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Article de revue

Les risques juridiques et réputationnels

Pages 24 à 26

Notes

  • [1]
    Black Rock avait notamment voté contre des projets de résolutions demandant aux constructeurs automobiles Ford et General Motors d’être plus transparents sur leurs actions de lobbying liées au changement climatique.
  • [2]
    ROCHFELD J., Justice pour le climat. Les nouvelles formes de mobilisation citoyenne, Odile Jacob, 2019.
  • [3]
    Affaire Urgenda initiée en 2015 par une fondation accompagnée de 886 citoyens, Cour suprême des Pays-Bas, 20 décembre 2019, aff. 19/00135. Voir COURNIL C. & VARISON L. (dir.) (2018), Les procès climatiques entre le national et l’international ; TORRE-SHAUB M. & d’AMBROSIO L. (dir.), « Les dynamiques du contentieux climatique : usages et mobilisations du droit pour la cause climatique », rapport final, Gip recherche Justice, 2019.
  • [4]
    En France, l’État vient d’être reconnu doublement fautif de carence à travers l’affaire Grande Synthe jugée par le Conseil d’État le 19 novembre 2020, et l’Affaire du siècle jugée en première instance par le tribunal administratif de Paris, le 3 février 2021. Voir PARANCE B. & ROCHFELD J. (2020), Tsunami juridique au Conseil d’État, une première décision climatique historique, JCP G 2020, 1334.
  • [5]
    Novethic, 173 nuances de reporting, ultime saison.
  • [6]
    Le projet de résolution était coordonné par le gestionnaire Meeshaert AM et rassemblait 11 investisseurs. Entre les votes positifs et les abstentions, il a obtenu 29 % des votes, ce qui était en soi une victoire.
  • [7]
    Ce signalement a été porté par Notre affaire à tous et Sherpa, le 28 mai 2020.
  • [8]
    ACPR, « Le changement climatique : quels risques pour les banques et les assurances ? », avril 2019.
  • [9]
    US Supreme Court, Jam versus International Finance Corp, 27 February 2019 (Sup Ct (US) : la Cour suprême n’a pas jugé l’affaire au fond, mais elle a admis que l’immunité de juridiction en faveur de la SFI ne pouvait s’appliquer étant donné qu’il s’agissait d’un projet de nature privée.
  • [10]
    Loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.

1Janvier 2020, dans sa fameuse lettre annuelle à ses clients, Larry Fink, emblématique PDG de Black Rock, annonce que le changement climatique est l’une des crises les plus importantes de tous les temps et qu’il engage un changement radical de la politique de sa société avec un renforcement de la part des investissements durables et la volonté de celle-ci de pousser les entreprises vers un modèle bas-carbone. Le mois précédent, Black Rock avait rejoint la coalition d’engagement actionnarial Climate Action 100+ qui incite les entreprises à réduire leurs émissions de gaz carbonique. Or, quelques mois plus tôt, scrutant les politiques de vote lors des assemblées générales de 25 sociétés de gestion dans les secteurs de l’énergie et des utilités, l’ONG Majority Action avait dénoncé le double discours de Black Rock qui avait majoritairement voté contre les résolutions climat [1], alors même qu’il se présentait comme un acteur très engagé sur le sujet : causalité ou concordance ?

2L’exemple est éloquent de la pression qu’exercent les ONG sur les acteurs financiers pour les placer face à leur responsabilité sociétale. Parmi les éléments de cette responsabilité, le sujet climatique retient toutes les attentions du fait de l’urgence climatique égrainée au rythme de rapports scientifiques de plus en plus alarmants. L’engagement actionnarial devient aujourd’hui l’un des leviers majeurs de cette pression, mais il n’est pas le seul ; il vient s’articuler avec d’autres mécanismes qui prennent place au sein d’une véritable stratégie structurée par les ONG. En amont de cette pression, les obligations de transparence imposées par le législateur sur la teneur des portefeuilles détenus par les fonds contribuent au mouvement de la finance durable ; pourtant les lignes bougent encore beaucoup trop lentement, ce qui encourage les ONG dans leur volonté de prendre le sujet à bras le corps.

