Couverture de RE1_102

Article de revue

Les modèles économiques et financiers face à la polycrise écologique

Pages 10 à 13

Notes

  • [1]
    STERN N. & STIGLITZ J. (2021), ‟The economics of immense risk, urgent action and radical change : towards new approaches to the economics of climate change” (à paraître) ; FARMER J. D., HEPBURN C., MEALY P. & TEYTELBOYM A. (2015), ‟A Third Wave in the Economics of Climate Change”, Environ Resource Econ 62, pp. 329-357 ; et GIRAUD G. (2020), ‟The Trouble with ‘Climate Economics ‒ Comments on ‘Climate Change, Development, Poverty and economics’ by Stern and Fankhauser”, in The State of Economics, the State of the World, (Kaushik Basu, ed.), MIT Press.
  • [2]
    Baptisés en anglais “Integrated Assessment Models” (IAM).
  • [3]
    Juriste et professeur au Collège de France.
  • [4]
    Voir FAULHABER Gerald R. & BAUMOL William J. (1988), ‟Economists as Innovators : Practical Products of Theoretical Research”, Journal of Economic Literature XXVI (June), pp. 577-600.
  • [5]
    Voir POTTIER A. (2016), Comment les économistes réchauffent la planète, Seuil.
  • [6]
    NORDHAUS W. D. (1992), ‟An optimal transition path for controlling greenhouse gases”, Science 258, pp. 1315-1319.
  • [7]
    NORDHAUS W. D. (2018), ‟Climate Change : The Ultimate Challenge for Economics”, Nobel Lecture in Economic Sciences.
  • [8]
    Voir MORA C., DOUSSET B. & CALDWELL IR. (2017b), ‟Global risk of deadly heat”, Nature Climate Change 7, pp. 501-506.
  • [9]
    WOILLEZ M. N., GIRAUD G. & GODIN A. (2020), ‟Economic impacts of a glacial period : a thought experiment to assess the disconnect between econometrics and climate sciences”, Earth Syst. Dynam. 11, pp. 1073-1087.
  • [10]
    DIETZ S. & STERN N. (2015), ‟Endogenous Growth, Convexity of Damage and Climate Risk, How Nordhaus’ Framework Supports Deep Cuts in Carbon Emissions”, Econ J 125, pp. 574-620.
  • [11]
    Dans ‟Intergenerational equity and the discounts rate for cost-benefit analysis”, ECORE WP 2008/2, Jean-François Mertens et Anna Rubinchik fournissent une démonstration inattaquable (du point de vue néo-classique) de l’égalité, δ=g, entre le taux d’escompte et le taux de croissance (anticipée) de l’économie réelle. Toute la question se ramène alors à l’estimation de g qui, dans la plupart des IAMs, est tout simplement postulée de manière exogène…
  • [12]
    Au sens, par exemple, où leur variance est plus élevée, toutes choses égales par ailleurs.
  • [13]
    RAMSEY F. P. (1928), ‟A Mathematical Theory of Saving”, Economic Journal 38(4), pp. 543-559.
  • [14]
    STERN N. (2015), Why Are We Waiting ? The Logic, Urgency and Promise of Tackling Climate Change, MIT Press, chap. 5 et 6.
  • [15]
    BASU K. & HOCKETT C. (eds.) (2021), “Why Economics is a Mol Science : Lifting the Veil of Ignorance in the Right Direction”, à paraître in Law, Economics, and Conflict, Cornell University Press.
  • [16]
    BOVARI E., GIRAUD G. & McISAAC F. (2017), ‟Coping with the Collapse : A Stock-Flow Consistent Monetary Macrodynamics of Global Warming”, Ecological Economics, volume 147, pp. 383-398 ; et ‟Financial impacts of climate change mitigation policies and their macroeconomic implications : a stock-flow consistent approach”, Climate Policy 20(2), 2019, pp. 179-198.
  • [17]
  • [18]
  • [19]
    Dans le style de J. Nitzbon et al. (2017), ‟Sustainability, collapse and oscillations in a simple World-Earth model”, Environ. Res. Lett. 12 074020.
  • [20]
    TURNER G. M. (2008), ‟A comparison of the Limits to Growth with 30 years of reality”, Global Environmental Change 18, pp. 397-411. BRANDERHORST Gaya (2020), ‟Update to Limits to Growth : Comparing the World3 Model With Empirical Data”, Master’s thesis, Harvard Extension School.
  • [21]
    VIDAL O., FRANÇOIS C., ROSTOM F. & GIRAUD G. (2019), ‟Prey-Predator Long-Term Modelling of Copper Reserves, Production, Recycling, Price and Cost of Production”, Environmental Science and Technology 53, 19, pp. 11323-11336.
  • [22]
    VIDAL O., ROSTOM F., FRANÇOIS C. & GIRAUD G. (2017), ‟Global Trends in Metal Consumption and Supply : The Raw Material-Energy Nexus”, Elements 13(5), pp. 319-324.
  • [23]
    LOUIS-NAPOLÉON A., GIRAUD G., HERBERTC E., D’ANGELO Y., GOUPILC C. & NOEL G., “Macroeconomic Dynamics in a finite world : the Thermodynamic PotentialApproach”, à paraître.

