puérile. Parfois, l’état thymique peut se changer vers une irritabilité avec méchanceté, voire malveillance, ou vers une dépressivité, voire une euphorie d’allure maniaque. Mais ces variations d’humeur, s’accompagnant d’émotions immédiates, ne masquent pas, si on y est attentif, l’accroissement progressivement croissant de l’émoussement et de la perte de motivation.
20Michael, âgé de 20 ans, a été hospitalisé pour la première fois à l’âge de 17 ans dans le cadre de troubles des conduites et du comportement avec rupture scolaire et conflits familiaux. Il s’agit d’un enfant adopté à l’âge de 7 ans, hospitalisé à deux reprises en bas âge pour des carences, puis confié à un orphelinat à l’âge de 17 mois. Ses parents auraient été tous les deux toxicomanes. À l’arrivée en France, il se serait adapté facilement jusqu’à la survenue à l’adolescence de comportements de plus en plus inadaptés : il peut fuguer pendant un mois, fait sonner régulièrement l’alarme de la maison ; sa mère dit qu’il est capable de tout sans aucun ancrage dans la réalité et sans tenir compte de l’autre. L’évolution insidieuse de la modification de la personnalité du patient aurait débuté vers l’âge de 15-16 ans, et aurait été concomitante au divorce des parents. Sur le plan scolaire, Michael n’a pas pu obtenir son CAP et a arrêté sa scolarité à l’âge de 16 ans, puis il n’a réalisé aucune activité professionnelle par la suite. Il est devenu beaucoup moins loquace et il a totalement arrêté le sport alors qu’il était un excellent joueur de tennis et qu’il avait été repéré par l’Olympique lyonnais compte tenu de son talent footballistique. Suite à la primo-hospitalisation, il n’y avait pas à l’époque de troubles psychiatriques repérables et l’accent a été mis sur le travail éducatif et sur une aide aux parents afin de surmonter ce qui à l’époque a été étiqueté comme « moment de crise réactivant une problématique de l’attachement liée aux carences de l’enfance ». Par la suite, Michael a continué ses troubles des conduites avec notamment des vols successifs et du trafic de stupéfiants. En 2016, il a écopé de 3 mois de prison ferme avec 6 mois de sursis. La mère rapporte des moments délirants au cours desquels Michael aurait fait un pacte avec le diable et aurait eu la conviction que des personnes ou des animaux étaient possédés par le diable. Actuellement, le patient rit fréquemment, ou ricane de manière inappropriée. Il évoque d’emblée son plaisir à prendre du cannabis et dit n’éprouver aucune souffrance, aucun mal être. Il dit qu’il arrêtera peut-être de consommer du cannabis quand il aura trouvé un travail mais qu’il continuera quand même à fumer occasionnellement en dehors des heures de travail. Il ne présente absolument aucun affect et cet aspect de son attitude générale va de pair avec l’émoussement du sens moral bien décrit par son entourage : dans le service hospitalier, il réalise constamment des taquineries vis-à-vis des autres patients, au sein de sa famille il n’éprouve aucun remord à dérober tout ce qui se trouve sous sa main. Il ne présente aucun dynamisme, aucune initiative, et vit au jour le jour dans une sorte de contentement insouciant, avec une bonne humeur de surface qui reste très superficielle. L’alliance thérapeutique est difficile à établir et les conflits avec la famille peuvent parfois s’envenimer jusqu’à la menace avec un couteau.
Intégration de l’émoussement dans une constellation symptomatique « pseudo-psychopathique »
21Ce deuxième sous-type est caractérisé par l’absence de réaction émotionnelle lorsque l’on aborde des sujets qui devraient affecter, comme par exemple des souhaits, des projets ou des craintes pour l’avenir, des préoccupations concernant la vie future, des inquiétudes concernant les parents, le travail ou la santé. On retrouve aussi des états soudains et transitoires (« crises psychotiques ») d’excitation sthénique avec souvent des idées de référence et des hallucinations. Le patient peut critiquer et se plaindre de ses hallucinations lorsque l’irritation s’estompe.