3En aval, les ONG commencent à utiliser le contentieux comme un nouveau levier. On assiste à un mouvement mondial de justice climatique qui soumet les États à la pression du regard et du contrôle de la société civile, bras armé international de ce « grand commun » [2]. Les actions engagées contre les États pour l’insuffisance de leur action climatique commencent à connaître de retentissants succès, telle la décision emblématique rendue le 20 décembre 2019 dans l’affaire Urgenda, où la Cour suprême des Pays-Bas avait en définitive condamné l’État à réduire d’au moins 25 % ses émissions de GES fin 2020 par rapport à 1990 [3]. Il est impressionnant de voir à quelle vitesse les juges s’engagent dans le mouvement et opèrent une véritable révolution : nul n’aurait prédit il y a encore quelques mois les décisions rendues par la justice administrative française dans les affaires Grande-Synthe et l’Affaire du siècle [4] ! Si les contours de la responsabilité juridique des investisseurs ne font que s’esquisser, il est certain que les affaires sont appelées à se multiplier, ce qui permettra de s’interroger sur les fondements de telles actions.

Une pression sociétale encouragée par l’échec de la transparence à atteindre son but

4La logique de la finance durable est très simple : en exigeant des établissements financiers qu’ils exposent à tous les regards la composition de leurs portefeuilles d’avoirs, on permet aux épargnants d’exercer leur libre choix de préférer des produits favorisant les entreprises vertes ou celles en transition. Il suffit alors d’organiser la transparence des portefeuilles pour inciter les investisseurs, et donc de façon médiate les entreprises, à entrer pleinement dans une économie durable compatible avec les nécessités de l’Accord de Paris.

5La France a été un véritable fer de lance sur le sujet en instituant dès 2015, à travers le fameux article 173 de la loi du 17 août 2015 pour la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV), l’obligation pour les investisseurs de publier des informations sur la façon dont ils intègrent les dimensions ESG et gèrent le risque climatique. Cette initiative a participé à la réflexion européenne sur la finance verte qui est venue se concrétiser en 2018 dans un plan d’action dédié comprenant l’avènement d’une taxonomie et des obligations de transparence.

6Premièrement, l’Europe est en passe de finaliser une démarche qui s’annonce au moins structurante, sinon révolutionnaire : la définition d’une taxonomie européenne des activités économiques consistant à les classer d’abord au regard de leur impact sur le climat, puis, dans un second temps, en fonction d’autres critères environnementaux et sociaux. Prévue pour être finalisée à horizon 2021, elle surprend par son ambition : elle n’aura certes pas de caractère contraignant sur l’évolution des activités des entreprises, mais contraindra les investisseurs à publier la part dans leurs portefeuilles des activités financées selon la taxonomie – dans une logique de name and shame. Elle obligera également les entreprises à publier la part de leur chiffre d’affaires et de leurs dépenses d’investissement et opérationnelles alignées sur la taxonomie. Plus largement, elle contraindra les banques et les assureurs à publier l’alignement de leur bilan, et les gestionnaires d’actifs de l’ensemble de leurs encours.

7Deuxièmement, et plus directement dans le prolongement de ce même article 173, le règlement Disclosure du 27 novembre 2019 imposera, dès mars 2021, à l’ensemble des acteurs de marchés financiers (investisseurs institutionnels, établissements de crédit et entreprises d’investissement, gérants d’actifs, conseillers en investissement…) de communiquer sur leur prise en compte des risques ESG pouvant avoir des incidences sur la valeur de leurs investissements, ainsi que sur les principales incidences négatives de leurs investissements sur les facteurs ESG. Anticipant ce règlement, la France est même allée au-delà de ce qu’il autorise à travers l’article 29 de la loi Énergie Climat du 8 novembre 2019 en prévoyant en sus la publication d’informations sur la manière dont les acteurs contribuent à la transition et des cibles indicatives pré-définies.

8Mais si ces initiatives sont porteuses de grands espoirs d’accélération du changement, le constat actuel est encore décevant : il existe une trop grande hétérogénéité des publications qui ne permet pas d’opérer des comparaisons et d’en apprécier la pertinence, outre le manque de maturité sur les indicateurs et les méthodologies utilisées (métriques complexes, faible disponibilité des données) [5]. C’est pourquoi dans l’attente de récolter les fruits des efforts de transparence, certains acteurs tels les ONG ne relâchent pas leur pression sur les établissements financiers, chacun jouant son rôle selon une partition bien réglée.

9Cette pression s’exerce tout d’abord à coup de rapports dénonçant l’inertie du secteur : Oxfam vient de produire en ce sens un rapport intitulé « Banques : des engagements climat à prendre au 4ème degré », qui conclut que les financements et investissements réalisés par les principales banques françaises devraient conduire à un réchauffement climatique de plus de 4 degrés, ce que contestent les établissements concernés, invoquant notamment les très nombreuses initiatives sectorielles.