1En dehors des cercles d’économistes universitaires conventionnels, la conscience grandit de l’inadéquation profonde des modèles utilisés par ces derniers en vue de rendre compte de l’impact des dérèglements écologiques et, plus encore, de la manière dont nos sociétés peuvent y faire face. Plusieurs revues de littérature critiques ont déjà été publiées, ou sont en passe de l’être, à ce sujet [1]. Parallèlement, différentes pistes d’amélioration ont été explorées, quoique trop timidement. Elles esquissent un programme de recherche pour les prochaines décennies. Ce sont ces deux aspects – les principaux griefs adressés aux modèles hybrides [2] et les voies d’un renouveau de la science économique – que je voudrais analyser dans ce qui suit.

2Comme l’écrit Alain Supiot [3], « seul le choc du réel peut nous faire sortir du sommeil dogmatique ». S’ils veulent contribuer aux solutions du problème écologique, les économistes conventionnels doivent se réveiller très vite !

Incapacité des modèles IAMs conventionnels à appréhender le réel

3Peut-être le point de départ des problèmes épistémologiques auxquels se heurtent les modèles IAMs néo-classiques tient-il à l’idée même de valorisation du monde sous forme de « capital ». Un capital est une ressource que l’on entend faire fructifier, et dont on estime la valeur présente en fonction de la somme actualisée des revenus qu’elle est susceptible de générer à l’avenir. Pratique ancienne que celle de la « capitalisation » puisqu’elle remonte au moins aux banques italiennes du XIVe siècle, mais qui n’a envahi nos manières de penser, de compter et d’apprécier la valeur des choses que depuis un siècle environ [4]. La conséquence de cette appréhension fondamentalement financière du réel comme composé de « capitaux » plus ou moins productifs est que l’économie néo-classique croit légitime de juger des effets d’une politique publique en termes d’analyse coût-bénéfice [5] qui reproduit très exactement les termes d’un problème de « capitalisation ». La quasi-totalité des IAMs conventionnels (à commencer par les plus anciens d’entre eux [6]) postule que l’écheveau des problèmes écologiques peut se ramener à la maximisation d’une somme actualisée de dépenses et de recettes. Or, une telle approche suppose que l’on soit en mesure d’estimer à l’avance avec suffisamment de précision les gains et les pertes attendues pour que l’ensemble du problème ainsi posé ait un sens : quelles seront les pertes induites sur l’économie vietnamienne par la submersion du delta du Mékong (qui est aujourd’hui le grenier à riz du Vietnam) ? Ou encore de la disparition des insectes ? Personne n’est sérieusement capable, aujourd’hui, de faire de telles estimations monétaires (même si elles ont été tentées).