22Anthony, âgé de 18 ans, est suivi sur son CMP depuis l’âge de 15 ans. Il a été scolarisé jusqu’en 3e, sans avoir connu de difficultés majeures. Le père est décrit comme inconstant, imprévisible dans son attitude vis-à-vis de ses enfants et violent vis-à-vis de sa femme. Il n’a plus aucun contact avec Anthony depuis plusieurs années. Le tableau clinique était initialement marqué par un repli sur soi et des moments où le patient était « explosé », extrêmement violent et incontrôlable. Le patient lui-même dit avoir commis des larcins et avoir, à de nombreuses reprises, cassé des voitures. Lors de la première hospitalisation à l’âge de 17 ans, les observations mentionne une attitude désaffectivée, des tensions internes, une pauvreté du discours et des rires immotivés. Sa mère précise qu’il s’agissait d’un enfant plutôt renfermé, réservé, ayant peu de contacts sociaux, solitaire, et que la violence n’est apparue qu’à l’adolescence, en étant éloigné de la personnalité initiale de son fils. Il y a eu plusieurs hospitalisations par la suite, avec plusieurs passages en chambre d’isolement à l’occasion d’un vécu paranoïde associé à des menaces hétéroagressives. Les périodes d’excitation sont décrites comme associées à des déambulations itératives dans le service, un discours hermétique, une inapprochabilité, un repli sur soi, une pauvreté du discours, une agressivité et une impulsivité. En 2017, l’expertise psychiatrique réalisée dans le cadre d’une SPDRE judiciaire décrivait un patient émotionnellement vide, laconique dans ses réponses, sans discours spontané, présentant des sourires immotivés furtifs, sans rupture complète du contact. Actuellement, son seul souhait est d’avoir un appartement et d’être tranquille. Il n’y a rien d’autre qu’il puisse exprimer de l’ordre d’un désir. Avec la progression du trouble, les sautes d’humeurs transitoires sont restées marquées, même si les idées de référence, qui étaient présentes lors de ces crises, ne sont plus apparues sous médication. L’émoussement affectif est associé à un manque de motivation, un manque d’intérêt, des réponses dénuées de toute participation affective, de résonance émotionnelle : le patient parle de tout comme s’il n’était pas concerné, avec un calme remarquable tant qu’il n’y a pas d’irritabilité passagère.
Intégration de l’émoussement dans une constellation symptomatique « pseudo-autistique »
23Ce troisième sous-type est caractérisée par une attitude générale de refus mêlée de mécontentement et une expression faciale raide et impénétrable. Il n’y a pas de participation personnelle et intérieure à l’environnement. On retrouve des idées délirantes transitoires et des hallucinations principalement auditives. Des états soudains d’irritation s’associent à des idées de référence, avec parfois des agressions dirigées contre des personnes spécifiques.
24José est maintenant âgé de 44 ans mais les premiers signes de sa maladie seraient apparus à l’âge de 16 ans, les premières observations remontant néanmoins à 2006, alors qu’il avait 31 ans. José était alors décrit comme apragmatique, présentait une altération du contact et semblait déconnecté de la réalité. Il ne présentait aucune symptomatologie productive. L’anamnèse rapporte un processus psychotique évolutif qui s’est développé sur un mode insidieux au fil des années depuis l’adolescence. José a arrêté sa scolarisation en 2de à l’âge de 16 ans et dit avoir eu du mal à apprendre à lire et à écrire, d’où le redoublement de la classe de CP. L’adolescence a été ponctuée de comportements inadaptés dans la toute-puissance et la transgression. En 2013, il est mentionné une présentation correcte, un contact froid, un discours cohérent mais pauvre. Le patient vivait du RSA, il aidait son père au Portugal dans la cueillette des châtaignes mais éprouvait des difficultés à réaliser cette tâche. Il décrivait des journées vides d’activité reflétant un repli autistique, sans incurie ni délire paranoïde. En 2019, le discours est ralenti avec des réponses laconiques, parfois contradictoires avec rationalisme morbide, ou une absence de réponse, le patient restant figé avec le regard fixe sans aucune expression émotionnelle. La symptomatologie négative de ce patient apparaît dans de nombreuses observations comme étant primaire. Par ailleurs, de nombreux épisodes de violence ponctuent sous forme de crises le cours évolutif de sa maladie. On retrouve ainsi un épisode d’hétéroagressivité à l’âge de 16 ans, un épisode de violence à l’âge de 25 ans avec hospitalisation en HO (il aura menacé ses parents avec un tesson de verre), une agression sur des agents des forces de l’ordre lors d’un contrôle d’identité à l’âge de 27 ans et de nombreux incidents avec violence, notamment dans la relation avec son père, jusqu’à ce jour. Au quotidien, si on ne l’aborde pas, José ne vit que pour lui-même et n’est proche de personne, il ne semble pas être touché par ce qui se passe autour de lui. C’est en cela que le terme de repli autistique, mentionné dans le dossier, correspond tout à fait au tableau clinique. Lorsqu’on s’adresse au patient, il donne des réponses évasives d’une manière désintéressée et apathique. Le repli sur soi s’accompagne d’une impénétrabilité : rien ne transparaît de sa vie intérieure tout au long de l’entretien. Il se dit prêt à accomplir certaines tâches mais dit ne pas vouloir être payé car il ne pourrait aller jusqu’au bout de la tâche, du fait, dit-il, de son impossibilité de faire des efforts. Il fait le geste de balayer en décrivant une tâche qu’il pourrait accomplir bénévolement. Concernant les contacts avec sa famille, il ne manifeste aucune émotion ni aucune envie à cette évocation. Il n’exprime pas d’intérêt ni d’opinion et ne présente aucune initiative. Il est cependant capable de réaliser des choses qu’il est invité à faire. Les processus de pensées ne sont pas désorganisés mais il existe une pauvreté évidente de la pensée.