10Ensuite, on assiste à un véritable bouillonnement d’actions à l’échelle internationale. Parmi les premières à avoir été initiées, certaines proviennent d’Australie : été 2017, l’ONG Environnemental Justice Network a porté plainte contre la plus grande banque australienne, Commonwealth Bank, pour défaut d’information sur les risques financiers liés au changement climatique, ce qui constituait une infraction à la législation applicable aux sociétés cotées. La plainte fut retirée après que la banque a accepté de se plier à l’exercice de transparence et d’adopter une stratégie climatique.

11Enfin, l’engagement actionnarial apparaît aujourd’hui comme le levier favori. Après Barclays en janvier 2020, HSBC vient de recevoir un projet de résolution à présenter lors de l’assemblée générale qui aura lieu en avril prochain. Sous l’égide de l’ONG ShareAction, le projet porté par 15 investisseurs institutionnels, dont La Banque Postale asset management et Amundi, vise à obliger la banque à « publier une stratégie et des objectifs pour réduire son exposition aux actifs fossiles, dont le charbon, selon un calendrier cohérent avec l’Accord de Paris ». La cible n’a pas été choisie par hasard : HSBC vient d’être classée par un rapport de l’ONG Rainforest Action Network comme la deuxième banque accordant le plus de financements aux énergies fossiles en Europe, alors même qu’elle vient d’annoncer en octobre son ambition d’être une banque zéro émission nette d’ici à 2050.

12Ces pressions sont comparables à celles exercées au printemps dernier contre le groupe pétrolier Total sous les feux croisés d’un dépôt de projet de résolution visant à inscrire dans les statuts du groupe le respect de l’Accord de Paris [6], et d’un signalement auprès de l’AMF, déposé la veille de son assemblée générale, au motif que l’information financière contiendrait des omissions, inexactitudes et contradictions, en particulier sur les risques financiers liés à la transition énergétique [7].

13Mais au-delà de ces actions reposant sur une stratégie de name and shame obligeant les établissements à prendre de nouveaux engagements pour répondre aux accusations portées à leur encontre, tout porte à croire que ce seront demain des actions en responsabilité qui seront engagées.

Les premiers contours d’une responsabilité des investisseurs en devenir

14Depuis quelques années, le contentieux devient une véritable arme participant d’une stratégie plus large ayant l’ambition de forcer les acteurs économiques à modifier leur comportement à l’égard des impacts climatiques de leurs activités ; on parle ainsi de contentieux stratégique. Ce contentieux ne cherche pas tant à réparer qu’à contraindre les acteurs à s’engager dans une véritable stratégie climatique. Il est très intéressant de remarquer que ces contentieux nationaux s’influencent les uns les autres, faisant émerger un contentieux transnational : les juridictions examinent dorénavant l’impact de leurs décisions à l’échelle internationale, tandis que les plaignants, en particulier les ONG, partagent les plaidoyers à succès par le biais de réseaux de plus en plus organisés.

15Le risque de contentieux portant spécifiquement sur les investisseurs est encore mal appréhendé : dans un rapport rendu en avril 2019 [8], l’ACPR relevait que les établissements financiers analysaient mal ce risque auquel ils pouvaient être exposés directement s’il était apprécié qu’ils avaient contribué aux conséquences du changement climatique, ou indirectement s’ils étaient exposés à des entreprises reconnues responsables via les canaux du risque de contrepartie, du risque de marché ou du risque de réputation.

16Les actions en responsabilité commencent pourtant à se multiplier à travers le monde, signe d’une attente de plus en plus forte de la société civile tenant à ce que les investisseurs analysent l’impact de leurs investissements à la lumière des impacts du projet financé. Il se dégage ainsi une obligation de due diligence relative au caractère non préjudiciable pour l’environnement ou la société du projet financé par la banque. À titre d’illustration, une action a été intentée contre la BCE par l’ONG ClientEarth afin que celle-ci réexamine son approbation d’un projet de financement d’une centrale biomasse en Espagne au motif que celui-ci était peu efficient face au changement climatique. Dans le même sens, une action a été intentée par un groupe d’agriculteurs et de pêcheurs locaux au sujet de la construction d’une centrale électrique à charbon au Gujarat (en Inde) qui aurait pollué l’environnement ; cette action était exercée contre la Société financière internationale (SFI) ‒ une organisation internationale membre du groupe Banque mondiale ‒, qui finance exclusivement des projets du secteur privé dans des pays en développement [9].

