Notes
-
[1]
Cet article puise dans des travaux de terrain réalisés avec le soutien de l’Institut de la mobilité durable, Fondation Renault-Paristech.
-
[2]
Il est illusoire de vouloir restituer dans un article aussi court toute la richesse des statistiques établies ainsi que le foisonnement des tendances et des acteurs à l’œuvre dans l’ensemble du secteur de l’énergie de ces deux immenses pays. Nous avons donc choisi de problématiser le rôle des énergies dans la problématique plus vaste de la transformation économique et technologique que vivent ces deux pays, et non pas telle qu’elle est vue par le marché mondial. Par ailleurs, dans la bibliographie, nous mentionnons d’excellentes et récentes synthèses et analyses problématisées.
Introduction
1Qualifions plus conceptuellement notre question-titre [2] : la Chine – qui l’est déjà – et l’Inde – qui cherche à le devenir – n’ont vocation à être l’atelier du monde non pas par délocalisation bien commode de fonctions dont l’Occident ne voudrait plus dans une mondialisation hiérarchisée, mais plutôt comme tremplin éventuellement provisoire – quelques décennies – vers l’accession a minima au rang d’économie à revenu intermédiaire. Les analyses dominantes sur la Chine ont pourtant longtemps opportunément penché dans le sens d’une spécialisation par les coûts du travail, celles sur l’Inde sont, elles aussi, imprégnées de cette approche. Ne traduisent-elles pas un aveuglement intéressé quand le système capitaliste occidental voulait faire monter la pression sur la rémunération du travail sur son sol et augmenter la profitabilité (rémunération) du capital ? Stiglitz (2018) a – tardivement certes, à la faveur du débat montant en Amérique – repris cet argumentaire. Mais la Chine et l’Inde ont, depuis de nombreuses années, conduit des politiques de montée en puissance technologique (Ruet, 2016).
2Ce point n’est pas anecdotique, mais, au contraire, fonde sur le sujet qui nous occupe ici l’angle de vue de ces puissances sur l’énergie : ressource intrante d’une économie et donc focalisation sur les prix ? Ou bien vecteur technologique pour un essor national ? Si, à court terme, le prix demeure bien sûr un paramètre clé et un objectif des décisions d’investissement, l’ambition technologique nationale est bien ce qui doit être le fil rouge d’une lecture à long terme de ces deux trajectoires nationales.
3Dans ce cadre de vision stratégique, quatre grandes forces comptent, qui renvoient à autant de grandes variantes du capital. Nous adaptons à la question posée le cadre des quatre capitaux proposés par Giraud et Loyer (2006) dans le contexte d’Émergence. L’émergence industrielle peut selon nous être lue comme la diffusion accélérée des technologies, en lien avec une abondance/capacité de financement des infrastructures et de la massification, et dans un contexte de dividende démographique et de durabilité des écosystèmes, dont le contenu en carbone. Examinons rapidement la contribution relative de l’énergie et de sa composante décarbonée au sein de ce chorus, pour ensuite en détailler le sens : contrainte ou, au contraire, possible aiguillon d’une transformation accélérée via des politiques publiques efficaces.
Les énergies, des biens capitaux parmi d’autres
4Que ce soit sur le plan de la modélisation ou de l’économie réelle et des politiques publiques, les modèles macro-économiques de long terme mettent en œuvre et décrivent une accumulation du capital.
5Les deux premiers capitaux comptent indéniablement en positif : la boîte de Pandore de la technologie est irrémédiablement ouverte ; et dans nombre de secteurs industriels, l’oligopole occidental est aboli, alors qu’au contraire, la diversité des écosystèmes industriels asiatiques peut conférer un avantage innovationnel à ce continent (Ruet, 2016) dans les phases de projets pilotes et d’adoption précoce des nouvelles technologies. La massification, quant à elle, est historiquement favorisée par l’abondance des investissements réalisés dans les économies émergentes et, au-delà des soubresauts des premières années ayant suivi la crise financière, cette tendance à la disponibilité de liquidité s’est trouvée renforcée par les politiques de création monétaire au niveau mondial, de stimulus de relance (en Chine) ou, jusqu’à 2018, de soft loans (en Inde). En sus de la massification de nouvelles technologies industrielles par leur adoption via le marché, le domaine des énergies renouvelables a été soutenu par des politiques industrielles et publiques ciblées : massives et précises en Chine, et non négligeables en Inde ; des politiques passant également par la réglementation et pas uniquement par des subventions.