Intégration de l’émoussement dans une constellation symptomatique « pseudo-obsessionnelle »
25Ce quatrième sous-type comporte une tonalité thymique qui rappelle au début la dépression et qui se colore par la suite d’une attitude quérulente et de plaintes stéréotypées, souvent au sujet de sensations corporelles. La façon de parler est uniforme et monotone, ce que l’on retrouve particulièrement dans les demandes répétées, les explications étranges, les justifications et les griefs exprimés à maintes reprises, quelle que soit l’attitude de l’auditeur. Le comportement est initialement obsessionnel-compulsif, puis les habitudes étranges deviennent stéréotypées.
26Salem, maintenant âgé de 52 ans, a commencé un suivi sur son CMP à l’âge de 19 ans. Il était ritualisé et triste, répétant souvent qu’il n’a rien à dire, et reconnaissant, sans vraiment le déplorer, qu’il était désocialisé. Par moments, il a pu avoir des altercations avec des jeunes de son quartier, il vitupérait et avait des propos délirants. La prise en charge a débuté longtemps après l’émergence des premières manifestations, ce qui n’a pas permis de reprendre avec lui les éléments de son histoire. Par la suite, il a été hospitalisé : il présentait alors des plaintes multiples, des rituels et des phénomènes compulsifs, une anhédonie et une avolition. En 2015, le diagnostic de mélancolie est évoqué et le patient bénéficie de séances d’électroconvulsivothérapie. Cela s’avérera inefficace, avec finalement toujours le même apragmatisme, la même perte d’élan vital et une absence d’autonomie dans les actes de la vie quotidienne. Les symptômes d’allure mélancolique ont alors été clairement identifiés comme étant des symptômes négatifs schizophréniques. De temps en temps, le patient traverse des crises paranoïdes résolutives en quelques jours. Mais en dehors de ces périodes, l’humeur apparaît maussade et le ton est souvent légèrement quérulent. Le patient parle aisément de ses « TOC » qui sont survenus dès les premiers stades de la maladie et qui s’intègrent dans un fonctionnement psychique particulièrement uniforme : le patient disant toujours à peu près les mêmes choses, exprimant souvent les mêmes plaintes et réalisant de manière routinière la même activité qui consiste essentiellement à marcher dans le parc. Les récriminations qui ont été observées à plusieurs reprises concernant les autres patients se reflètent dans son refus d’aller dans une résidence où il pourrait se faire voler « comme il s’est fait voler sa casquette et un gant ». Le discours est sans modulation de la voix et sans affect. Salem n’exprime aucun projet ni intérêt, il ne lit pas, il ne regarde pas la télé et vit au jour le jour. La seule chose qui l’anime consiste en un besoin de religion, sans qu’il mette à profit cet engouement par la lecture de textes religieux par exemple. Il se dit témoin de Jéhovah, comme la famille à laquelle il souhaite rendre visite, sans jamais faire la démarche d’aller jusqu’au bout de sa demande de permission. De petits phénomènes compulsifs persistent encore mais ne semblent pas le déranger outre mesure. Il s’agit par exemple de vérifier que personne n’est dans sa chambre, que l’eau s’arrête de couler lorsqu’il tire la chasse d’eau ou que le point bleu soit bien au-dessus du point rouge sur le robinet du lavabo. Il n’y a pas de désorganisation et le patient répond facilement aux questions.
Perspectives
27La prise en charge est axée sur la réhabilitation pour les formes modérées et en début de parcours. Sur un plan neuropsychologique, les déficits expressifs peuvent être considérés comme un déficit spécifique de la communication sociale, se chevauchant avec des processus affectifs. Les déficits expressifs et l’avolition auraient des fondements neurobiologiques différents nécessitant des approches thérapeutiques séparées [15]. Ainsi, en amont de la perte de motivation et d’intérêt, on peut notamment proposer des groupes d’habileté sociale, des entretiens motivationels et des groupes axés sur des techniques cognitive-comportementales. La stimulation peut passer par des activités avec médiation. Une activité professionnelle est parfois possible, notamment dans l’hébéphrénie pseudo-autistique. Enfin, les antipsychotiques sont souvent nécessaires du fait des états d’irritation, d’excitation et d’agressivité.
