Couverture de RE1_102

Article de revue

Adapter la gouvernance budgétaire aux impératifs écologiques

Pages 36 à 39

Notes

1La Commission européenne [1], en lançant son Pacte vert pour l’Europe (European Green Deal) en décembre 2019, a renforcé l’ambition climatique de l’Union européenne (UE), une ambition confirmée par le Conseil européen en décembre 2020 qui s’est engagé à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) de l’UE d’au moins 55 % d’ici à 2030 par rapport à leur niveau en 1990.

2La crise de la Covid nous a montré que nous n’étions pas préparés pour affronter une crise sanitaire. Mais chaque été, depuis plusieurs années, les cyclones, canicules, incendies dévastateurs et inondations nous rappellent aussi combien la lutte pour atténuer le changement climatique [2] et limiter ses impacts est vitale. Nous savons que c’est aussi une lutte pour le mieux-être de tous, à commencer pour la qualité de l’air. Nous affranchir du charbon, du pétrole et à terme du gaz fossile est impératif si nous voulons préserver notre santé, la capacité d’agir des futures générations et construire une société résiliente. Nous devons aussi faire face à une érosion silencieuse, mais bien réelle, et documentée de nos écosystèmes et de la biodiversité [3] dont nous dépendons au premier rang.

3Pour ce faire, nos politiques publiques doivent être réorientées en profondeur. Dans son rapport 2019 [4], le Haut Conseil pour le climat a insisté sur la nécessité de mettre en cohérence l’ensemble des actions, de natures variées, à mener dans tous les secteurs d’activité.

4Nous allons ici nous concentrer sur la nécessité de faire évoluer les règles budgétaires européennes pour qu’il devienne possible de financer des dépenses et des investissements publics massifs.

La nécessité d’investissements massifs

5En effet, assumer nos ambitions climatiques et plus généralement écologiques, c’est s’engager dans une transformation majeure de nos modes de production et de consommation, ce qui implique un plan massif d’investissements. Une étude récente [5] a montré qu’en France, les individus peuvent espérer réduire de 25 à 30 % leurs émissions personnelles de GES s’ils sont très « vertueux ». Aller au-delà nécessite de transformer notre urbanisme et nos habitations, nos moyens de transport, nos équipements de chauffage, notre agriculture, nos usines pour qu’ils soient tous moins consommateurs d’une énergie, qui doit être elle aussi décarbonée.

6Des investissements publics et privés massifs sont donc nécessaires. Les montants qui permettraient d’atteindre les objectifs énergétiques et climatiques sont estimés entre 2 et 5 % du PIB européen [6]. La France, quant à elle, s’est engagée dans la voie de la neutralité carbone à l’horizon 2050. Elle a adopté en 2015 une loi de transition énergétique et, par décret, une stratégie nationale bas-carbone (SNBC). À horizon 2050, ses émissions annuelles de GES devront se limiter à environ 80 millions de tonnes de CO2eq alors qu’elles s’élevaient en 2018 à près de 450 2 millions de tonnes de CO2eq [7]. Elles sont issues majoritairement de quatre secteurs [8] : les transports (31 %), le bâtiment (19 %), l’agriculture (19 %) et l’industrie (18 %). C’est donc là que l’effort doit porter en priorité.

Le Pont Morandi (du nom de son concepteur), à Gênes, qui s’est effondré le 14 août 2018

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Le Pont Morandi (du nom de son concepteur), à Gênes, qui s’est effondré le 14 août 2018

« Le dramatique accident qu’a été l’effondrement du pont de Gênes en 2018 aura eu au moins le mérite d’interpeller l’opinion sur le fait que nous devons impérativement sortir de la logique qui a conduit à réduire l’investissement public. »
Photo © Alberto Lingria/XINHUA-REA

7Les budgets publics doivent être mobilisés à la fois pour aider l’investissement privé et soutenir très directement l’investissement public, que ce soit au niveau national, régional ou infra-régional.

8Les opérations de rénovation dans le logement social doivent être accélérées et amplifiées. Elles sont moins difficiles à réaliser que dans un secteur privé diffus, car elles sont pilotables par un petit nombre d’acteurs motivés par le fait que la performance énergétique du parc réduit les impayés en minorant la facture de chauffage. Le parc tertiaire public [9] doit également être rénové au plan énergétique.