6Les deux capitaux suivants sont d’impact ambigu.
7Le dividende démographique n’arrive qu’une fois dans l’histoire d’un pays, et il ne fonctionne que si les jeunes générations sont bien formées, car au terme de la période, l’essentiel de la dynamique démo-économique de rattrapage est consommé (Europe des Trente Glorieuses, Japon de 1960 à 1985…). À ce titre, les analystes Cassandre de nos deux pays mettent plutôt en avant ce point que l’énergie pour indiquer les limites de l’essor chinois ou indien : la Chine, à qui il est prédit qu’elle sera « vieille avant d’être riche », ou l’Inde qui n’aurait pas assez investi dans la scolarisation et la professionnalisation de ses masses. La première se prépare d’ailleurs par une politique de mise en place de services, d’une économie (de couverture) sociale et d’une nouvelle économie digitale afin d’atteindre une « société de moyenne aisance », et la seconde anticipe un ralentissement chez sa voisine et corrélativement une entrée plus frontale, pour ce qui la concerne, dans le dividende démographique du fait d’une arrivée accrue d’investissements mondiaux qui n’auraient plus à se localiser en Chine. Bref, les contraintes statiques peuvent en politique publique devenir d’excellents aguillons de la transformation dynamique. L’avenir dira dans quel sens ces politiques macro-économiques qui dépassent le cadre de cet article auront fait pencher la balance, mais là aussi l’ambiguïté possible de l’angle d’analyse choisi nous invite à être attentifs certes aux contraintes, mais également au potentiel modernisateur de la quatrième forme du capital ici retenue : l’environnement, en général, et la décarbonation, en particulier.
8L’énergie est au cœur des plans industriels et techniques clés des deux pays : stratégies « made in China 2025 » et « make in India ».
9Passé le parallèle démographique, le contexte industrialo-institutionnel des deux pays fait que chacun des deux « plans » est servi par des outils et des financements publics sans commune mesure et des acteurs industriels sans grande comparaison possible. Mais nous soutenons dans les paragraphes qui suivent que ces deux pays, chacun avec sa trajectoire propre, a entrepris de dépasser la trappe des hydrocarbures, notamment le charbon liquéfié, et misent sur une capitalisation autour de programmes de « technologies énergétiques renouvelables » – le caractère d’effet d’entraînement technologique y étant très certainement prépondérant par rapport à l’effet coût.
La Chine, ou comment transformer ses contraintes en avantages
10La Chine essaie de limiter sa dépendance au charbon, en mettant au point dans le domaine du solaire et de l’éolien un modèle aval-amont, dans lequel les marchés publics tirent le rattrapage technologique des équipementiers chinois, modèle qu’elle tente aujourd’hui d’appliquer à la diversité des pré-filières hydrogène.
Quand la Chine se sèvre de son charbon
11Historiquement, la Chine a compté plus de 20 000 mines de charbon. Après des campagnes de fermetures et de rationalisation, menées depuis quinze ans, il n’en demeurait plus que 4 070 en 2018. Parmi elles, figure le « bottom 80 % » en nombre de mines, c’est-à-dire celles qui ont une capacité inférieure à 1,2 million de tonnes par an et ne représentent que 27 % de la capacité globale. À l’inverse, le « top 1 % » représente l’ensemble des mines de capacité annuelle de 10 millions de tonnes et plus, il pèse 19 % de la capacité globale. Le ventre mou des mines (19 %) pèse 54 % de la production.