4C’est ici que l’attachement de l’économie néo-classique à l’hypothèse dite « d’anticipations rationnelles » trouve, à mon sens, son origine : cette hypothèse particulièrement irréaliste affirme que tous les acteurs économiques (sauf l’État, bizarrement) sont capables d’anticiper aussi parfaitement l’avenir que s’ils disposaient de la totalité du modèle (stochastique) de l’économie et de la capacité d’en déduire l’espérance mathématique de toutes ses variables conditionnellement à l’information passée. On s’étonnera moins que cette « hypothèse » (qui est, aujourd’hui encore, tenue pour sine qua non pour toute publication dans le top 10 des revues académiques d’économie) n’ait pas été abandonnée depuis longtemps si l’on comprend qu’elle est indispensable à la réduction de tout problème économique à un procès en capitalisation : pour qu’une ressource, quelle qu’elle soit, puisse être assimilée à du capital, il faut pouvoir anticiper avec une certitude suffisante le flux des revenus (ou des pertes) futurs qu’elle va engendrer. Dans un monde d’incertitude « radicale » tel que l’ont thématisé il y a un siècle Knight et Keynes, un grand nombre de « capitaux » voient leur « valeur » s’effondrer, car personne n’a la moindre idée rigoureuse de ce qu’ils peuvent rapporter ou faire perdre à leur propriétaire. Dans un tel monde, la forêt cesse d’être du capital boisé, les humains cessent à leur tour d’être du capital (« humain »), etc. Partant, le « capital naturel » cesse d’être substituable au capital financier, et l’on quitte aussitôt le monde irréel de la substituabilité faible.

5Toutefois, si les anticipations rationnelles étaient le seul problème rencontré par les IAMs, il ne serait pas dévastateur car, pour une fois, s’agissant du climat, nous avons aujourd’hui suffisamment d’informations scientifiques disponibles pour pouvoir affirmer avec quasi-certitude qu’une augmentation de la température moyenne à la surface de la planète supérieure à + 2 °C aura des conséquences catastrophiques (quand bien même l’étendue de la catastrophe est incertaine). L’hypothèse d’anticipations « rationnelles » devrait conduire tous les modèles IAMs à attribuer aux acteurs économiques des anticipations catastrophiques associées au business-as-usual. Ce n’est pourtant pas le cas puisqu’au contraire, plusieurs d’entre eux concluent benoîtement qu’une augmentation de + 6 °C de la température moyenne à la surface du globe conduirait à des pertes de 10 à 12 % du PIB mondial réel [7] : l’équivalent de l’impact de la pandémie de la Covid-19 sur l’économie française en 2020…

6La raison de ces extravagances tient en partie à l’incapacité d’un grand nombre de fonctions de dommage utilisées (pour estimer les pertes futures) à capturer la gravité des dévastations déjà en cours : à + 4 °C, la ceinture tropicale de la planète deviendra vraisemblablement inhabitable pour l’humanité qui y vit aujourd’hui [8], provoquant des centaines de millions de déplacés climatiques, tandis que les rendements agricoles pourraient s’effondrer… Dans Woillez et al. (2020) [9], nous avons mené l’expérience de pensée consistant à tester l’une de ces fonctions de dommage non pas sur un réchauffement (pour lequel il faut remonter si loin dans le temps pour retrouver des températures similaires sur notre planète que nous ne disposons d’à peu près aucune évidence empirique fiable de ce à quoi elle ressemblera si nous nous aventurons dans ces terrae incognitae) mais sur un refroidissement global de – 4 °C. Le résultat est édifiant puisque ladite fonction de dommage continue de prédire que le PIB mondial augmenterait encore dans une telle situation, alors que nous savons de la dernière glaciation (il y a à peine 20 000 ans) que toute la moitié nord de l’Europe, comme celle du Canada et de la Russie étaient alors ensevelies sous la glace.

7Certes, il existe des fonctions de dommage plus satisfaisantes au sens où elles prédisent des dommages plus « réalistes », encore qu’il soit bien difficile d’en tester le réalisme à cause, précisément, de l’absence de contre-factuel : celle de Dietz et Stern (2015) [10], par exemple, fait l’hypothèse d’une perte de – 90 % du PIB mondial en cas de réchauffement à hauteur de + 6 °C. On pourrait donc encore tenter de sauver l’appréhension du monde sous forme de capitalisation implicite aux IAMs conventionnels à condition de leur imposer des fonctions de dommage plus « réalistes ».