9La profonde mutation des transports à entreprendre nécessite aussi des investissements publics importants. Il faut développer des pistes cyclables et des voies affectées aux bus et aux trams, installer des bornes de recharge (même si une partie sera le fait du secteur privé), accroître l’offre de transport ferroviaire voyageur, moderniser le fret ferroviaire… Au total, les montants nécessaires à l’atteinte des objectifs énergétiques et climatiques français ont été estimés par le think tank I4CE, sur la base de la première version de la SNBC [10], entre 55 et 85 milliards d’euros par an (2,5 à 4 % du PIB) pour la période 2019-2023. Or, fin 2017, ces investissements ne s’élevaient qu’à 31 milliards d’euros répartis à parts égales entre les ménages, les entreprises et les acteurs publics [11]. À ce jour, nous sommes encore loin du compte !

La nécessaire révision des règles du Pacte de stabilité et de croissance

10Malgré le chemin tracé par le plan Juncker [12], les investissements publics restent très insuffisants en Europe. Le dramatique accident qu’a été l’effondrement du pont de Gênes en 2018 aura eu au moins le mérite d’interpeller l’opinion sur le fait que nous devons impérativement sortir de la logique qui a conduit à réduire l’investissement public.

11En ayant pleinement pris conscience, le gouvernement français a engagé le plan « France Relance », doté de 100 milliards d’euros sur deux ans, en écho au plan de relance européen de 750 milliards d’euros, adopté en décembre 2020 par le Conseil européen. Sur ce montant de 100 milliards d’euros, plus de 30 milliards seraient consacrés à la transition énergétique [13]. Mais ces besoins d’investissement sont permanents et se prolongeront bien au-delà de la fin espérée de la crise de la Covid et du quinquennat. Dans la zone euro, malgré leur reprise en Allemagne, les investissements publics nets ne s’élevaient qu’à 0,5 % du PIB en 2019, après avoir fluctué autour de zéro pendant des années. Ils n’ont pas encore retrouvé leur niveau d’avant la crise (1 %). Ils restent négatifs en Italie et en Espagne, ce qui va encore aggraver la disparité entre les pays du Sud et du Nord.

12Les dettes publiques vont s’accroître partout en Europe. Pour la France, elle pourrait atteindre 120 % du PIB fin 2020. Quand la clause de circonstances exceptionnelles, ouverte du fait de la crise de la Covid, sera désactivée, l’application du Pacte de stabilité et de croissance (PSC) devrait conduire à exiger des pays européens une trajectoire de réduction de leur déficit public et de désendettement totalement impossible à respecter. Le dispositif exceptionnel en cours de mise en œuvre pour faire face à la crise actuelle doit donc s’accompagner de la révision des règles du PSC, déjà largement critiquées, y compris par le Conseil budgétaire européen [14]. Comme l’a dit Paolo Gentiloni, commissaire européen chargé de l’économie : « Il est bien évident qu’en 2022, nous nous retrouverons encore avec une dette publique de 102 à 104 % en moyenne dans la zone euro. Et avec une moyenne de l’OCDE d’environ 130 % (…) Une discussion sur les nouvelles règles fiscales sera donc nécessaire, ainsi qu’une phase de transition pour y parvenir. Ce ne sera pas une discussion facile entre les pays de l’UE, mais elle est nécessaire : nous ne sommes plus dans les conditions de l’époque du traité de Maastricht » [15].

13Il ne s’agit pas de remettre en cause la nécessité d’une coordination des politiques budgétaires nationales, mais d’en adapter les principes aux nouvelles circonstances et priorités.

14Il faut premièrement que les États membres disposent de toute la flexibilité nécessaire pour financer les politiques et investissements destinés à soutenir les activités et emplois s’inscrivant en cohérence avec les objectifs du Pacte vert pour l’Europe. La règle comptable actuelle met au même plan, contre toute rationalité, dépenses courantes et dépenses d’investissement [16]. La clause de flexibilité de l’actuel Pacte de stabilité et de croissance ne répond pas à cette exigence : elle est très limitée et favorise toutes les dépenses qui renforcent le potentiel de croissance indépendamment de leur impact sur les objectifs écologiques ou sociaux [17]. Plus que jamais, ce que l’on finance est au moins aussi important que le montant des fonds qui y est consacré.