Concentrations en amont et fermetures de capacité
12Mais, d’ici à 2020, les grandes entreprises sont appelées à absorber les autres dans un mouvement inter-provinces ou à se rapprocher à l’échelle intra-provinces. En effet, 16 se trouvent en Mongolie intérieure avec une capacité de production annuelle de 322 millions de tonnes ; 7 sont situées dans le Shanxi avec une capacité de production annuelle de 105 millions de tonnes ; et 11 autres dans le Shaanxi avec une capacité de production annuelle de 160 millions de tonnes. En outre, il existe trois mines de charbon de 10 millions de tonnes dans le Xinjiang, plus précisément dans l’Anhui, le Yunnan et le Ningxia. Il y a donc une prépondérance de leur implantation dans le nord de la Chine : à l’heure actuelle, la capacité de production annuelle des mines de charbon des provinces de la Mongolie intérieure, du Shanxi et du Shaanxi s’élève à près de 65 % du total national.
13L’objectif pour 2020 est de fermer/concentrer la production de charbon au-delà du grand bassin du nord : la production totale du Shandong occidental, du Shanxi central, du Henan et de Suzhou sera limitée à 425 millions de tonnes ; la consolidation et des méga-fusions vont s’achever dans l’est de la Mongolie intérieure, le centre-nord et l’est du Shanxi, dans le Yunnan, le Guizhou et le Ningxia oriental ; et l’on va voir la création de nouvelles « grandes bases de production » (consolidations) dans le nord du Shaanxi, dans le Gansu et le Xinjiang, et surtout à Shendong (le siège de la branche houillère du géant Shenhua).
14D’ici à 2020, devrait être achevée une restructuration conduisant à la formation de quatorze grandes bases de production de charbon représentant 95 % de la capacité nationale.
Restructurations aval et subventions à la lutte contre la pollution de l’air
15Les autorités locales se sont engagées à apporter un soutien financier important à la lutte contre la pollution et à l’élimination du charbon, avec la mise en place de mesures incitatives, notamment des subventions. Pour les chaudières industrielles au charbon, le gouvernement a augmenté ses subventions : il a ainsi investi à hauteur de 30 % dans chaque projet de modernisation limitant les émissions, la compagnie d’électricité municipale prenant en charge le reste des coûts. Pour les ménages, le gouvernement assume les deux tiers du coût total, à la condition que les résidents achetent des poêles propres utilisant du charbon de haute qualité.
16Nombre de centrales de plus de 800 MW ont été arrêtées : à Beijing, par exemple, la centrale de 845 mégawatts de China Huaneng Group Corp. a fermé ses portes en 2016. Les centres de cogénération ont ajouté une capacité d’énergie propre représentant 25 % de la charge totale en électricité de la ville. Remplacer la production d’électricité au charbon de Beijing par du gaz naturel optimise la structure énergétique, les systèmes de nettoyage et de chauffage de la ville et améliore l’efficacité de l’approvisionnement en énergie. Ces politiques testées dans les grandes villes devraient être peu à peu étendues aux villes de rang 2, puis 3.
Évolution des modèles d’entreprise
17Pour préserver et accompagner la compétitivité des entreprises minières, le gouvernement incite à des évolutions de modèle, dont des pré-intégrations verticales : dès 2015, 80 % des centrales à charbon (d’une capacité supérieure à 200 MW) collaboraient déjà avec des entreprises de production de charbon. Le résultat est que la production combinée de chaleur et d’électricité (CHP) améliore l’efficacité thermique des générateurs à charbon. Au cours du treizième plan quinquennal, la part des capacités dotées de capacités de cogénération devrait passer de 30 % à 40 % en 2020.
Le Coal-to-Liquid : rôle transitoire ou précurseur d’une nouvelle chimie du charbon ?
18La Chine attend beaucoup de l’industrie chimique du « charbon moderne ». Le treizième plan quinquennal de développement énergétique de janvier 2017 prévoit que les capacités de production de Coal-to-Liquid et de gaz de charbon devraient atteindre respectivement 13 millions de tonnes et 17 milliards de mètres cubes. Mais le nouvel objectif est de 30 Mt en 2020, avec cinquante usines supplémentaires prévues dans tout le pays sur la période quinquennale.
19Les réserves de la seule province du Shanxi (> 40 milliards de tonnes) de charbon à haute teneur en soufre (S > 3 %) parlent d’elles-mêmes en termes de potentiel de CTL, à usage multiple : le kérosène pour l’aviation, le diesel propre, les carburants de propulseurs spatiaux, le pétrole à très basse température, lubrification de haute qualité, huile cosmétique, solvant.
