Notes
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Dans ce document, le masculin prévaudra à l’exception du terme « infirmière », qui sera utilisé au féminin.
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Afin d’avoir plus de détails sur la recherche actuelle, veuillez vous référer au mémoire de maîtrise dont le titre et l’auteur principal sont identiques à celui de cet article.
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Dans cette section, le terme infirmière réfère aux participantes et aux participants de l’étude.
Problématique
1Le réseau de la santé québécois a connu au cours des dernières années des transformations majeures qui ont eu des répercussions concrètes sur les soins aux patients. Plusieurs facteurs dont la pénurie de l’effectif infirmier ont souvent été au centre des discussions et des préoccupations sans toutefois contrer la dégradation des services sur les unités de soins critiques. Pour le domaine des soins critiques, l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec [OIIQ], (2009) estime à environ 8 722 le nombre d’infirmières [1] qui œuvraient dans ce secteur (urgence et soins intensifs) en 2008-2009 ; ce qui fait de ce domaine d’activités l’un des plus importants en nombre d’infirmières y travaillant. Toutefois, le domaine des soins critiques fait aussi partie de la liste des secteurs les plus durement touchés par la pénurie d’infirmières (Ministère de la santé et des services sociaux [MSSS], 2008). Or, les infirmières qui œuvrent sur ces unités ont maintenant très peu d’expérience et doivent s’appuyer sur la faible proportion d’infirmières expertes. La complexité des soins prodigués sur ces unités étant omniprésente, cela amène les infirmières y œuvrant à développer leur compétence, et ce, de différentes façons. Bien que les concepts à la base de l’exercice infirmier en soins critiques rejoignent d’abord ceux de la profession : la personne, la santé, le soin et l’environnement (OIIQ, 1996), chacun d’eux se voit toutefois conférer un caractère particulier et une couleur propre au domaine des soins critiques. Par ailleurs, le concept de soin occupe une place considérable et demande spécifiquement à l’infirmière une mise à jour continue en raison de l’essor des connaissances scientifiques et de l’évolution technologique constante dans ce champ d’activités (OIIQ, 1996). Les infirmières en soins critiques doivent faire preuve d’une grande flexibilité pour répondre aux changements continuels de l’état de santé du patient (Huggins, 2004), car elles sont continuellement confrontées à son instabilité (Bucknall & Thomas, 1997). Bref, les soins infirmiers en soins critiques sont complexes et diversifiés (Dunn, Lawson, Robertson, Underwood, Clark, Valentine, et al., 2000).
2Afin de répondre au changement continuel de l’état de santé du patient, les milieux adoptent souvent une contribution technologique pour mettre en avant les volets diagnostique et thérapeutique. Ainsi, la technologie que l’on peut y retrouver est continuellement en évolution et nécessite que le personnel soit à tout égard compétent dans ce qu’il entreprend (Khomeiran, Yekta, Kiger, & Ahmadi, 2006). Par surcroît, les facteurs socio-économiques et technologiques influencent les soins critiques d’aujourd’hui et demandent des connaissances et des habiletés accrues (Cortes, 2004), par le fait même, une certaine compétence.
3La définition de la compétence a rarement été décrite dans les études empiriques (Ääri, Tarja, & Helena, 2008) et le manque de clarté a souvent été reconnu dans la littérature (Cowan, Norman, & Coopamah, 2005 ; Meretoja, Eriksson, & Leino-Kilpi, 2002 ; Robb, Fleming, & Dietert, 2002). Les écrits ont démontré qu’il y avait une multitude d’interprétations du terme selon les auteurs qui l’ont exploré (Jeffrey, 2000), mais aussi une certaine similitude dans les définitions. Par exemple, l’OIIQ (2008) fait référence aux connaissances, aux habiletés, aux attitudes et au jugement nécessaires à l’infirmière pour exercer sa profession, ainsi qu’à la capacité de les appliquer dans une situation clinique donnée alors que Tardif (2006) met l’emphase sur « un savoir-agir complexe prenant appui sur la mobilisation et la combinaison efficace d’une variété de ressources internes et externes à l’intérieur d’une famille de situations » (p. 22). Or, malgré le foisonnement autour du concept de compétence, il n’en demeure pas moins que le caractère holistique et intégrateur demeure sans cesse présent (Tardif, 2006).
4Être infirmière en soins critiques ne nécessite pas seulement beaucoup de connaissances ou d’habiletés techniques, mais aussi beaucoup de confiance en regard de l’application de celles-ci dans les situations appropriées (Dunn, 1992). Ainsi, en reconnaissant que certains facteurs puissent influencer le développement de la compétence, la recherche proposée avait pour but d’amener les infirmières qui œuvrent en soins critiques à décrire les facteurs facilitant et contraignant le développement de leur compétence.
Recension des écrits
5On recense dans la littérature certains facteurs qui ont été contextualisés dans une perspective de soins critiques. Ainsi, ces derniers peuvent être regroupés en facteurs individuels, contextuels et organisationnels.
Facteurs individuels
6Du point de vue individuel, les attributs de l’infirmière ont été répertoriés comme étant déterminants dans le développement de leur compétence (Huggins, 2004 ; Khomeiran et al., 2006). Par exemple, la curiosité, la motivation et la satisfaction au travail (Khomeiran et al., 2006) ont été soulignées comme facilitantes alors que l’insatisfaction a été ciblée comme contraignante par Bucknall et Thomas (1997). Alors que Salonen, Kaunonen, Meretoja, et Tarkka (2007) ont démontré une corrélation positive entre l’âge, l’expérience et la fréquence d’utilisation de la compétence sur la perception qu’ont les nouvelles infirmières en soins critiques de leur niveau de compétence, Khomeiran et al. (2006) ont soutenu que l’expérience se veut facilitante dans le développement des habiletés psychomotrices. Or, l’apprentissage informel, partie inhérente de l’expérience, a été perçu comme extrêmement important dans le processus d’apprentissage (Eraut, Alderton, Cole, & Senker, 1998 ; Usher, Bryant, & Johnston, 1997). Bien que l’apprentissage informel se soit vu associé à l’acquisition des connaissances théoriques (Khomeiran et al., 2006), Santiano et Daffurn (2003) ont signifié que la certification en soins intensifs augmentait les connaissances et les habiletés des nouvelles infirmières. Cortes (2004), pour sa part, voit la formation continue comme étant essentielle à la mise à jour des habiletés techniques. En somme, c’est l’image que l’infirmière a de sa profession qui a été répertoriée comme étant un facteur qui influence le développement de la compétence (Khomeiran et al., 2006). De là, Eraut (2004) a noté que la valeur accordée au travail était un élément significatif à l’apprentissage alors que Huggins (2004) démontre la responsabilité de l’infirmière dans son rôle auprès de l’équipe multidisciplinaire.
