Notes
1Je ne voudrais pas commencer cette présentation sans remercier les auteurs qui ont accepté de collaborer à ce numéro, en partageant avec un public non spécialiste leur expérience professionnelle et leurs travaux académiques. Je remercie tout particulièrement Stéphane Voisin, dont le livre récent [1] dresse un tableau très complet des initiatives actuelles, et qui m’a aidé à concevoir un numéro à la hauteur des enjeux.
2Les enjeux écologiques sont connus ‒ dérèglement climatique, perte de biodiversité, imprégnation chimique des sols et des océans ‒ et font actuellement l’objet d’un consensus scientifique, même si, comme le montre l’article de Laurent Clerc, le monde économique et financier a tardé à en mesurer l’importance. Je rappelle ici que ce ne sont pas les seuls dangers qui nous menacent. Outre les trois précédents, la communauté internationale en reconnaît quatre autres, sous le nom de « limites planétaires » : les cycles de l’azote et du phosphore, déjà gravement perturbés, l’eau douce, la préservation de la couche d’ozone stratosphérique et l’acidification des océans.
3Ces dangers ne sont apparus que récemment, pour l’essentiel au cours des cinquante dernières années, une période de croissance inégalée pour l’économie mondiale. Il ne fait guère de doute qu’ils soient dus aux activités humaines, ce qui est plutôt une bonne nouvelle, car ce que l’on a fait, on a quelques chances de pouvoir le défaire. Cela signifie que pour ramener le système Terre dans des limites acceptables, il va falloir agir sur ces activités de manière à ce qu’elles deviennent compatibles avec un fonctionnement régulier de la biosphère. Vaste programme, qui implique de transformer nos sociétés et les représentations qu’elles se font d’elles-mêmes tout autant que les activités économiques et financières, mais c’est sur celles-ci que nous nous focalisons ici.
4Et tout de suite nous nous heurtons à un problème de langage. Le risque dites-vous ? Tout de suite le financier se sent chez lui : son métier, c’est de gérer le risque, en le combinant de manière optimale au rendement. Malheureusement, ces mots recouvrent des réalités bien différentes pour lui, pour l’économiste et pour le biologiste.
5Il existe de nombreuses formes du rendement. Il y a le rendement financier : quand j’investis un euro, et qu’il m’en rapporte 1,5, mon rendement est de 50 %. Mais il y a aussi le rendement énergétique : quand l’agriculteur met dans le sol une unité d’énergie sous forme d’engrais et de travail, et qu’il en retire 1,5 sous forme de calories alimentaires, le rendement est de 50 % également. Mais il n’y a pas de raison qu’ils coïncident, bien au contraire. L’agriculture de subsistance (le manioc en Afrique) avait un rendement énergétique de 30 à 60, alors que le blé en Grande-Bretagne avait un rendement de 2 et que celui de la laitue d’hiver sous verre chauffé était de 0,002 (chiffres de 1971) [2]. Les rendements énergétiques catastrophiques de celle-ci n’empêchent pas qu’elle soit financièrement rentable ! Mais du point de vue de l’utilisation des ressources limitées de la planète, c’est un désastre.
6Le rendement financier peut donc être un très mauvais indicateur, mais c’est une barrière infranchissable pour les investissements privés. C’est à mon avis l’erreur que commettent nombre de modèles économiques du réchauffement climatique, tel que celui qui a valu le prix Nobel à William Nordhaus en 2018. Une usine, qui extrairait le carbone de l’atmosphère et qui le séquestrerait dans le sol, serait évidemment une excellente idée, et du point de vue de l’économiste, l’utilité qui en découlerait sur le long terme justifierait pleinement sa construction. Mais pour qu’elle se concrétise dans la vie réelle, il faudrait que l’utilité supplémentaire ainsi engrangée au fil du temps se traduise dès aujourd’hui en espèces sonnantes et trébuchantes ; bref, il faudrait rentabiliser financièrement l’opération. C’est pourquoi je pense que l’avenir appartient aux modèles économiques qui incorporent la dette et la monnaie, sans parler de la biologie, et Gaël Giraud nous propose un premier pas en ce sens.
7Un autre concept crucial est le taux d’actualisation. Pour le financier, il répond à la question : combien vaut aujourd’hui un euro que je ne toucherai que dans un an ? Pour l’économiste, la question est différente : combien suis-je disposé à payer aujourd’hui pour éviter à mes lointains descendants un désastre écologique ? D’un côté, c’est le taux du marché, de l’autre, c’est le taux dit écologique. Ils coexistent malaisément, et pas toujours pacifiquement. Ainsi, dans les années 1970, la question s’était posée d’interdire la chasse à la baleine, et les industriels du secteur avaient proposé que l’on se contente de leur donner un monopole et de leur laisser gérer le stock de manière optimale : qui plus qu’eux avaient intérêt à conserver l’espèce ? Les croyait-on assez sots pour tuer la poule aux œufs d’or ? Une étude plus poussée montra que c’était pourtant ce que la rationalité économique commandait de faire. Au vu du taux d’intérêt de l’époque, qui était de l’ordre de 10 %, il était financièrement beaucoup plus avantageux de réaliser les profits rapidement, car l’argent croissait beaucoup plus vite à la banque que les baleineaux dans la mer. L’intérêt général n’y trouvait évidemment pas son compte, et pour éviter le danger, la chasse à la baleine fut interdite. On voit bien à travers cet exemple l’influence dévastatrice des marchés financiers, dont parle Arnaud Berger dans son article, laquelle s’exerce même sur les milieux naturels.