28Pour des états plus sévères et installés depuis de nombreuses années, la prise en charge est souvent difficile. Les échanges sont appauvris, il devient impossible pour le patient de se projeter dans l’avenir selon une « protention » qui suppose la « rétention », c’est-à-dire selon un déploiement continu articulant rapport à soi et au monde, mettant les expériences passées au service de l’anticipation de l’avenir. En dépit d’un engagement auprès de ces patients qui continuent à nous interpeller de l’intérieur, les équipes se confrontent à des demandes réitérées répondant à des envies immédiates et parfois à des crises d’explosivité avec éventuellement de la violence, des fugues et/ou des idées de référence et interprétatives.
Conclusions
29Nous avons voulu dans cet article, forgé à partir d’une communication orale au congrès de la SIP, insister sur des aspects conceptuels et phénoménologiques concernant la notion d’affect et ses cousines, les notions d’émotion et d’humeur. Il nous paraissait important, à la suite de notre précédent article [16], de reprendre les coordonnées de l’examen clinique approfondie de cette notion délicate et complexe d’émoussement affectif, ou plus précisément de perte de la profondeur des affects. Nous avons pu ensuite aborder la question du diagnostic de formes cliniques qui évoluent plus tardivement vers l’hébéphrénie. Dans le cadre référentiel de la classification de Leonhard, ce diagnostic requiert, non pas un nombre minimum de symptômes pendant une période de temps donnée comme dans les classifications internationales, mais la mise en évidence d’une constellation de symptômes caractéristiques qui évolue selon un profil évolutif typique.
30Cette classification dite plus précisément de Wernike-Kleist-Leonhard (WKL) constitue un modèle phénotypique valide et dont la portée se situe à côté d’autres concepts en vogue actuellement : les dimensions, les constructions avec ses Research Domain Criteria (RDoCs), les biotypes, les endophénotypes des généticiens, etc. Chacun de ces modèles a sa pertinence, comme l’écrit Jack Foucher : « le DSM et la CIM destinés aux statistiques descriptives ont optimisé leur fiabilité pour une utilisation par des personnels ayant une formation minimaliste ; la classification de WKL a cherché à optimiser la naturalité et nécessite l’expertise de cliniciens bien formés ; l’approche dimensionnelle privilégie le meilleur ratio entre simplicité descriptive et quantités d’informations ; et enfin l’approche constructiviste vise la cohérence avec le corpus des connaissances qui nous vient des neurosciences » [17]. Notre choix orienté vers la classification phénotypique de WKL repose sur des exigences épistémologiques, bien développées par l’auteur précédemment cité, mais aussi et surtout sur le lien privilégié entre richesse de la rencontre avec les patients et descriptions cliniques fouillées. Précisons néanmoins que notre recours au modèle médical porté par cette orientation ne vaut que pour les formes « endogènes » des psychoses. Notre approche est bien entendue bien différente dans d’autres domaines de la psychiatrie tels que ceux des troubles anxieux-névrotiques, des dépressions réactionnelles ou du processus paranoïaque.
31Enfin, nous ne pouvons clôturer cette conclusion sans évoquer la stratégie thérapeutique principale qui est ici de conditionner le plus tôt possible la possibilité de favoriser les liens sociaux, de proposer des activités et maintenir l’autonomie, par des soins de réhabilitation associés à un étayage conséquent. En effet, le traitement antipsychotique est peu efficace dans ces formes cliniques chroniques, même s’il s’avère souvent nécessaire pour juguler les périodes de crise. Il doit être par ailleurs choisi en fonction de ses qualités pharmacologiques favorables, rendant possible la réappropriation par le patient de ses capacités et la possibilité pour lui de trouver sa voie de rétablissement. L’expérience montre qu’en gardant espoir que quelque chose est encore possible même si tout a été essayé, certains symptômes peuvent s’atténuer, devenir moins gênants et une certaine autonomie peut être retrouvée.
Liens d’intérêt
32l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
Références
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- Leonhard K. Diagnostics différentiels des psychoses endogènes, des troubles de la personnalité et des névroses. Cercle d’excellence sur les psychoses. Paris : Books on demand Gmbh, 2014. Coll. « Cercle d’excellence sur les psychoses ».
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Mots-clés éditeurs : affect, diagnostic, symptôme négatif, phénoménologie, premier épisode psychotique, schizophrénie, émotion
Date de mise en ligne : 05/10/2020
https://doi.org/10.1684/ipe.2020.2152