Facteurs contextuels
7L’environnement des soins intensifs a été ciblé comme étant déterminant au développement de la compétence des infirmières (Ballard & Trowbridge, 2004 ; Khomeiran et al., 2006 ; Salonen et al., 2007 ; Suominen, Leino-Kilpi, Merja, Doran & Puukka, 2001). Bien que l’environnement soit propice à l’apprentissage, il n’en demeure pas moins que les opportunités qui s’y présentent doivent elles aussi survenir à des moments appropriés. Or, le quart de travail ou le moment où se présente les différentes situations d’apprentissage devient déterminant dans le développement de la compétence (Khomeiran et al., 2006). Étant donné l’imprévisibilité, le manque de temps et la surcharge de travail que les soins intensifs apportent, il est très difficile de prévoir les opportunités d’apprentissage. Ainsi, l’amélioration des activités pédagogiques, les discussions avec des infirmières expertes voire même la comparaison de différentes procédures incitent les infirmières à être davantage confrontées à une pratique basée sur des données probantes (Cortes, 2004).
Facteurs organisationnels
8Bien que l’environnement des soins critiques puisse encourager l’autonomie, l’excellence et le professionnalisme, les dirigeants des organisations des soins de santé accompagnent les employés dans l’intégration de leur compétence. Partager la prise de décisions se veut un modèle de prise en charge parce que les infirmières en soins critiques ont besoin de prendre des décisions en regard de leur pratique, leurs procédures et leurs protocoles (Cortes, 2004). Alors qu’il a été démontré qu’un bon climat de travail et un leadership positif (e.g motivation et encouragement) puissent avoir une contribution significative sur le développement de la compétence (Salonen et al., 2007), Eraut, Alderton, Cole, et Senker (1999) ont, quant à eux, ciblé le rôle du chef d’unité au sein de l’équipe comme étant la clé maîtresse de l’apprentissage. Que ce soit par sa personnalité, son expertise, l’établissement d’un climat de travail adéquat ou l’offre de formation, la participation du chef s’avère irréfutable dans le processus d’apprentissage. Quoique l’aspect de la formation continue se doive d’être omniprésent dans la pratique des infirmières, les hôpitaux se doivent de proposer une formation en soins critiques pour que les nouvelles infirmières sentent un minimum de niveau de confiance (Cortes, 2004). Ainsi, offrir un soutien par mentorat aux infirmières novices aux soins intensifs est une stratégie éducationnelle qui capitalise sur la transmission des connaissances et développe parallèlement la socialisation dans le milieu (Nickle, 2007). Or, l’entraînement en soins critiques pour les nouvelles infirmières se doit d’être une préoccupation majeure pour les chefs d’unités. Meyer, Lees, Humphris et Connell (2007) ont démontré que l’investissement de l’organisation sur l’apprentissage joue un rôle déterminant sur l’acquisition de la compétence des infirmières.
9Ainsi, afin de répondre aux questions de recherche, l’étude actuelle a adopté un cadre conceptuel basé sur les savoirs disciplinaires. La section suivante explicite davantage la perspective donnée à l’étude.
Cadre conceptuel
10L’article de Carper (1978) intitulé « Fundamental Patterns of Knowing in Nursing » est un classique américain qui, encore aujourd’hui, est abondamment cité dans la littérature infirmière. Cet article propose quatre sources de savoirs infirmiers : le savoir empirique, le savoir éthique, le savoir personnel et le savoir esthétique. Puis, White (1995) a ajouté le savoir sociopolitique à cette classification. Au cours des années 90, reconnaissant que la perspective émancipatoire était de plus en plus présente dans la littérature en sciences infirmières, Chinn et Kramer (2008) ont ajouté officiellement aux savoirs de Carper, le savoir émancipatoire. C’est en 2008 que Lechasseur, Lazure, et Guilbert (2008) ont bonifié la typologie des savoirs existants en savoir scientifique, savoir moral et éthique, savoirs intrapersonnel et interpersonnel, savoir contextuel, savoir à priori, savoir perceptuel, savoir pratique, savoir combinatoire constructif et savoir émancipatoire.
11D’ordre général, le savoir scientifique repose sur les connaissances scientifiques reliées aux sciences infirmières alors que le savoir moral et éthique part de la moralité personnelle, du devoir et des obligations professionnelles. Par surcroît, l’éthique ne devrait pas guider le comportement, mais devrait plutôt être complémentaire au raisonnement afin de faire des choix justes et responsables (Lechasseur, 2009). Alors que le savoir intrapersonnel fait référence à la connaissance de soi, le savoir interpersonnel fait référence à la capacité pour l’infirmière d’entrer en relation avec les autres. De là, il revêt une importance capitale dans la relation de l’infirmière avec les autres tant au point de vue multidisciplinaire qu’avec le patient. Or, le contexte dans lequel s’inscrivent les savoirs devient capital. Ainsi, étant donné l’importance accordée au contexte particulier que l’on retrouve en soins critiques, le savoir contextuel s’avère être un point d’ancrage important de par sa nature. Selon Le Boterf (2002), il est constitué des dimensions procédurale, matérielle, organisationnelle et sociale. Par dimension procédurale, on sous-entend les procédures et les protocoles spécifiques, choses omniprésentes dans le développement de l’expertise en soins critiques (OIIQ, 1996). Le point de vue matériel, lui, s’attarde à la connaissance de l’équipement et à la technologie, outils omniprésents en soins critiques. La dimension organisationnelle regroupe principalement l’organisation du travail et la reconnaissance des fonctions des membres du personnel qui font partie de l’organigramme. Ainsi, l’infirmière qui travaille en soins critiques peut développer un savoir pratique. Reconnu qu’il se développe au cours des expériences vécues, le savoir pratique est hautement spécialisé et prescriptif. Il est constitué d’indices et de comportements-types intégrant des situations similaires et particulières (Lechasseur et al., 2008), choses que l’on retrouve fréquemment en soins critiques.