8On se heurterait néanmoins à toute une série d’autres problèmes dirimants : comment choisir le taux d’escompte (qui permet de convertir un euro gagné ou perdu en 2050 en euro d’aujourd’hui) ? C’est notamment dans le choix de ce fameux taux que se perd une partie de la profession depuis la publication de l’excellent rapport Stern (2006) : William Nordhaus s’est en effet engouffré dans la brèche méthodologique ouverte par l’adoption, y compris par Nicholas Stern, d’une approche en termes de capitalisation, pour contester… le taux d’escompte. Plus celui-ci est faible, et plus les pertes de demain, valorisées « aujourd’hui », seront faibles. Un peu de réflexion révèle très vite, bien sûr, que, n’en déplaise à l’analyse néo-classique, il n’existe pas de taux d’escompte « naturel », et que son choix relève d’une pure convention [11]. En choisissant cette variable métaphysique, au fond, beaucoup d’économistes choisissent leur réponse aux problèmes écologiques. Pire encore : l’analyse néo-classique enseigne que si les variables aléatoires affectant les gains ou les pertes futures sont plus « incertaines » [12], alors le taux d’escompte devrait croître. De sorte que, plus l’avenir est incertain, moins on valorisera les pertes qui pourraient y être essuyées. Cette propriété est non seulement contraire au principe de prudence le plus élémentaire, mais constitue également un vrai pousse-au-crime méthodologique.

9Reste un dernier point à souligner avant d’aborder quelques sorties hors de ces impasses analytiques : le taux d’escompte ne reflète pas seulement l’aversion au risque des agents économiques, il reflète également leur éventuelle « préférence pure pour le présent » – un euphémisme qui désigne leur refus de prendre en compte le bien-être des générations futures sur un pied d’égalité avec le leur. Le jeune mathématicien Ramsey – à qui l’on doit la première formulation sérieuse du problème inter-temporel de capitalisation dans un modèle micro-économique, et qui ne se doutait certainement pas de l’usage qui serait fait de ses calculs [13] – estimait immoral de postuler un taux de préférence pour le présent différent de zéro. La « moralité », selon lui, exigeait donc que je valorise le bien-être des prochaines générations comme je valorise le mien. C’est évidemment la conclusion à laquelle conduit une approche rawlsienne et, plus profondément, un point de vue kantien – tout autant qu’une éthique des vertus d’inspiration aristotélicienne [14]. Ce n’est pourtant pas celle qui est adoptée par la majorité des économistes néo-classiques qui s’intéressent au sujet. Beaucoup d’entre eux s’évertuent à prétendre que le choix d’un taux d’escompte n’a pas de contenu moral ou bien qu’il est éthiquement recevable de tenir la souffrance des générations futures pour moins grave que ma souffrance présente (δ>0).

10Dans Giraud (2021) [15], j’ai repris certains aspects formels de ces débats sur l’articulation entre éthique, politique et économie pour montrer la chose suivante : contrairement à ce que postule, dans sa très grande majorité, l’économie néo-classique, nos préférences économiques (socialement situées) devant le voile d’ignorance Rawlsien ne sont pas indépendantes de nos grandes options éthiques derrière le voile (dans la « position originelle »). Au contraire, on peut même déduire entièrement les préférences de chacun (en matière de consommation, de rapport au vivant, à la nourriture, à la pollution, etc.) au regard de ses grandes options éthiques. C’est ce que l’engouement bienvenu de la jeune génération occidentale pour le végétarisme (voire le véganisme) vient rappeler à la génération des économistes qui continuent de croire qu’il en va des préférences micro-économiques comme des goûts et des couleurs – de gustibus et de coloribus non disputandum – et de faire comme si les 600 milliards de dollars de dépenses publicitaires mondiales annuelles n’étaient pas destinés, précisément, à façonner ces préférences dans un sens qui, jusqu’à présent, est d’ailleurs incompatible avec les enjeux écologiques et la nécessaire sobriété qu’ils impliquent.