20Une autre filière prometteuse est le charbon servant de base à la fabrication de nouveaux matériaux. Shanxi Yangmei Chemical Group, par exemple, produit 1,1 million de tonnes de nitrate d’ammonium, qui servent à l’élaboration de dizaines de produits chimiques, tels que le caprolactame (acide adipique, etc.), largement utilisé dans les tissus, et des plastiques techniques pour une valeur ajoutée évidente (600/700 yuans par tonne de charbon brut vs 17 000 yuans par tonne de caprolactame).
21La Chine, de toute évidence, s’investit pleinement pour créer un avantage technologique permettant de financer sa transition vers une sortie du charbon.
Les « renouvelables canoniques » ou l’apprentissage d’État
22Nous ne détaillerons pas ici ce que nous exposerons en détail dans Lanckriet et Ruet (2019). Mais si la Chine a réussi son formidable essor dans le solaire et l’éolien, ce n’est pas seulement affaire de subventions internationales (sur les marchés d’export, subventions européennes pour le solaire) ou nationales (pour l’éolien), c’est aussi parce que les entreprises chinoises ont su monter en gamme technologique. Elles y ont été aidées par un pilotage gouvernemental fin, de l’amont à l’aval du cycle de R&D jusqu’à la massification, par des programmes nationaux mais aussi par des réglementations techniques (en l’occurrence, par les capacités) dans le cadre des marchés publics. Par exemple, dans l’éolien, les entreprises chinoises n’ont que progressivement maîtrisé une taille unitaire d’éolienne allant croissante. Au fil des ans, les appels d’offres des marchés publics ont d’abord favorisé des spécifications de tailles unitaires faibles, puis moyennes, et enfin fortes. Les co-entreprises ou consortiums public-privé étaient favorisés dans chaque appel d’offres lancé. Au fil du temps, les appels d’offres requéraient des compétences toujours plus pointues, transférées entre-temps au sein des JVs. Cet outil, utilisé de manière un peu fruste dans le cas du photovoltaïque (transferts de technologie exigés administrativement), avait vu son emploi progressivement affiné au travers des incitations des marchés publics ; l’État chinois apprend vite.
23Pourtant, il reste une ombre au tableau : à l’heure actuelle, l’essor des énergies renouvelables pâtit de retards dans le développement et l’amélioration du réseau de transport à haute tension, l’un et l’autre étant nécessaires pour répondre au déséquilibre géographique entre la consommation d’énergie et la production d’énergie renouvelable. Dès la fin de 2015, la production d’énergie solaire dans le nord-ouest de la Chine était sérieusement réduite par rapport à sa capacité – 1 133 heures de fonctionnement seulement, soit 31 % de sous-optimum dans le Gansu et 26 % dans le Xinjiang, les deux principales provinces produisant de l’énergie solaire. Au premier semestre 2016, c’est le taux de mise en ligne de l’éolien qui a été affecté, avec des sous-efficacités dans le Gansu (47 %), le Xinjiang (45 %), le Jilin (39 %) et la Mongolie intérieure (30 %). Depuis juillet 2016, les investissements éoliens sont plus strictement réglementés.
24La capacité éolienne et solaire de la Chine atteindra 200 GW en 2020 et devrait se situer à 400 GW en 2050, mais le taux d’absorption du réseau actuel par rapport à cette capacité attendue en 2050 ne sera que de 20 %.
25Des investissements viendront, bien sûr, mais cela donne un argument aux promoteurs de la filière hydrogène.
Les filières hydrogène
26Pour l’heure, les projets pilotes d’électrolyse pré-industrielle sont d’une taille avoisinant les 20 MW. On peut considérer (Wang et Ruet, 2019) qu’en 2025, la capacité potentielle de production d’hydrogène à partir de renouvelables sera pour la Chine de près de 2 millions de tonnes par an. Il se peut toutefois qu’une partie de ce potentiel ne soit pas « verdi » et soit saturé par réformage, en particulier par la méga-firme charbonnière du groupe Shenhua.