15Deuxièmement, il faut revoir la doctrine sur la dette publique. La métrique inscrite dans le Traité, qui fixe pour objectif à chaque pays le même niveau de dette (60 % de son PIB), n’a aucun fondement solide, si ce n’est l’objectif très politique de fournir un prétexte et une légitimité apparente à la limitation des dépenses publiques. Les critères pertinents à adopter sont la charge d’intérêt et les bénéfices économiques, environnementaux et sociaux attendus des dépenses publiques. Se concentrant sur la question de la dette, l’économiste Olivier Blanchard plaide ainsi pour l’abandon de règles numériques rigides [18] : « Nous avons peu d’indices sur les bons niveaux d’endettement, sauf pour dire que des niveaux d’endettement plus élevés sont plus dangereux que des niveaux d’endettement plus faibles ». Il se prononce en faveur d’une gouvernance qui laisserait toute sa place à un jugement circonstancié. Un accord préalable sur des « standards » et sur une ou des méthodes d’évaluation des risques et opportunités créerait les conditions nécessaires pour dégager au niveau européen un consensus sur l’orientation à donner aux politiques budgétaires. Actuellement, en raison du niveau historiquement bas des taux, la charge d’intérêt pesant sur la dette publique ne cesse de diminuer en pourcentage du PIB dans tous les pays de la zone euro, et ce malgré la hausse du niveau de la dette. Ne pas profiter de cette opportunité unique pour accélérer la lutte contre le réchauffement climatique serait la vraie irresponsabilité.

16Troisièmement, face à la multiplication des sources d’incertitude liées à la détérioration de l’environnement et exacerbées par la globalisation, sans compter les effets rémanents de la crise de la Covid, les politiques budgétaires doivent contribuer à stabiliser les anticipations et les fluctuations économiques en résultant. Cela peut se faire par un renforcement des stabilisateurs automatiques sociaux, par une mise en œuvre régulière de programmes d’investissement en matière de transition écologique et par un allongement des échéances moyennes de la dette rendu possible par le niveau bas des taux d’intérêt actuels. Quatrièmement, il ne faut pas hésiter à repenser la relation entre la politique budgétaire et la politique monétaire. Après le « quoi qu’il en coûte » de Mario Draghi et les achats massifs de titres de la dette publique par la BCE pour permettre aux États de réagir face à la pandémie, la coordination nécessaire des politiques budgétaires et monétaires n’est plus un tabou. Sur le long terme, une telle coordination est aussi souhaitée par les autorités monétaires et de régulation prudentielle, tant les risques climatiques sont aujourd’hui reconnus par les banques centrales comme faisant peser un risque systémique sur le système bancaire et financier [19].

Réviser les traités européens ?

17La révision proposée des règles budgétaires ne suffira cependant pas à nous affranchir de l’épée de Damoclès que représente le niveau élevé de la dette publique. La nouvelle configuration dans laquelle nous nous trouvons doit nous inciter à envisager une modification des traités permettant de lever, sur la base d’un accord entre l’Eurogroupe et la BCE et dans certaines circonstances, l’interdiction d’un accès direct des Trésors publics nationaux aux financements la Banque centrale au moins en partie et sous certaines conditions. Un tel accès direct [20] à la Banque centrale a en effet le grand mérite de limiter le recours par les États au marché pour assurer leur financement ; cet accès réduit le coût de la dette, ainsi que tout risque que ce coût augmente du fait d’attaques spéculatives [21]. II s’agit d’une rupture avec l’un des principes sous-tendant la construction économique et juridique de l’Euro, selon lequel les États devraient se soumettre à la discipline de marché, et donc se financer sur le marché de la dette [22]. Mais l’on peut constater que depuis que les opérations de Quantitative easing initiées par Mario Draghi ont pris une ampleur considérable, les acteurs de marché ont compris que la BCE était prête à acheter toutes les dettes publiques émises. De ce fait, la « sanction du marché » n’existe plus. Autant dès lors aligner les politiques monétaires et budgétaires pour qu’elles permettent de financer les investissements nécessaires. Mais cela ne peut se faire sans révision des traités, sous peine de batailles juridiques dont on a vu qu’elles ne pouvaient être exclues.

18La crise écologique et l’urgence à y faire face et à s’y adapter, ne nous obligent-elles pas à réviser nos dogmes qui reposent sur une conception de l’économie aujourd’hui largement dépassée [23] ?


Date de mise en ligne : 30/03/2021

https://doi.org/10.3917/re1.102.0036

Notes

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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