12Estabrooks et al. (2005) cité dans Lechasseur (2009) énoncent un savoir qui inclut les savoirs acquis lors de la formation académique, les expériences de vie antérieures et les croyances personnelles. Nommé savoir à priori, ce dernier rejoint en quelque sorte le savoir perceptuel et le savoir pratique en raison de son développement qui prend aussi forme par l’expérience, les perceptions et les significations personnelles tout en étant ancré dans un contexte (Lechasseur, 2009). Quant au savoir perceptuel, il se caractérise par la connaissance immédiate de la situation de soins vécue par le patient. Selon Lechasseur (2009), il se différencie de l’intuition, qui est de l’ordre du conscient, alors que le savoir perceptuel est préconscient. En fait, il se développe à partir de l’expérience de l’infirmière et par les événements dans lesquels les professionnelles se voient confrontées. Finalement, Chinn et Kramer (2008) nomment savoir émancipatoire, le savoir qui correspond à l’examen critique d’une situation de soins ou de travail. Il se façonne face aux croyances et aux valeurs des individus. La critique sociopolitique et les enjeux en découlant s’avèrent importants.
13La compétence est donc une capacité à mobiliser une organisation structurée qui associe de façon combinatoire divers éléments. Savoir sélectionner, combiner et mobiliser les compétences ou les ressources que l’infirmière a à sa disposition engagent cette dernière à être compétente (Le Boterf, 2002). En ce sens, le savoir combinatoire constructif constitue la base essentielle pour une pratique compétente. En fait, la complexité des situations de soins retrouvées dans le cadre des soins critiques amène l’infirmière à aiguiser son sens du jugement, à combiner les différentes ressources internes et externes à sa disposition et à les mobiliser efficacement. De ces ressources, les savoirs énumérés ci-dessus sous-tendent une pratique compétente. En plus de savoir transposer ses connaissances dans différentes situations, l’infirmière doit savoir transformer son action en expérience, somme toute savoir agir avec pertinence pour tirer des leçons des actions entreprises. L’infirmière doit donc faire preuve d’engagement, d’implication et d’expression (Le Boterf, 2002).
14Un parallèle existe donc entre le savoir combinatoire constructif de Lechasseur et al. (2008), le savoir esthétique de Carper (1978) et le savoir gérer la complexité de Le Boterf (2002). De plus, la définition que l’OIIQ (2008) donne de la compétence professionnelle se transpose parfaitement au savoir combinatoire constructif qui, comme exposé précédemment, découle de la combinaison des différents savoirs en sciences infirmières. La compétence professionnelle fait donc référence aux connaissances, aux habiletés, aux attitudes et au jugement nécessaires à l’infirmière pour exercer sa profession, ainsi qu’à la capacité de les appliquer dans une situation clinique donnée. Bien que plusieurs définitions liées au concept de compétence existent sans toutefois faire l’unanimité dans la communauté scientifique, c’est leur symbiose avec le savoir combinatoire constructif de Lechasseur (2009) qui a permis de créer la définition qui a été retenue dans cette étude. C’est pourquoi, la compétence fait référence au savoir-agir de l’infirmière qui s’acquiert par la mobilisation des savoirs infirmiers dans un contexte de soins critiques.
15Bref, c’est en juxtaposant les stades du modèle de Benner (1995) (voir tableau 1) jumelés aux savoirs revisités en 2008 par Chinn et Kramer ainsi que Lechasseur (2009) que la figure 1 prend naissance. Le schéma créé sous forme de satellites démontre le lien qui existe entre les différents savoirs. Le point central étant le savoir combinatoire constructif, il se voit attribuer une place de choix étant donné sa définition et le lien qu’on doit lui accorder en soins critiques. Il n’en demeure pas moins qu’il représente en quelque sorte le savoir-agir ou la praxis, une compréhension implicite qui fait référence à la compréhension du geste plutôt qu’à une approche centrée uniquement sur la technique. Les ondulations au pourtour de la bulle centrale représentent le mouvement qui existe entre les satellites. Sous le savoir combinatoire constructif, une flèche bidirectionnelle représente une interaction particulière avec le savoir émancipatoire. Étant donné que le savoir émancipatoire est aussi étroitement lié aux praxis, un lien concret s’établit alors entre les deux savoirs, qui à leur tour, sont influencés par les autres savoirs inclus dans les satellites. La position juxtaposée du savoir émancipatoire au stade de compétence d’expert lui confère une place de choix qui saura augmenter avec l’expertise, sans par contre exclure les infirmières novices. Les stades de compétence de Benner sont greffés au schéma, chapeautant l’entonnoir inversé qui représente la vision de l’infirmière et le rôle qu’elle occupe en fonction de son niveau de compétence.
Le cadre conceptuel
Le cadre conceptuel
Résumé des stades de Benner (1995)
Résumé des stades de Benner (1995)
But et questions de recherche
16Étant donné le contexte actuel du réseau de la santé et ses répercussions sur le rajeunissement de l’effectif infirmier, la compétence devient un objectif qu’il faut atteindre pour donner prioritairement des soins de qualité en toute sécurité. Outre leur obligation légale qui a clairement été définie par l’OIIQ et par le Code des professions, les infirmières doivent reconnaître les facteurs qui les aident ou nuisent à leur cheminement vers une pratique compétente. La littérature se faisant très discrète, aucun article au Québec ou même au Canada n’a identifié et rassemblé les facteurs facilitant ou contraignant le développement de la compétence en soins critiques. C’est pourquoi, le but de la présente étude est de décrire ces facteurs dans un contexte québécois de soins critiques.
17En identifiant ces facteurs, les infirmières en soins critiques seront mieux outillées pour former les nouvelles infirmières. Les programmes d’orientation ou de formation continue pourront être adaptés à la pratique concrète et les résultats de la recherche pourront guider les chefs d’unité dans leurs prises de décisions. Dans le but d’opérationnaliser le tout, il s’avère nécessaire de préciser les questions de recherche :
- Quels sont les facteurs individuels, contextuels ou organisationnels facilitant le développement de la compétence des infirmières aux soins intensifs ?
- Quels sont les facteurs individuels, contextuels ou organisationnels contraignant le développement de la compétence des infirmières aux soins intensifs ?