27L’une des utilisations envisagées serait la mobilité hydrogène verte. À mi-2018, c’étaient près de 2 000 bus et véhicules à Fuel cell qui étaient en circulation dans une phase de pilotes, et 17 km de lignes d’un premier tramway. Mais la volonté politique est très forte avec plus de 600 000 dollars US alloués à chaque station de charge, complétés par 6,3 milliards de dollars d’investissements privés en 2017.
28La Chine prévoit entre 50 et 100 000 véhicules à hydrogène en circulation en 2025, et un million en 2030. Si l’ambition à l’horizon 2025 est crédible, celle à 2030 dépendra d’une forte coordination industrielle amont-aval afin d’internaliser les subventions au sein du modèle d’affaires. De ce point de vue, un relais entre le charbon et l’hydrogène (avec capture), qui permettrait de co-développer les technologies de capture et hydrogène, est envisageable. La synergie avec les « excès » d’énergies renouvelables est une autre piste. Dans les deux cas, ce sera la pertinence du modèle technico-industriel qui primera.
29En conclusion de ce bref tour d’horizon chinois, nous insistons sur le fait que ce pays n’aborde plus son système énergétique par le biais des quantités – c’était le cas il y a encore une décennie – et, s’il envisage bien sûr les coûts, il les insère dans une dynamique de transformation technologique de long terme. L’énergie est bien un outil de compétitivité, mais de compétitivité écosystémique de long terme.
30Par contraste, l’Inde aurait sans doute des aspirations de même nature, mais son organisation industrielle conduit à des résultats différents.
L’Inde, ou le foisonnement des acteurs
31L’Inde s’est engagée à atteindre un niveau de 40 % de la capacité de production d’électricité à partir de combustibles non fossiles en 2030 (350 GW). Ces objectifs sont considérés par beaucoup comme peu crédibles, et pourtant, à chaque point de passage, l’Inde ne cesse de surprendre.
Plan solaire vs industrie éolienne ?
32L’Inde vise 175 GW de capacité renouvelable totale d’ici à 2022, elle était à 71 GW à la fin 2018. Elle est peut-être en passe de réussir ce pari.
33Pour 100 GW, c’est le solaire qui est mobilisé, avec l’atteinte de cette capacité prévue à l’horizon 2022 (pour un point de départ, en février 2016, de 4,9 GW). Le saut était immense et pourtant la National Solar Mission a pu annoncer une capacité cumulée de 24,5 GW au 30 novembre 2018. En outre, près de 195 000 pompes solaires avaient déjà été installées en août 2018, faisant même accéder les zones rurales à cette énergie. Afin d’accélérer ce mouvement, ce sont 45 parcs solaires situés dans 21 États, d’une capacité totale de 26,5 GW, qui ont été validés par le gouvernement. Cette réussite est une heureuse surprise dans un pays qui nous avait habitués jusque-là à la lenteur de ses réformes publiques et où les avancées venaient plutôt du secteur privé.
34En effet, l’autre pilier de la stratégie renouvelable, avec 60 GW en 2022, est l’éolien. En février 2016, il était déjà à 25 GW et le solaire faisait figure de challenger ; le pays a aujourd’hui le deuxième parc en Asie avec 35 GW. Il est à noter que le pays possédait des entrepreneurs champions technologiques de l’éolien dès le tournant du siècle : son modèle diffère donc non seulement de celui de la Chine, mais également d’un secteur à l’autre au sein même du pays, confirmant que la notion de « secteur » des renouvelables est, en Inde, assez imprécise. Il y aurait plutôt, filière par filière, des agencements industrialo-étatiques variables, point soutenu par Dumez et Renou (2019) dans le cas français.
35La leçon provisoire à en tirer – à charge d’inventaire de stabilité dans le temps – est tout de même que l’Inde possède une multiplicité de modes de gouvernance de ses énergies renouvelables et que son gouvernement aurait réussi à dépasser l’opposition privé/public qui a longtemps caractérisé le pays et son secteur énergétique.
Livret de la Jawaharlul Nehru National Solar Mission, une initiative du gouvernement indien et des gouvernements des différents États de l’Inde
Livret de la Jawaharlul Nehru National Solar Mission, une initiative du gouvernement indien et des gouvernements des différents États de l’Inde
Un foisonnement de programmes à coordonner
36Pour autant, si l’Inde veut réussir un autre pari, celui de la réduction, d’ici à 2030, de 35 % de l’intensité de ses émission rapportée au PIB par rapport à leur niveau de 2005, c’est un nombre considérable d’actions qu’il lui appartient de mettre en œuvre. La Chine a, quant à elle, réussi le pari d’une diminution semblable, de 45 % de 2005 à 2020.
37La Mission nationale pour l’amélioration de l’efficacité énergétique (MTOE) a permis de réduire les émissions de 31 millions de tonnes.
38Le Plan de mission nationale pour la mobilité électrique avait envisagé que, d’ici à 2020, l’Inde adopterait 7 millions de véhicules électriques… En janvier 2019, seulement 0,263 million de véhicules électriques ont été mis en circulation en Inde. C’est assez caractéristique des plans qui impliquent une diversité d’acteurs de l’écosystème indien ; ainsi, dans le registre de l’adaptation au changement climatique et des puits de carbone, la Mission nationale pour une Inde verte, d’un coût estimé à 130 milliards de roupies sur cinq ans, a pourtant vu ses allocations annuelles diminuer au fil des années ; pour ce qui est de la réalisation de ses objectifs, la Mission semble avoir pris du retard. En 2015-2016, le programme de plantation d’arbres était en avance de 34 % par rapport aux objectifs. L’année suivante, le déficit était de plus de 40 %.
Réussites et tendances nouvelles
39Les investissements dans les énergies propres ont totalisé 7,4 milliards de dollars au premier semestre 2018. Dès 2017, pour la première fois, les installations d’énergies renouvelables avaient dépassé celles des centrales à charbon. Pour autant dès qu’il s’agit d’envisager des écosystèmes plus complexes, l’Inde ne semble pas avoir trouvé la solution au déploiement de solutions basse énergie intégrées, ce qui est pourtant sa vision, tournée vers les smart territories… L’Inde reste au milieu du gué énergétique. Mais, pour adopter un angle plus large, elle est quand même parvenue à débloquer une situation antérieure où elle peinait à s’industrialiser, et ce grâce aux premiers succès du plan d’industrialisation « Make in India ». Il serait intéressant pour l’avenir d’observer comment les industriels investissant en Inde vont pouvoir tirer leurs investissements vers un verdissement des énergies ou, ce qui revient au même, une montée en technologie des énergies.
40Au final, il semble tout de même que la dynamique énergétique soit aujourd’hui moins limitante que d’autres : avec une croissance de la demande énergétique de 5,3 % par an depuis 2005, la croissance du PIB est, d’une année sur l’autre, supérieure à 2 points. Son industrie est certes gourmande en énergie, mais les services représentent toujours une part plus importante dans son PIB. Aussi, quand Hache et Bourcet (2017) écrivent que l’image de l’Inde « aujourd’hui présente dans l’acier – quatrième producteur mondial –, les métaux non-ferreux et l’automobile », et « la promotion du “Make in India” au niveau international passe[nt] assurément par un recentrage de la politique industrielle [sur] les technologies de décarbonation », nous sommes entièrement d’accord, mais tout en considérant que la constante de temps est plutôt bonne et surtout qu’une industrie ne doit pas se développer aux dépens d’une autre ; l’exemple chinois qui fait bois de ses contraintes est à ce titre éclairant.
Conclusion : une surdétermination technologique ?
41Avec les énergies renouvelables et leurs usages, se trouve remise en selle l’économie industrielle de l’énergie en sus de l’économie tout court de l’énergie.
42Cette technologie énergétique est pour la Chine et l’Inde l’un des plus sûrs outils pour non seulement rester le cœur de l’atelier du monde, mais également pour dégager l’option visant à dépasser le stade de simple atelier.
43Bien sûr, la Chine comme l’Inde sont des économies-monde et ne peuvent de fait traiter l’ensemble de leur territoire à la même vitesse.