Complexité et thermodynamique

11Par contraste avec les IAMs conventionnels qui postulent tous que l’économie est depuis toujours à un équilibre localement stable (perturbée uniquement par des chocs exogènes de petite amplitude), dans Bovari et al. (2017, 2019) [16], nous adoptons une approche radicalement contraire : cette fois, l’économie y est conçue comme en déséquilibre perpétuel, mue de manière endogène par une dynamique non linéaire où se croisent les déterminants du mode de négociation salariale dans l’entreprise (une courbe de Phillips de court terme), les tensions sur le marché du travail (où le plein emploi n’est pas postulé), l’influence majeure des dettes (privées comme publiques), les restrictions du crédit bancaire et, enfin, l’impact du réchauffement à la fois sur le PIB et son taux de croissance et sur les infrastructures installées. Les résultats obtenus contrastent fortement, bien sûr, avec ceux de la plupart des IAMs conventionnels, puisque nous montrons que la trajectoire du business-as-usual conduirait à une décroissance contrainte du PIB mondial dès le dernier quart de ce siècle pour peu que les dommages climatiques se rapprochent de ceux que formalise la fonction de Dietz et Stern (2015). En revanche, nous montrons aussi qu’une taxe carbone élevée (plusieurs centaines d’euros la tonne dès 2030) accompagnée de politiques publiques d’investissement ou de subventions à la décarbonation permettrait d’éviter le pire. Ces résultats ont été élaborés dans le cadre de la Commission Stern-Stiglitz sur la tarification du carbone [17].

12La non-linéarité de la dynamique sous-jacente n’est nullement une coquetterie de modélisation : elle signale qu’il y a de l’émergence de phénomènes sociaux à l’échelle macro-économique, qui ne sont pas réductibles à des sommes finies de comportements micro-économiques, et de la complexité. L’économie mainstream est sans doute la seule et la dernière discipline quantitative à refuser avec la dernière énergie que de tels phénomènes, pourtant universels, puissent affecter sa vision du monde, préférant rester attachée à une épistémologie pré-newtonienne.

13Encore cette première approche laisse-t-elle dans l’ombre bien des aspects du problème qui font aujourd’hui l’objet de recherche. Tout d’abord, la boucle de rétroaction climatique utilisée dans ces papiers est directement empruntée au modèle DICE de Nordhaus. Elle est bien évidemment simpliste comparée à la richesse des modèles climatiques (même de taille intermédiaire, les EMICS) qui, le plus souvent, résolvent une version approximée de l’équation de Navier-Stokes pour modéliser l’évolution du climat. À coup sûr, une prochaine étape consistera à substituer au toy-model climatique de Nordhaus un modèle climatique plus substantiel. Le modèle iLoveclim [18] est, à ce titre, un bon candidat dans la mesure où il offre une très bonne représentation (en 3 dimensions) des océans qui, comme on le sait, jouent un rôle décisif dans la circulation de l’énergie et l’absorption des gaz à effet de serre.

14Ce faisant, toutefois, nous n’aurons considéré que la question climatique. Or, celle-ci interagit avec la destruction de la biodiversité et la raréfaction de certaines ressources non renouvelables. La modélisation de la biodiversité est un casse-tête, à la fois théorique et pratique, où se disputent différentes chapelles d’écologues. Il faudra trouver des compromis de modélisation du cycle du carbone [19] qui permettent à la fois de rendre compte, fût-ce de manière grossière, de l’impact de la destruction de la biomasse sur l’agriculture et de la capacité de l’humanité à se nourrir tout en évitant d’entrer dans la tentation de la capitalisation de la « nature » à laquelle ramènent, tôt ou tard, les tentatives de lui donner un prix.