Méthode
Population accessible
18Après avoir reçu préalablement l’approbation du comité d’éthique de l’établissement, la collecte des données s’est déroulée à l’automne 2009 dans une unité de soins intensifs et intermédiaires d’un centre hospitalier universitaire de la province de Québec. Ainsi, ce sont 41 infirmières (n=41) qui travaillaient sur l’unité de soins en décembre 2009. De ce nombre, 34 infirmières détenaient un diplôme d’études collégiales (n=34 soit 82, 9 %) et portaient le titre d’infirmières alors que 7 infirmières détenaient un baccalauréat en sciences infirmières (n=7 soit 17 %) et portaient le titre d’infirmières bachelières. Parmi les infirmières de niveau collégial, 11 poursuivaient des études universitaires (n=11 ou 26, 8 %) dans un programme de premier cycle en vue de l’obtention d’un certificat ou d’un baccalauréat.
19Le chef d’unité a pour sa part statué le stade de compétence selon la vision de Benner (1995) de chaque infirmière de l’unité selon la description fournie par l’étudiant chercheur. Le tableau 1 résume en quelques mots les différents stades :
20Ainsi, ce sont 22 infirmières expertes (53, 6 %), neuf performantes (21, 9 %), deux compétentes (4, 8 %) et huit débutantes (19, 5 %) qui composaient l’effectif infirmier de l’unité de soins, soit la population accessible à l’étude (total 41 infirmières). L’échantillon visé pour l’étude devait correspondre à des infirmiers ou des infirmières qui détenaient un poste à temps complet ou à temps partiel et qui travaillaient aux soins intensifs et intermédiaires. Les infirmières qui travaillaient à temps partiel occasionnel ou qui détenaient un poste sur l’équipe volante ne faisaient pas partie intégrante des critères d’inclusion.
Description de l’échantillon
21Ce sont 11 participantes qui ont accepté d’une façon libre et éclairée de participer à l’entrevue semi-dirigée (n=11). La méthode d’échantillonnage par choix raisonné a permis de retenir dix personnes à des fins d’analyse (n=10) dont quatre hommes et six femmes âgées de 22 à 57 ans (=33, 3). Toutes détenaient un diplôme d’études collégiales (D.E.C) alors que seulement l’une d’entre elles détenait un baccalauréat en sciences infirmières et travaillait à titre d’infirmière clinicienne. Cinq participantes étaient en cours de formation universitaire aux fins de certificat ou de baccalauréat et leur expérience en soins critiques se situait entre 4 mois et 36 ans (=8, 5 ans). Parmi les 10 participantes, on comptait cinq expertes (5/22 ou 22, 7 %), deux performantes (2/9 ou 22, 2 %), une compétente (1/2 ou 50 %) et deux débutantes (2/8 ou 25 %) et ce, partagé équitablement entre les trois quarts de travail soit trois infirmières de jour, quatre de soir et trois de nuit.
Instrument de collecte
22L’absence d’outil approprié a nécessité la création d’un guide d’entrevue semi-dirigée, développé selon les recommandations de Paillé (1994) et à partir des savoirs infirmiers de Lechasseur et al. (2008). Le guide comptait 17 questions chronologiques regroupées selon deux perspectives (en regard de l’environnement qui comporte quatre savoirs et en regard de la personne qui comporte quatre savoirs). Une question initiale plaçait le participant dans le contexte alors qu’une question finale lui permettait d’ajouter des informations au besoin. Ensuite, le guide d’entrevue semi-dirigée a été validé pour son contenu auprès d’une chercheuse dans le domaine et de deux infirmières répondant aux mêmes critères de sélection que les participantes.
Méthode d’analyse
23C’est à l’aide du processus d’analyse qualitative de Paillé (1994) que l’analyse des données a été effectuée. La méthode d’analyse de la théorisation ancrée de Paillé (1994) comporte six étapes : la codification initiale, la catégorisation, la mise en relation, l’intégration, la modélisation et la théorisation. Nous ferons abstraction des deux dernières étapes, c’est-à-dire la modélisation et la théorisation n’étant pas le but de cette étude. Ces deux étapes étant habituellement requises pour une théorisation ancrée, elles sont ainsi inappropriées pour une recherche descriptive. Afin de s’assurer de la validité de l’étude, les critères de scientificité reconnus par Lincoln et Guba (1985) tels la crédibilité, la fiabilité, la confirmabilité et la transférabilité ont été respectés. De plus, l’étudiant-chercheur a utilisé des mémos lors de l’analyse ainsi que des fiches synthèses d’entretiens afin de filtrer un maximum d’informations. Toutes les entrevues ont fait l’objet de validation auprès des participantes et une validation par observation de l’environnement a eu lieu en milieu de recherche.
Résultats et discussion
24La section qui suit traite des résultats de l’étude et met en perspective ces derniers avec les différents facteurs préalablement répertoriés dans la littérature [2].
Les facteurs facilitants et contraignants
25Les participantes ont initialement été invitées à définir la compétence. Ainsi, plusieurs perspectives ont pu être enregistrées. Le tableau 2 répertorie les différentes définitions recueillies lors des entrevues.
Définitions de la compétence selon les participantes de l’étude
Définitions de la compétence selon les participantes de l’étude
26La synthèse des dix définitions présente la compétence comme étant la capacité de l’infirmière à se questionner et à faire des liens pour anticiper les situations. De là, la professionnelle entre en relation avec les autres, applique des techniques et prodigue des soins de qualité. En somme, elle utilise son savoir, savoir-être et savoir-faire. Au total, les participantes ont énuméré 448 facteurs qui ont été regroupés selon leur similarité en groupes de facteurs généraux (n=91). Ensuite, les 91 groupes ont été répartis sous 25 catégories différentes. Les catégories représentent les éléments dans lesquelles on retrouve les 27 facteurs facilitants et contraignants répartis sous trois dimensions soit individuelle, contextuelle et organisationnelle (voir tableau 3 p. 86).