44La Chine s’est réformée par zones et, plus avancée dans sa transition démographique, elle se doit aujourd’hui de sortir de ses zones économiques spéciales pour étendre sa réforme à l’ensemble de son territoire.
45L’Inde de ce point de vue dispose de plus de temps, et il y a lieu de nous intéresser à ses projets de zones nationales d’investissements manufacturiers (NIMZ) organisés autour de « corridors industriels » reliant les grandes métropoles entre elles : une version plus territoriale, là où la Chine avait une vision plus côtière, mais qui est mieux adaptée à la géographie de l’Inde ; elle fait le pari de désenclavements plus précoces. Dans ces zones, le gouvernement indien promet efficacité énergétique, connectivité et mobilité durable ; la première est atteignable, la deuxième demande des infrastructures qu’il faudra continuer de financer sur le long terme, tandis que la troisième est en retard.
46Si nous avons privilégié les avancées, nous tenons toutefois à noter ici, avec Hache (2019), que « l’existence de monopoles dans le secteur de l’électricité et les pressions exercées par l’industrie charbonnière pour empêcher l’intégration des EnR aux réseaux, tout comme l’absence de coopération entre provinces, sont, en outre, source d’inefficacités ». Nos propres enquêtes suggèrent qu’en matière de réglementation industrielle, le pouvoir central a considérablement renforcé son emprise depuis la mise en place en Chine d’un super ministère de l’Environnement en 2018, mais en Chine comme en Inde, les enjeux de gouvernance de la transition énergétique sont clés. Notre hypothèse est que, derrière elle, se livre une bataille technologique.
47Le capital énergétique renouvelable et sa diffusion se comprennent mieux via le détour du capital technique que par celui du pur capital naturel. L’accélération ou la patience de son déploiement en Chine et en Inde s’expliquent autant par les spécificités respectives de ces deux pays que par leur propre perception de l’urgence relative de l’accomplissement de leur transition démographique. Le capital financier, quant à lui, suivra, comme souvent.
Bibliographie
- DUMEZ O. & RENOU S. (2018), « Les énergies renouvelables existent-elles et peut-on piloter la transition énergétique ? », Gérer & Comprendre, décembre, n°134.
- GIRAUD P.-N. & LOYER D. (2006), « Capital naturel et développement durable en Afrique », AFD Document de travail, n°33, décembre, 23 pages.
- HACHE E. & BOURCET C. (2017), « L’Inde a-t-elle besoin d’être industrielle pour devenir une grande puissance mondiale ? », Revue internationale et stratégique, 2, n°106, pp. 26-38.
- HACHE E. (2019), « La Chine, nouveau laboratoire écologique mondial ? », Revue internationale et stratégique, 1, n°113, pp. 133-143.
- STIGLITZ J. (2018), Globalization and Its Discontents.
- LANCKRIET É. & RUET J. (2019), « La longue marche des nouvelles technologies dites “environnementales” de la Chine : capitalisme d’État, avantages comparatifs construits et émergence d’une industrie », Gérer & Comprendre, juin, n°136.
- RUET J. (2016), Des capitalismes non-alignés, les pays émergents ou la nouvelle relation industrielle du monde, Raisons d’Agir Éditions, 219 pages.
- WANG X. & RUET J. (2019), Hydrogen Mobility within Hydrogen Economy at Horizon 2025 & 2030 : the case of China, document de travail powerpoint, Institut de la mobilité durable, Fondation Renault-Paristech.
Notes
-
[1]
Cet article puise dans des travaux de terrain réalisés avec le soutien de l’Institut de la mobilité durable, Fondation Renault-Paristech.
-
[2]
Il est illusoire de vouloir restituer dans un article aussi court toute la richesse des statistiques établies ainsi que le foisonnement des tendances et des acteurs à l’œuvre dans l’ensemble du secteur de l’énergie de ces deux immenses pays. Nous avons donc choisi de problématiser le rôle des énergies dans la problématique plus vaste de la transformation économique et technologique que vivent ces deux pays, et non pas telle qu’elle est vue par le marché mondial. Par ailleurs, dans la bibliographie, nous mentionnons d’excellentes et récentes synthèses et analyses problématisées.