17Ce type d’actions est susceptible de trouver un appui de choix dans la notion de devoir de vigilance ‒ ou de devoir de diligence ‒ qui se fonde sur différentes règles. Ce sont d’abord les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, au travers desquels elle a développé l’idée que les entreprises doivent faire preuve de diligence raisonnable sur toute la chaîne de valeur. Si ces principes ne relèvent que du droit souple et ne peuvent être directement justiciables devant les juridictions, l’OCDE a mis en place un mécanisme de médiation constitué des Points de contact nationaux (PCN) qui peuvent recevoir des circonstances spécifiques, sorte de plaintes déposées devant eux par des ONG qui considèrent qu’une entreprise n’a pas respecté les principes directeurs de l’OCDE. À cet égard, une circonstance spécifique a été déposée en novembre 2017 devant le PCN néerlandais contre la banque ING pour l’absence de publication des émissions indirectes de gaz à effet de serre liées aux projets qu’elle finance. Pour accueillir la plainte, le PCN considéré a relevé que selon les lignes directrices de l’OCDE, les entreprises doivent faire preuve de diligence raisonnable en ce qui concerne leur impact environnemental, y compris leur impact climatique, et cela sur toute la chaîne de valeur.

18Mais c’est aujourd’hui sur le devoir de vigilance adopté par la loi française du 27 mars 2017 [10] que les ONG vont pouvoir asseoir leurs actions contre les investisseurs en matière de risque climat : cette législation impose aux entreprises soumises à ce devoir d’établir et de mettre en œuvre effectivement un plan de vigilance de nature à prévenir les atteintes graves aux droits humains et à l’environnement tout le long de leur chaîne de valeur. Si une telle action n’a pas encore été intentée, on peut trouver une sorte de précédent dans le cas de Total porté en justice par différentes ONG et des collectivités territoriales au motif que l’entreprise n’a pas cartographié le risque climatique et ses conséquences dans son plan de vigilance. Il est très probable que, demain, ce sont les investisseurs et les financeurs qui subiront de tels assauts pour les obliger à porter un regard sur tous les impacts liés à leurs financements tout le long de la chaîne de valeur. Sur ce sujet très mouvant, tout porte à croire que les actions en responsabilité avanceront au même rythme effréné que la réglementation !


Date de mise en ligne : 30/03/2021

https://doi.org/10.3917/re1.102.0024

Notes

  • [1]
    Black Rock avait notamment voté contre des projets de résolutions demandant aux constructeurs automobiles Ford et General Motors d’être plus transparents sur leurs actions de lobbying liées au changement climatique.
  • [2]
    ROCHFELD J., Justice pour le climat. Les nouvelles formes de mobilisation citoyenne, Odile Jacob, 2019.
  • [3]
    Affaire Urgenda initiée en 2015 par une fondation accompagnée de 886 citoyens, Cour suprême des Pays-Bas, 20 décembre 2019, aff. 19/00135. Voir COURNIL C. & VARISON L. (dir.) (2018), Les procès climatiques entre le national et l’international ; TORRE-SHAUB M. & d’AMBROSIO L. (dir.), « Les dynamiques du contentieux climatique : usages et mobilisations du droit pour la cause climatique », rapport final, Gip recherche Justice, 2019.
  • [4]
    En France, l’État vient d’être reconnu doublement fautif de carence à travers l’affaire Grande Synthe jugée par le Conseil d’État le 19 novembre 2020, et l’Affaire du siècle jugée en première instance par le tribunal administratif de Paris, le 3 février 2021. Voir PARANCE B. & ROCHFELD J. (2020), Tsunami juridique au Conseil d’État, une première décision climatique historique, JCP G 2020, 1334.
  • [5]
    Novethic, 173 nuances de reporting, ultime saison.
  • [6]
    Le projet de résolution était coordonné par le gestionnaire Meeshaert AM et rassemblait 11 investisseurs. Entre les votes positifs et les abstentions, il a obtenu 29 % des votes, ce qui était en soi une victoire.
  • [7]
    Ce signalement a été porté par Notre affaire à tous et Sherpa, le 28 mai 2020.
  • [8]
    ACPR, « Le changement climatique : quels risques pour les banques et les assurances ? », avril 2019.
  • [9]
    US Supreme Court, Jam versus International Finance Corp, 27 February 2019 (Sup Ct (US) : la Cour suprême n’a pas jugé l’affaire au fond, mais elle a admis que l’immunité de juridiction en faveur de la SFI ne pouvait s’appliquer étant donné qu’il s’agissait d’un projet de nature privée.
  • [10]
    Loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.

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