8Last but not least, parlons du risque. Il y a risque dès que l’on s’engage dans une opération dont le bilan est incertain. Dans l’avenir très incertain qui se présente à nous, il est bien certain que les limites planétaires vont affecter l’activité économique. Comment va-t-on pouvoir assurer les individus et les entreprises dans un monde qui se réchauffe ? C’est une question centrale, dont traite l’article de Stéphane Hallegatte. Si l’on veut respecter les objectifs de l’Accord de Paris, il y a un budget carbone à ne pas dépasser ; que va-t-on faire des vastes réserves de combustibles fossiles qui demeureront inexploitées, que deviendront les compagnies pétrolières ? Comment valoriser ces actifs qui sont condamnés à disparaître ? Et si l’on rechigne à passer tous ces actifs par profits et pertes, quelle sera la réaction de l’opinion publique, et ne risque-t-on pas de se retrouver devant les tribunaux ? Autant de risques nouveaux qui sont abordés dans les articles de Michel Lepetit et Béatrice Parance.
9Y a-t-il un bilan écologique, et donc un risque écologique ? La biosphère est un système complexe, comme le montre bien Laurent Piermont dans son article, et l’on ne peut pas résumer toute l’information qu’elle contient en quelques chiffres, comme la teneur en gaz à effet de serre de l’atmosphère résume le dérèglement climatique. En outre, certains risques sont tout simplement inacceptables, et ne doivent donc pas être pris, comme l’extinction des baleines dans l’exemple précédent, ce qui introduit un élément éthique dans un tableau qui ne saurait être purement objectif. En d’autres termes, il faut des indicateurs écologiques, comme ceux que proposent Joshua Berger et al. dans leur article : ils sont indispensables pour évaluer les politiques en la matière, mais ils ne sauraient remplacer un jugement général qui doit être porté par le corps politique, tout comme les bilans pharmacologiques du corps humain ne font qu’éclairer le médecin qui porte la responsabilité finale. C’est ainsi que, dans leur article sur la compensation biodiversité, Jean-Christophe Benoît et al. font remarquer que celle-ci doit s’insérer dans une logique globale d’aménagement du territoire qui conduit à identifier les espaces les plus pertinents pour la compensation.
10S’il n’y a pas de bilan écologique global, on peut cependant construire des bilans partiels, comme le bilan carbone, désormais familier. Ils ont ceci de particulier qu’ils ne s’expriment pas en unités monétaires, mais en unités de carbone, ou en portions de territoires, l’idée étant que la biodiversité, par exemple, n’est pas réductible à une somme d’argent et n’est pas fongible. Un milieu naturel ne peut être découpé en petits morceaux qui seront envoyés séparément aux quatre coins de la planète. Les marchés financiers ont donc été contraints de se plier à de nouvelles exigences et à construire des instruments adaptés à la diversité des situations. Alors que les outils classiques, telles que les obligations, se révèlent inadéquats, comme le montre l’article de Julien Lefournier, on voit se développer des outils beaucoup plus fins, comme la compensation en matière de biodiversité, dont nous avons déjà parlé, et en matière de carbone, comme le décrit l’article de Renaud Bettin.
11Ceci dit, ces nouveaux instruments ne représentent qu’une part infime des sommes investies dans les marchés financiers. Il semble bien que le financement de la transition passera plutôt par les banques et par les États. À cela, me semble-t-il, une raison profonde, c’est que le bilan complet d’un investissement, comme nous l’avons vu, ne se résume plus dorénavant au bilan financier. Les efforts faits pour préserver l’environnement ou la santé se traduisent par des coûts supplémentaires qui viennent grever un investissement « vert » par rapport à des investissements « bruns », et se traduisent par des rendements moindres. En réponse à cela, plusieurs solutions sont possibles : financer par des fonds publics, accorder des taux préférentiels au « vert » ou, au contraire, pénaliser le « brun », trouver des investisseurs « vertueux ». Mais toutes ces solutions sont davantage à la portée des États et des banques que des marchés financiers, comme le relève Arnaud Berger. Encore faut-il définir ce qui est « vert », et c’est dans ce sens qu’il faut comprendre la taxonomie européenne que nous décrit l’article d’Anna Creti.