15La raréfaction des ressources minérales était le moteur principal des résultats du célèbre rapport Meadows de 1972, dont les simulations (bien que n’ayant pas été conçues pour fournir la moindre prédiction) se révèlent, hélas, formidablement conformes à ce que nous observons [20]. Dans Vidal et al. (2019) [21], nous montrons que le cuivre est l’un des « grands » minerais devenus les plus critiques aujourd’hui, du fait de l’effondrement de la densité de leurs réserves (le cobalt pourrait en être un autre, ainsi que l’ester phosphate). L’importance de ses usages industriels implique qu’une industrie « durable » doit impérativement apprendre à trouver des substituts au cuivre dans les prochaines décennies et à gagner du temps en recyclant dès à présent l’ensemble des métaux dont elle fait usage.

16Plus généralement, la dépendance de nos économies aux ressources minières est un enjeu tout aussi décisif que celui du réchauffement, mais qui est encore trop souvent moins bien compris. Une appréhension réaliste de cette dépendance devra prendre en compte ce que l’on pourrait baptiser le « carré magique » (ou « infernal », selon le point de vue) suivant : énergie => eau => minerais => biomasse => énergie… [22]

17En effet, il faut des minerais pour produire de l’énergie renouvelable : les infrastructures des EnR sont plus gourmandes en cuivre que les installations associées aux hydrocarbures fossiles. Mais il faut aussi de l’énergie et de l’eau en quantité croissante pour extraire ces minerais. Or, l’eau elle-même pourrait venir à manquer dans plusieurs régions du fait de la perturbation de son cycle induite à la fois par le réchauffement et la destruction de la biodiversité. Dans les pays déjà sinistrés par le manque d’eau (comme le Maroc et la Tunisie), l’unique recours consiste soit à désaliniser l’eau de mer, soit à forer des nappes phréatiques profondes. Ces deux « solutions » exigent à leur tour de l’énergie et des minerais.

18Enfin, la biomasse est nécessaire aux trois autres sommets du carré, car c’est elle qui permet aux humains de se nourrir. Les déséquilibres d’approvisionnement en biomasse observés aujourd’hui (en particulier en Asie) révèlent que le commerce international de biomasse promet, lui aussi, de devenir un enjeu géopolitique majeur dans les décennies qui viennent, à part égale avec l’énergie, les minerais et l’eau.

19Un peu de recul permet alors de comprendre que cette dépendance de nos économies humaines à ces ressources naturelles revêt une signification profonde. Conformément à ce qui avait été pressenti dès les années 1970 par Georgescu-Roegen et quelques autres, elle signifie en effet que nos économies fonctionnent comme de vastes métabolismes hors équilibre, comme des structures dissipatives qui ne peuvent maintenir leur structure interne que grâce à un flux régulier de matière et d’énergie, et qui, privées de ce flux, sont tout simplement mortelles. C’est ce que tentent de formaliser Louis-Napoléon et al. (2021) [23] en esquissant une deuxième génération de modèles macro-économiques encastrés dans la thermodynamique et rendus compatibles, en particulier, avec ses deux premières lois.