Facteurs facilitant et contraignant le développement de la compétence des infirmières en soins critiques
Facteurs facilitant et contraignant le développement de la compétence des infirmières en soins critiques
Les facteurs individuels
27L’infirmière [3] qui développe sa compétence en soins critiques est donc perçue comme quelqu’un ayant des qualités particulières ou des attributs qui l’amèneront à prendre part autant au soin du patient qu’à l’acquisition des connaissances scientifiques. Alors que Khomeiran et al. (2006) et Huggins (2004) avaient eux aussi souligné les caractéristiques personnelles de l’infirmière comme étant déterminantes au développement de la compétence, Salonen et al. (2007) ont signifié que l’infirmière elle-même a une influence sur le développement de sa compétence. Or, une infirmière soutient : « … c’est pas du théâtre, mais quasiment. Quand j’arrive dans une chambre j’en prends possession, je suis à ma place, je sais ce que je fais, je n’ai pas peur de donner mon opinion et de m’enligner sur ce que j’ai à faire. » (P5). Ainsi, l’infirmière se fait une obligation morale en connaissant ses limites à s’impliquer dans le soin. Or, elle s’impute une certaine responsabilité, point abordé dans l’étude de Huggins (2004). Ainsi motivée, elle connaît bien son rôle, celui des autres et cherche grandement à être reconnue et valorisée. D’ailleurs, la motivation a été répertoriée dans l’étude de Khomieran et al. (2006) comme étant un élément qui participe au succès de la compétence. Ainsi, l’infirmière de soins crtiques qui perçoit une image positive de sa profession semble plus motivée. Or, pour une infirmière experte, la motivation prend tout son sens par l’image qu’elle a d’elle-même : « Je ne suis pas plus importante ! Je me sens plus importante ! Je ne suis pas plus importante qu’une infirmière d’étage sauf que moi je me sens plus importante et ça, ça me motive énormément » (P2). De là, la motivation et la valorisation qui l’habitent proviennent en grande partie de la reconnaissance que lui accordent son chef d’unité, ses collègues de travail et les patients : « J’ai vécu la réanimation de quelqu’un et qui revient te remercier 4-5 jours après… il n’y a pas d’argent qui peut faire autant plaisir. Je te dirais que le métier d’infirmière en soins critiques est gratifiant et valorisant. » (P2). D’ailleurs, Khomeiran, Kiger, Parsa-Yekta, et Ahmadi (2007) ainsi que Salonen et al. (2007) démontrent eux aussi l’importance du chef d’unité, des collègues de travail et des patients sur le développement de la compétence des infirmières en soins critiques.
28Bien que la motivation et la valorisation puissent provenir de différentes sources, le manque de reconnaissance, lui, devient préoccupant et semble provenir davantage des médecins plus âgés. Un participant s’exprime ainsi : « […] Ben je te dirais des autres disciplines, je te dirais surtout du corps médical, plus les vieux docteurs ça peut être frustrant » (P7). Une infirmière débutante soutient ne pas se faire reconnaître ses expériences antérieures et dit se sentir ignorée comme personne ressource en raison de son stade de compétence : « …On est plutôt catégorisé comme la nouvelle, donc tu ne peux pas apporter, c’est nous qui devons tout apporter. C’est l’inverse en réalité, je peux autant apporter parce que je suis nouvelle, j’ai une expérience, pis j’ai un vécu entre-temps » (P1). Enfin, l’absence de remerciement sous sa forme générale a aussi été avancée, ce qui amène les participants à croire au manque de reconnaissance.
Les facteurs contextuels
29Certaines infirmières ont spécifié que la formation sous toutes ses formes et la mise à jour sont très importantes sur les unités de soins intensifs. Toutefois, le moment choisi s’avère souvent inapproprié, c’est-à-dire pendant les heures de travail ou les heures de pause. D’ailleurs, Laurent (1999) et Huggins (2004) ont aussi évoqué des particularités semblables. De plus, les infirmières travaillant sur le quart de nuit semblent généralement plus affectées par les moments de la formation parce que la majorité de celles-ci sont dispensées pendant les heures d’affaires. Une infirmière soutient : « c’est plus complexe parce que de la formation le matin en finissant, c’est pas tout le monde qui est disponible intellectuellement pour ça à 08h00 le matin, c’est une contrainte. » (P7). Malgré tout, les infirmières ont soutenu que les soins intensifs amenaient un contexte propice à l’apprentissage des infirmières, chose soulignée aussi dans l’étude de Khomeiran et al. (2006). C’est en raison de la proximité que l’infirmière a avec son patient et les différents intervenants avec lesquels elle entretient une relation privilégiée qu’elle recueille de l’information. La proximité avec le patient et les intervenants vient principalement du fait que l’infirmière s’occupe d’un nombre restreint de patients (un ou deux selon les situations). Ainsi, une infirmière soutient : « j’ai deux patients quand le docteur vient dans ma chambre, je suis dans la chambre, je le vois… je ne suis pas trois chambres plus loin en train de faire marcher quelqu’un. » (P5). De plus, la proximité avec le médecin semble s’installer à long terme et se voit facilitée avec les jeunes médecins. Toutefois, la relation avec ces derniers était perçue différemment par les participants de l’étude de Bucknall et Thomas (1997). Ainsi, certains facteurs comme la relation que l’infirmière entretient avec les médecins, plus particulièrement les médecins plus âgés, amènent souvent un manque de reconnaissance, de l’insatisfaction et voire même de la démotivation. Contrairement à Bucknall et Thomas (1997) qui soutiennent que la relation est plus difficile avec les jeunes médecins, les résultats de l’étude actuelle mettent en évidence une relation plus difficile avec les médecins plus âgés. Outre la relation avec le corps médical, l’infirmière croit que la compétition dans l’équipe ou entre les quarts de travail est un facteur contraignant au développement de sa compétence. Bien que cette compétition puisse se faire sentir de différentes façons, la relation que les infirmières entretiennent entre les quarts de travail est somme toute assez déterminante dans le jugement qu’elles entretiennent les unes envers les autres. Par exemple, la venue de nouvelles connaissances est généralement bien accueillie, mais le changement, lui, semble plus difficile à être accepté par les infirmières ayant le plus d’expérience.
30En regard de la condition de santé des patients, l’infirmière qui travaille aux soins intensifs d’un centre hospitalier universitaire est entraînée à utiliser grandement son jugement et ses connaissances en raison de la précarité des patients qui y sont hospitalisés. Un participant soutient : « …les pratiques de base restent les mêmes, mais disons que le pointu des interventions, la complexité des interventions, je pense, augmente avec le fait d’avoir un hôpital universitaire ; là où on pratique des techniques plus spécialisées. On travaille avec de la technologie plus de pointe donc c’est sûr que ça implique probablement des techniques plus spécialisées que dans un hôpital de soins généraux » (P7). D’ailleurs, Khomeiran et al. (2006) ont eux aussi exposé l’acquisition des connaissances théoriques à partir du milieu de travail. De là, la relation que l’infirmière entretient avec ses collègues de travail et les résidents en médecine l’amène à se questionner et à échanger d’où l’importance de l’apprentissage informel souligné par Eraut et al. (1998) ainsi que par Usher et al. (1997). Par conséquent, l’importance de s’occuper d’un nombre restreint de patients devient la pierre angulaire pour gagner du temps, réduire la charge de travail et améliorer les opportunités d’apprentissage. Toutefois, la charge de travail enregistrée selon les différents quarts de travail ne semble pas la même pour tous. Bien que le service de jour souffre d’une surcharge continuelle de travail, le quart de soir quant à lui, est davantage exposé à un nombre important d’infirmières débutantes. Dans ce cas, la pénurie d’infirmières d’expérience contribuerait indirectement à une surcharge de travail alors que c’est davantage pendant les heures de pause des employés de nuit que la surcharge de travail se fait sentir. Il va sans dire que la surcharge de travail et le manque de temps ont été répertoriés comme contraignants par Huggins (2004). Outre la surcharge de travail, certaines infirmières de nuit ont soutenu que plusieurs tâches amènent de l’insatisfaction. Par exemple, celles reliées au suivi des patients, au travail bureaucratique et aux tâches routinières et ennuyantes. D’ailleurs, Khomeiran et al. (2007) ont eux aussi souligné que certains facteurs intraprofessionnels comme la surcharge de travail, les tâches appartenant à d’autres intervenants ou appartenant aux infirmières auxiliaires peuvent devenir contraignants. Ainsi, certaines situations plutôt fréquentes, comme la confusion des patients, monopolisent un temps précieux en plus d’amener de l’insatisfaction chez le personnel soignant. Outre la confusion, l’acharnement thérapeutique tel qu’il est perçu par les participants, a aussi été avancé par quelques-uns comme étant démotivant pour l’infirmière. C’est pourquoi, plusieurs opportunités d’apprentissages peuvent être répertoriées aux soins intensifs, mais peuvent aussi être affectées par différents facteurs.
31Bien que les opportunités d’apprentissage puissent aider au développement de la compétence des infirmières (Huggins, 2004 ; Eraut et al. 1999 ; Khomeiran et al., 2006 ; Khomeiran et al., 2007 ; Salonen et al., 2007), celles-ci semblent différentes selon la vocation du centre hospitalier. Or, travailler en centres hospitaliers universitaires (CHU) procurerait des avantages comme avoir plus d’opportunités d’apprentissage, mais aussi des inconvénients en regard du manque d’autonomie.Étant donné la présence des résidents en médecine dans les CHU, certains participants soutiennent qu’on retrouve à la fois plus d’opportunités d’apprentissage, élément souligné par Khomeiran et al. (2007), mais aussi moins de protocoles, d’ordonnances collectives et par le fait même moins d’autonomie. Cet aspect va à l’encontre de la vision de Cortes (2004) en regard du besoin de partage des décisions des infirmières. Ainsi, la présence des résidents en médecine réduirait la sollicitation des connaissances de l’infirmière et amènerait un manque d’autonomie ; chose répertoriée aussi par Khomeiran et al. (2007) comme contraignant au développement de la compétence. De là une infirmière met en relation la présence des résidents en médecine et son manque d’autonomie : « Les centres universitaires ça veut dire des stagiaires en médecine, des résidents en chirurgie donc je dirais qu’à la base, on n’a pas beaucoup de protocoles qui sont préétablis… […] il faut toujours appeler et j’ai l’impression qu’on n’a pas beaucoup de latitude, nous comme infirmières, j’ai l’impression qu’on n’exploite pas beaucoup notre savoir à cause du centre universitaire » (P1). Or, la relation de l’infirmière avec les différentes ressources humaines s’avère d’une importance capitale dans le développement de sa compétence ; chose répertoriée dans l’étude de Huggins (2004) et dans celle de Khomeiran et al. (2007). Cependant, force est de constater que les habiletés pratiques semblent être acquises à partir des collègues infirmières alors que les connaissances scientifiques semblent provenir davantage des résidents en médecine. D’ailleurs, une infirmière compétente soutient : « Je pose beaucoup de questions aux médecins et je les écoute…surtout la médecine interne parce que moi je les trouve tellement intelligents. » (P10). Et un peu plus loin, la même infirmière parle de ses collègues : « […] Mettons que moi je fais quelque chose de croche, de tout croche…j’aime ben mieux qu’on me le montre comme il faut et je vais le faire ben mieux ensuite là. Moi, tant qu’à moi, quand tu aimes ton travail, tu veux faire ça comme il faut, ben l’apprentissage se fait bien si tu acceptes de te faire montrer comment ça fonctionne. » (P9).
32L’infirmière entretient une relation privilégiée avec les résidents en médecine et profite du contexte d’apprentissage de ces derniers. Toutefois, l’accessibilité de ceux-ci semble préoccupante pour le personnel de soir et de nuit alors qu’elle se veut généralement facilitée pour le personnel oeuvrant sur le quart de jour. Pourtant, Khomeiran et al. (2007) ont souligné les quarts de soir et de nuit comme étant idéaux pour rencontrer des opportunités d’apprentissage. Toutefois, les opportunités d’apprentissage semblent faire autant référence aux situations rencontrées qu’à la relation entre l’infirmière et le résident en médecine. Bien que la collaboration et la communication d’ordre général se veuillent le point d’ancrage d’une bonne équipe, elles aident grandement à la création des liens, au climat de travail et aux rôles joués. Par exemple, une infirmière experte s’exprime à propos de son équipe : « On essaie d’aller chercher le meilleur de chacun pour l’équipe. Ben nous autres de nuit c’est comme ça et ça fonctionne bien. Il y a des gens qui sont meilleurs côté technique, d’autres c’est côté connaissances… » (P2).
Les facteurs organisationnels
33C’est avec son leadership que le chef d’unité met en place différents programmes d’orientation et de mentorat aux soins intensifs. D’ailleurs, Salonen et al. (2007) ont démontré toute l’importance entre le rôle du chef à l’égard des programmes d’orientation et la satisfaction des infirmières. De là, le chef d’unité offre la possibilité d’assister à différentes formations dont il est en mesure de connaître la pertinence en raison de son expérience. Or, il utilise ses connaissances et son expérience antérieure pour gérer l’unité de soins et comprend par le fait même les employés selon les différentes situations cliniques. Ainsi, avoir déjà travaillé dans l’unité l’aide à comprendre les situations et le rôle que l’infirmière joue auprès des patients : « Quand tu trouves que ton supérieur immédiat a déjà vécu ce que tu vis, ça rend son travail plus efficace. Ses solutions vont être mieux adaptées, ça va être possible, ça va être applicable, donc je trouve ça vraiment nécessaire pour comprendre ce que les gens vivent et pour être capable aussi de planifier des solutions aux problèmes éventuels… » (P5). De plus, avec des attributs comme la curiosité, la disponibilité et l’accessibilité, la flexibilité, la prévisibilité et le jugement, il entretient une excellente relation avec les infirmières. Ainsi, il établit une relation de partenariat, devient réceptif aux demandes des employés et encourage la formation académique. Rappelons que Santiano et Daffurn (2003) ont démontré l’importance de la certification aux soins intensifs dans l’acquisition des connaissances, des habiletés et dans la résolution de problèmes cliniques.
34Le chef d’unité rend aussi les ressources matérielles et les outils disponibles. De sorte que plusieurs infirmières puisent leurs informations et leurs connaissances scientifiques à partir des livres disponibles sur l’unité de soins ou à partir d’Internet. Cependant, l’observation a démontré que les livres sur l’unité étaient peu récents, c’est-à-dire que l’édition remontait à plus de cinq ans, donc, ces livres s’avéraient plutôt contraignants à la mise à jour des infirmières. De plus, l’utilisation d’Internet semble surtout se restreindre à aller chercher des informations à partir de moteurs de recherche de sites généraux. Ainsi, les infirmières ont dit avoir un certain plaisir à utiliser la technologie lorsqu’elle est simple, rapide et fiable.À cet égard, une infirmière décrit : « Si la technologie avance, c’est la même technologie que j’ai chez nous. J’essaie toujours d’avoir les choses les mieux et je les revois ici… et même pour donner des soins au patient, on sauve du temps. » (P2).Toutefois, certains participants ont souligné que les difficultés d’accès à la technologie amènent l’inaccessibilité à l’information, donc nuisent au développement de la compétence. Notons que Khomeiran et al. (2007) soutiennent que l’environnement technologique contribue à la compétence des infirmières. En somme, Eraut et al. (1999) identifient le rôle du chef d’unité au sein de l’équipe comme étant la clé maîtresse de l’apprentissage. Tout comme le chef d’unité, l’organisation doit jouer un rôle prépondérant en rendant accessible l’information aux infirmières et en offrant des possibilités d’avancement. Bien que son rôle semble méconnu, il s’avère impératif que l’organisation tienne compte des besoins des employés pour ensuite rendre accessibles les outils et les formations nécessaires aux infirmières. De là, une participante soutient : « Si on introduit du matériel spécialisé, je m’attends à ce que mon centre me donne la formation qui va avec cet appareil-là. Si on change les pratiques de soins, ben je m’attends à ce que l’organisation me mette à jour continuellement dans ces pratiques de soins-là par des formations données par le personnel ou encore sur papier ou des méthodes de soins dans l’ordinateur. » (P7). D’ailleurs, Khomeiran et al. (2007) ont eux aussi souligné l’importance de l’organisation dans le cursus de l’acquisition des connaissances des infirmières.
35Finalement, l’évolution du système de santé contribue indéniablement au développement de la compétence des infirmières. Cependant, l’émergence des nouvelles technologies, les interventions de plus en plus complexes et les suivis qui les accompagnent demandent aux professionnels davantage de temps et de compétence. Toutefois, le nombre d’infirmières dans les unités de soins n’a pas suivi cette évolution. Une infirmière soutient : « Le nombre de personnel n’a pas suivi la technologie. On a aussi beaucoup plus de surveillance à faire aussi, de sortes d’échelles à compléter, surveiller les bactériémies, surveiller les infections nosocomiales, surveiller ci, surveiller ça… qu’on rajoute toujours un petit deux minutes là, deux minutes là et l’effectif, lui, n’a pas augmenté. » (P8).
36Dans la mesure où la population infirmière avec peu d’expérience en soins critiques est de plus en plus nombreuse, une répercussion se fait sans doute ressentir par une augmentation de la charge de travail pour les infirmières expérimentées. D’ailleurs, Khomeiran et al. (2007) ont avancé la nécessité d’observer et d’écouter les infirmières d’expérience afin de favoriser la progression des infirmières dans le développement de leur compétence, chose de moins en moins possible dans un contexte où ces dernières sont de moins en moins nombreuses.
Lien entre les facteurs répertoriés et le cadre conceptuel
37Les résultats de l’analyse démontrent bien que la majorité des facteurs facilitants et contraignants s’inscrivent dans une perspective holistique, c’est-à-dire qu’ils deviennent interdépendants, somme toute, indivisibles. Bien qu’ils aient été catégorisés en trois dimensions, il n’en demeure pas moins qu’un lien étroit semble les unir. Ainsi, chacun des facteurs recensés a un lien avec un savoir infirmier qui l’identifie ou le caractérise mais il peut s’avérer difficile, voire même complexe de préciser un seul et unique savoir pour chacun des facteurs. Toutefois, force est de constater que certains facteurs sont plus évidents que d’autres dans différentes situations.
38Les savoirs intra et interpersonnel ont été soulevés à maintes reprises pendant les entrevues. Ainsi, les participantes ont exposé l’importance capitale que l’infirmière a dans le développement de sa compétence. Nous remarquons que les facteurs individuels sont grandement reliés au savoir intrapersonnel de l’infirmière alors que le savoir interpersonnel touche davantage l’ensemble des dimensions. Dès lors, du point de vue individuel, l’acquisition du savoir scientifique amène un questionnement qui peut nous laisser perplexe et nous amener à chercher des réponses quant aux connaissances qui guident notre discipline. En fait, la majorité des participantes ont soutenu acquérir leurs connaissances scientifiques à partir des résidents en médecine. Or, il est juste de constater que très peu d’infirmières acquièrent leurs connaissances scientifiques à partir d’elles-mêmes, voire au moins à partir de leurs collègues de travail. Bien que quelques-unes aient souligné acquérir des connaissances scientifiques à partir des livres ou des moteurs de recherches généraux, il n’en demeure pas moins qu’un questionnement s’impose quant à la crédibilité des sources d’approvisionnement du savoir scientifique de l’infirmière. Toujours en lien avec le savoir intrapersonnel, le savoir moral et éthique semble surtout provenir de l’obligation morale de l’infirmière à s’impliquer dans le soin afin d’offrir des soins de qualité. Peu d’infirmières ont identifié la notion de lois ou de déontologie dans la mobilisation du savoir moral et éthique, chose surprenante chez les infirmières débutantes qui se voient habituellement régies par les règles selon Benner.
39Étant donné le rajeunissement de la population infirmière, le savoir à priori semble occuper une place minime chez les nouvelles infirmières alors que chez les infirmières expérimentées ou le chef d’unité, ce savoir semble apporter une dimension particulière au savoir pratique. En effet, l’acquisition du savoir pratique provient davantage des infirmières expérimentées et non des autres intervenants. Contrairement au savoir scientifique, le savoir pratique semble s’acquérir en observant les infirmières expertes et en discutant avec elles. Il en va de même de la notion de savoir perceptuel. En fait, le savoir perceptuel semble provenir des situations dans lesquelles l’infirmière se voit confrontée. Ainsi, les opportunités d’apprentissage que les soins intensifs apportent tant au point de vue individuel que collectif, place l’infirmière dans différentes situations qui l’amènent à chercher, à se questionner et à discuter avec les autres. L’expérience qui ressort de ces situations l’amène ainsi à développer tant son savoir pratique que son savoir perceptuel.
40Quelques participantes ont souligné l’importance de recourir aux familles dans le soin aux patients sans toutefois avoir recours à différentes ressources externes pour défendre les droits des patients ou positionner une opinion dans un contexte sociopolitique. Bien qu’elle ne puisse être la seule explication, la formation académique des participantes « non universitaire » peut avoir restreint cet aspect du savoir émancipatoire. Ainsi, le savoir émancipatoire ne semble pas prioritaire pour les infirmières de l’échantillon sans pour autant nier qu’il a complètement été ignoré lors des entrevues. Il n’en demeure pas moins que le contexte dans lequel évoluent les participantes est sans contredit restreint, mais prioritaire dans le développement de leur compétence, si bien que le savoir contextuel semble à tous points de vue se développer en raison de l’environnement dans lequel évolue l’infirmière. Complexe et englobant, il rassemble et met en relation l’ensemble des savoirs et favorise l’émergence du savoir combinatoire constructif, point d’ancrage de la compétence.
41Finalement, la compétence a préalablement été identifiée comme un savoir-agir de l’infirmière qui s’acquiert par la mobilisation des savoirs infirmiers dans un contexte de soins critiques. La combinaison des savoirs de Lechasseur (2009) se voit représentée par le savoir combinatoire constructif, partie intégrante d’une pratique compétente dans l’étude actuelle (voir figure 1). Ainsi, les facteurs facilitants et contraignants qui ont été identifiés amènent à préciser ce qui facilite l’acquisition de la compétence, mais aussi ce qui lui nuit. Toutefois, l’étude permet non seulement d’identifier les facteurs, mais permet aussi de décrire la façon dont l’infirmière les mobilise pour en arriver à une pratique compétente. Ainsi, il est de la responsabilité de chacun d’identifier les facteurs facilitant et contraignant le développement de sa propre compétence afin d’en arriver à mobiliser l’ensemble de ces savoirs.
Forces et limites de l’étude
42L’étude comporte certaines forces et faiblesses qu’il s’avère pertinent de souligner. Bien que l’échantillon de 10 participantes ait permis de circonscrire une multitude de facteurs qui n’avaient pas été soulevés auparavant, il aurait été certes intéressant d’avoir quelques participantes supplémentaires afin d’atteindre la saturation des données. Dès lors, certaines données se sont vues récurrentes sans que l’on puisse qualifier l’ensemble du corpus comme redondant. De plus, une limite s’impose quant au niveau de scolarité des participantes de l’échantillon. Ainsi, plusieurs écrits recensés étaient en lien avec des participantes de niveau universitaire, ce qui n’est absolument pas le cas dans l’étude actuelle. Toutefois, avoir recueilli un échantillon à partir des quarts de travail de jour, de soir et de nuit a dicté une couleur particulière aux données, ce qui représente une force en soi.
Recommandations pour la recherche, la formation et la pratique infirmière
43Une recommandation peut être faite à l’effet d’obtenir un échantillon hétérogène du point de vue de la formation académique des infirmières. Ainsi, il pourrait être intéressant de connaître la perspective des infirmières bachelières et de vérifier si les facteurs diffèrent quant à leur contenance d’un échantillon uniquement composé d’infirmières détenant un diplôme d’études collégiales. Rappelons que l’infirmière qui œuvre aux soins intensifs doit reconnaître les facteurs qui contribuent au développement de sa compétence. Ainsi, elle pourra s’ouvrir aux facilitateurs et tenter de contrôler ou éliminer les barrières qui entravent le développement de ses savoirs. Enfin, les chefs d’unités auront tout avantage à considérer ces dits facteurs dans une perspective de formation initiale et continue, de qualité de soins aux patients et de bien-être des employés qui œuvrent sur ces unités de soins.
Conclusion
44Le développement de la compétence a été repris à maintes reprises dans la littérature par différentes disciplines. Les sciences infirmières l’ont aussi examiné de différentes façons sans toutefois le circonscrire dans une dimension de soins critiques. Étant donné que travailler aux soins intensifs amène les infirmières à développer leur compétence dans une perspective où le contexte revêt une importance capitale, les données soulevées dans l’étude deviennent déterminantes pour la profession. Les infirmières et les chefs d’unités auront en main les facteurs individuels, contextuels et organisationnels afin de trouver des pistes de solutions aux différentes difficultés qui peuvent survenir tout en maintenant ou en bonifiant les facilitateurs au développement de la compétence des infirmières en soins critiques.
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Mots-clés éditeurs : pratique infirmière, développement de la compétence, facilitateurs, savoirs disciplinaires, soins critiques, barrières
Date de mise en ligne : 11/01/2014
https://doi.org/10.3917/rsi.103.0078Notes
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[1]
Dans ce document, le masculin prévaudra à l’exception du terme « infirmière », qui sera utilisé au féminin.
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[2]
Afin d’avoir plus de détails sur la recherche actuelle, veuillez vous référer au mémoire de maîtrise dont le titre et l’auteur principal sont identiques à celui de cet article.
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[3]
Dans cette section, le terme infirmière réfère aux participantes et aux participants de l’étude.