12Comme on le voit, la responsabilité des États est considérable. Il est bien certain que les marchés, financiers ou non, ne perçoivent pas les limites planétaires et, de leur propre mouvement, les franchiront allègrement. Dans son célèbre rapport de 2006, Nicholas Stern qualifiait le dérèglement climatique de « plus grande défaillance de marché de l’histoire ». Les entreprises, et notamment les banques, soumises à la concurrence et le nez dans le guidon, ont besoin d’objectifs clairs et de garde-fous, que seule la réglementation et, dans une certaine mesure, l’opinion publique peuvent leur donner. Dans ce contexte, comme le relève Guillaume Sainteny dans son article, il est plus que regrettable que les États, outre leur non-engagement dans cette voie, continuent de subventionner les combustibles fossiles dans des proportions considérables, de l’ordre de 6,5 % du PIB mondial. Dans certains cas, la suppression de ces subventions rendrait à elle seule les énergies renouvelables rentables et permettrait de sauver des espèces en voie de disparition, comme les poissons vivant en eau profonde.
13Une autre orientation est possible ! Comme le montre Alain Grandjean, la politique monétaire doit être mise au service de la transition énergétique. En ce qui concerne la politique fiscale, Jean-Charles Rochet propose une idée révolutionnaire, l’instauration d’une micro-taxe sur tous les paiements scripturaires, qui serait indolore pour la majorité des ménages tout en pénalisant la spéculation financière. Au-delà même de ces instruments budgétaires, l’Union européenne et les États qui la composent devraient mettre en place un cadre juridique et réglementaire, où la bonne volonté des uns et des autres ‒ entreprises et particuliers ‒ pourrait se déployer. Sébastien Soleille nous montre comment une grande banque insère sa propre action dans les objectifs de l’Accord de Paris, tandis que Stéphane Voisin et ses coauteurs nous proposent des indicateurs pour mesurer cet alignement. À juste titre, les uns et les autres soulignent l’importance des données. Il existe déjà une comptabilité carbone au niveau des entreprises ; à ce titre, Frédérique Dejean nous montre comment celle-ci est appelée à s’étendre à d’autres domaines, ce qui permettra sans nul doute d’affiner les indicateurs et de préciser les objectifs.
14Les meilleurs indicateurs du monde ne peuvent remplacer une politique, et la finance à elle seule ne règlera pas les problèmes liés au dérèglement climatique et aux limites planétaires. Dans la multitude des échanges sociaux, des flux économiques et des cycles biologiques qui sont tous indispensables à la vie humaine, celle-ci ne s’intéresse qu’à un seul d’entre eux, les flux monétaires. La valeur cardinale de la finance de marché ‒ la liquidité, la possibilité de pouvoir à tout instant et sans préavis se défaire d’un investissement ‒, est l’exact opposé de la prise de responsabilité, l’engagement sur le long terme contre vents et marées, qui est la valeur cardinale des sociétés humaines. La finance est un moyen, et non une fin. Le système financier moderne, avec la monnaie, les banques centrales, les banques et les marchés financiers, est un bien commun. Il met à la disposition de la collectivité les moyens de ses ambitions. Keynes disait : ‟We can afford what we can do” (« Tout ce que nous pouvons faire, nous pouvons le financer »).
15L’urgence est là. Chacun de nous la perçoit au niveau individuel, Édith Ginglinger nous montre comment on peut faire passer ce sentiment d’urgence au niveau des entreprises, et Béatrice Parance nous explique comment les recours juridiques peuvent contraindre les entreprises récalcitrantes, et même les États. Il nous faut savoir vers quoi nous allons. Il faut comprendre le caractère systémique de la planète Terre, comprendre que notre vie dépend de grands cycles naturels que nous détruisons à nos dépens, et qu’il est vain d’avoir des ordinateurs quantiques et des voitures sans chauffeur si nous ne savons pas nous protéger contre un simple virus. Jusqu’à présent, on a assimilé le progrès de nos sociétés à l’allongement de l’espérance de vie et à l’accroissement de la consommation de biens matériels. Il est temps d’y rajouter la prise en compte des limites planétaires, c’est-à-dire le maintien du milieu biologique qui nous permet de vivre. C’est la tâche infiniment complexe, mais exaltante, que décrit Christian de Perthuis dans son article. Elle est exaltante parce qu’elle nous ramène à notre condition humaine. Nous ne sommes pas des êtres abstraits et calculateurs, sortis tout armés du cerveau de Jupiter, lancés dans une concurrence sans fin opposant les uns aux autres, et s’acharnant à construire des intelligences artificielles qui les remplaceront un jour. Nous sommes des êtres de chair et d’os, chacun de nous a un père et une mère, et chacun de nous s’insère dans une histoire collective qui se déroule sur cette planète. Donner un sens à la vie, c’est prolonger cette histoire. Il n’y a pas de tâche plus importante en ce moment.