Date de mise en ligne : 30/03/2021

https://doi.org/10.3917/re1.102.0010

Notes

  • [1]
    STERN N. & STIGLITZ J. (2021), ‟The economics of immense risk, urgent action and radical change : towards new approaches to the economics of climate change” (à paraître) ; FARMER J. D., HEPBURN C., MEALY P. & TEYTELBOYM A. (2015), ‟A Third Wave in the Economics of Climate Change”, Environ Resource Econ 62, pp. 329-357 ; et GIRAUD G. (2020), ‟The Trouble with ‘Climate Economics ‒ Comments on ‘Climate Change, Development, Poverty and economics’ by Stern and Fankhauser”, in The State of Economics, the State of the World, (Kaushik Basu, ed.), MIT Press.
  • [2]
    Baptisés en anglais “Integrated Assessment Models” (IAM).
  • [3]
    Juriste et professeur au Collège de France.
  • [4]
    Voir FAULHABER Gerald R. & BAUMOL William J. (1988), ‟Economists as Innovators : Practical Products of Theoretical Research”, Journal of Economic Literature XXVI (June), pp. 577-600.
  • [5]
    Voir POTTIER A. (2016), Comment les économistes réchauffent la planète, Seuil.
  • [6]
    NORDHAUS W. D. (1992), ‟An optimal transition path for controlling greenhouse gases”, Science 258, pp. 1315-1319.
  • [7]
    NORDHAUS W. D. (2018), ‟Climate Change : The Ultimate Challenge for Economics”, Nobel Lecture in Economic Sciences.
  • [8]
    Voir MORA C., DOUSSET B. & CALDWELL IR. (2017b), ‟Global risk of deadly heat”, Nature Climate Change 7, pp. 501-506.
  • [9]
    WOILLEZ M. N., GIRAUD G. & GODIN A. (2020), ‟Economic impacts of a glacial period : a thought experiment to assess the disconnect between econometrics and climate sciences”, Earth Syst. Dynam. 11, pp. 1073-1087.
  • [10]
    DIETZ S. & STERN N. (2015), ‟Endogenous Growth, Convexity of Damage and Climate Risk, How Nordhaus’ Framework Supports Deep Cuts in Carbon Emissions”, Econ J 125, pp. 574-620.
  • [11]
    Dans ‟Intergenerational equity and the discounts rate for cost-benefit analysis”, ECORE WP 2008/2, Jean-François Mertens et Anna Rubinchik fournissent une démonstration inattaquable (du point de vue néo-classique) de l’égalité, δ=g, entre le taux d’escompte et le taux de croissance (anticipée) de l’économie réelle. Toute la question se ramène alors à l’estimation de g qui, dans la plupart des IAMs, est tout simplement postulée de manière exogène…
  • [12]
    Au sens, par exemple, où leur variance est plus élevée, toutes choses égales par ailleurs.
  • [13]
    RAMSEY F. P. (1928), ‟A Mathematical Theory of Saving”, Economic Journal 38(4), pp. 543-559.
  • [14]
    STERN N. (2015), Why Are We Waiting ? The Logic, Urgency and Promise of Tackling Climate Change, MIT Press, chap. 5 et 6.
  • [15]
    BASU K. & HOCKETT C. (eds.) (2021), “Why Economics is a Mol Science : Lifting the Veil of Ignorance in the Right Direction”, à paraître in Law, Economics, and Conflict, Cornell University Press.
  • [16]
    BOVARI E., GIRAUD G. & McISAAC F. (2017), ‟Coping with the Collapse : A Stock-Flow Consistent Monetary Macrodynamics of Global Warming”, Ecological Economics, volume 147, pp. 383-398 ; et ‟Financial impacts of climate change mitigation policies and their macroeconomic implications : a stock-flow consistent approach”, Climate Policy 20(2), 2019, pp. 179-198.
  • [17]
  • [18]
  • [19]
    Dans le style de J. Nitzbon et al. (2017), ‟Sustainability, collapse and oscillations in a simple World-Earth model”, Environ. Res. Lett. 12 074020.
  • [20]
    TURNER G. M. (2008), ‟A comparison of the Limits to Growth with 30 years of reality”, Global Environmental Change 18, pp. 397-411. BRANDERHORST Gaya (2020), ‟Update to Limits to Growth : Comparing the World3 Model With Empirical Data”, Master’s thesis, Harvard Extension School.
  • [21]
    VIDAL O., FRANÇOIS C., ROSTOM F. & GIRAUD G. (2019), ‟Prey-Predator Long-Term Modelling of Copper Reserves, Production, Recycling, Price and Cost of Production”, Environmental Science and Technology 53, 19, pp. 11323-11336.
  • [22]
    VIDAL O., ROSTOM F., FRANÇOIS C. & GIRAUD G. (2017), ‟Global Trends in Metal Consumption and Supply : The Raw Material-Energy Nexus”, Elements 13(5), pp. 319-324.
  • [23]
    LOUIS-NAPOLÉON A., GIRAUD G., HERBERTC E., D’ANGELO Y., GOUPILC C. & NOEL G., “Macroeconomic Dynamics in a finite world : the Thermodynamic PotentialApproach”, à paraître.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions