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Article de revue

Un mini-péage sur les paiements : une solution pour financer la transition vers une économie durable

Pages 45 à 47

Notes

  • [1]
    Grandjean et Martini (« Financer la transition énergétique », Éditions de L’Atelier 2016) évaluent les besoins de financement public de la transition énergétique à environ 100 milliards d’euros par an pour la France.
  • [2]
    Un paiement scriptural est un transfert de fonds entre deux comptes bancaires, initié, par exemple, via un chèque, une carte bancaire ou un virement. Il se distingue des paiements en espèces (pièces ou billets) qui sont anonymes et difficiles à taxer.
  • [3]
  • [4]
    La taxe française sur les achats d’actions rapporte environ 1 milliard d’euros par an, soit moins de 0,05 % du PIB français.
  • [5]
    On distingue les paiements de « gros » qui concernent surtout les établissements financiers, et les paiements de « détail » qui concernent les particuliers et les entreprises non financières.
  • [6]
    Il faut bien sûr tenir compte du fait que ce ratio pourrait changer suite à l’instauration du mini-péage.
  • [7]
    Il est sans doute même inférieur, à cause des paiements en espèces et du fait qu’une partie de l’épargne est laissée sur le compte courant du ménage.

1Quelle part de vos revenus seriez-vous prêt à consacrer au financement public de la transition énergétique [1] ? Un pour cent ? Deux pour cent ? Eh bien, nous pouvons le faire pour environ 0,2 % grâce à une idée révolutionnaire de l’économiste américain Edgar Feige : un mini-péage sur l’ensemble des paiements scripturaux [2]. Feige part du constat que nos systèmes fiscaux sont archaïques et inefficaces. Dans le cas de la France, en particulier, la pression fiscale sur le travail est devenue extrêmement élevée. De plus, notre fiscalité ne prend pas en compte les innovations technologiques qui ont révolutionné nos économies depuis le début du siècle. La meilleure illustration de ces révolutions est certainement la croissance exponentielle du volume des paiements scripturaux, qui ont été multipliés par plus de 100 depuis l’an 2000. Cela résulte de l’explosion du commerce en ligne, mais aussi et surtout de l’accélération sans précédent de la spéculation financière. Le volume des paiements scripturaux représente désormais dans notre pays plus de 100 fois le PIB. Un péage à un taux très faible instauré sur un tel volume générerait une recette fiscale substantielle, et ce même si ce péage entraînait une contraction importante du volume des paiements. Il pourrait même être accompagné d’une diminution des prélèvements obligatoires sur le travail.

Le principe

2Il s’agirait donc d’un péage à un taux très faible (de l’ordre de 0,1 %) sur tous les mouvements de fonds opérés entre les comptes bancaires des contribuables français, particuliers et entreprises. Les établissements bancaires seraient chargés de prélever automatiquement ce péage pour le compte du Trésor public et pourraient être rémunérés par celui-ci. Ce péage serait très simple et très peu coûteux à prélever. Il serait difficile à éviter, car tous les contribuables ont l’obligation de déclarer au fisc l’ensemble de leurs comptes bancaires, y compris ceux détenus à l’étranger. Son taux uniforme et l’absence d’exonérations rendraient ce péage transparent et plus facile à faire accepter par les contribuables. Ce prélèvement serait aussi progressif, car les ménages les plus riches « consomment » beaucoup de paiements scripturaux. Le taux très bas du péage et une possible diminution de la fiscalité du travail seraient, au total, bénéfiques pour la très grande majorité des activités économiques. En clair, il s’agit de rééquilibrer une fiscalité qui pénalise lourdement le travail et exonère en grande partie les activités financières.

Expériences étrangères

3Le mini-péage sur les paiements a été adopté en Colombie après une crise économique grave, en 1998. Il est toujours en vigueur, avec un taux de 0,3 %. Alors que la Colombie a un système bancaire et financier beaucoup moins développé que la France, ce péage rapporte environ l’équivalent de 1 % du PIB colombien. Plus près de nous, un projet d’initiative populaire portant sur une micro taxe sur les paiements (très proche de l’idée de mini-péage) vient d’être lancé en Suisse [3]. Si ce projet réussit à réunir plus de 100 000 signatures d’ici la fin 2021, la micro taxe sera proposée au vote de la population suisse.

4Le mini-péage s’apparente aussi à la taxe sur les transactions financières, qui a été expérimentée sous des formes variées par différents pays (dont la France). Toutefois, ces taxes rapportent très peu [4], car elles sont faciles à éviter par les établissements financiers et leurs clients les plus fortunés. Le mini-péage sur les paiements pourrait rapporter 100 fois plus que la taxe sur les transactions financières.

Estimation de la recette fiscale

5Notre objectif de recette fiscale est d’environ 100 milliards d’euros par an. Mais cette recette est difficile à estimer a priori. Nous préconisons une démarche progressive, avec un taux initial de 0,1 % et une révision ultérieure en fonction des résultats. Le montant des paiements scripturaux de « détail » [5] est évalué précisément par la Banque de France. Il était de 27 600 milliards en 2018, soit environ 11 fois le PIB. Le montant des paiements « de gros » est beaucoup plus élevé, et plus difficile à mesurer. Il existe plusieurs systèmes de paiement de gros montant qui ne publient pas de statistiques détaillées. Le montant des paiements 2018 des banques françaises sur le seul Target 2, le système de paiement de gros de la Banque centrale européenne, était de plus de 100 000 milliards d’euros. Il faut rajouter le système privé EURO1, ainsi que tous les mouvements de fonds associés aux activités transfrontières et aux marchés des changes, qui sont gérés en partie par des systèmes de gré à gré et en partie par la banque CLS.

6On peut estimer très grossièrement le volume total des paiements scripturaux en France, une fois déduites les transactions sur les marchés interbancaires, à environ 250 000 milliards d’euros, soit de l’ordre de 100 fois le PIB. Avec un taux de 0,1 % et une réduction du volume de 60 % à la suite de l’adoption du péage, on obtiendrait une recette de 4 % du PIB, soit environ 100 milliards d’euros.

7Afin d’analyser l’incidence individuelle du mini-péage sur les ménages et les entreprises, nous utilisons le ratio paiements/revenu, noté R. Pour une entreprise ou un ménage, R est défini comme le rapport, sur une période donnée (disons une année fiscale), entre le total des mouvements de fonds sur ses comptes courants et son revenu.

8Un agent économique dont le ratio paiements/revenus serait égal à R devrait acquitter, au titre du mini-péage [6], une fraction R/1000 de ses revenus. Au niveau de l’économie tout entière, le ratio R est actuellement d’environ 100 (paiements totaux/PIB). Il pourrait passer à 40 si le mini-péage est instauré, soit la recette correspondant à 4 % du PIB dont nous avons parlée plus haut.

Impact sur les ménages

9Considérons un ménage modeste, qui ne possède pas de titres financiers. Il n’a besoin de paiements scripturaux que pour ses activités économiques « réelles » : travail et consommation. Il reçoit son revenu en début de mois et répartit celui-ci entre consommation, frais de logement, énergie, transports, assurances et prélèvements obligatoires. Le solde constitue son épargne.

10Des mouvements de fonds importants sont nécessaires lorsqu’un ménage achète un bien durable, et plus encore lors d’un achat immobilier, surtout si ces achats sont financés par l’emprunt. Mais ces achats sont exceptionnels et correspondent à de l’épargne ou à des charges financières amorties sur le long terme. Hors héritage, la moyenne à long terme du ratio R (paiements/revenus) pour un ménage modeste est de l’ordre de 2, ce qui implique une charge totale (au titre du mini-péage) de 0,2 % du revenu de ce ménage [7]. Les seuls ménages qui ont un ratio de paiements/revenus nettement supérieur à 2 sont ceux qui gèrent « activement » un portefeuille important de titres financiers, comme nous allons le voir maintenant.

11Considérons en effet un ménage riche qui possède un portefeuille de titres financiers dont l’encours est de 20 fois son revenu total, et qui gère (ou fait gérer) activement ce portefeuille en le renouvelant complètement une fois par an en moyenne. Le montant des paiements nécessaires est alors de 2 fois (achats et ventes) la valeur du portefeuille, soit 40 fois le revenu du ménage considéré. L’incidence pour ce ménage d’un mini-péage de 0,1 % est donc de 4 % de son revenu, auxquels il faut ajouter les 0,2 % calculés plus haut, correspondant aux activités économiques « réelles » dudit ménage. Notons qu’une gestion passive, avec un renouvellement du portefeuille de 10 % par an, conduit à une incidence 10 fois moindre.

Impact sur un travailleur indépendant ou une entreprise non financière

12Pour un travailleur indépendant ou une entreprise non financière, le calcul du ratio R est plus compliqué, car il doit tenir compte du chiffre d’affaires, qui correspond à peu près à la somme des paiements reçus par le travailleur indépendant ou l’entreprise. Leur bénéfice net correspond à la différence entre leur chiffre d’affaires et le montant de leurs charges, y compris les impôts et taxes. Si l’on excepte les activités financières (notamment la gestion de la trésorerie) le montant total des paiements correspond en gros à deux fois le chiffre d’affaires (paiements entrants + paiements sortants). Le revenu net est égal au produit du taux de marge par le chiffre d’affaires. On voit donc que le ratio R (paiements totaux sur revenu net) est environ deux fois l’inverse de la marge bénéficiaire. Avec une marge de 25 %, l’incidence d’un mini-péage de 0,1 % serait de 0,8 % du bénéfice. Avec une marge de 1 %, l’incidence serait 25 fois plus élevée, soit 2 % du bénéfice. Le mini-péage pénaliserait donc les activités à faible marge, comme le négoce de matières premières.

Impact sur l’industrie financière

Le marché interbancaire

13Ce marché permet aux banques de se prêter et de s’emprunter de la monnaie centrale, c’est-à-dire les réserves qu’elles ont en dépôt à la Banque centrale. Celle-ci intervient directement sur le marché interbancaire en fonction de ses objectifs de politique monétaire. La durée de la plupart de ces prêts/emprunts interbancaires est très courte (une journée à une semaine). Le rendement absolu de ces opérations est donc très faible : avec un taux annuel de 3 % (bien supérieur aux taux actuels), une opération à un jour rapporte un rendement d’environ 3/(360x100), soit moins d’un point de base (0,01 %). Pour cette raison, il est sans doute raisonnable d’exclure le marché interbancaire du mini-péage, faute de quoi ce marché risquerait de disparaître sous sa forme actuelle.

Les marchés financiers

14Les marchés financiers (secondaires et dérivés) jouent aussi un rôle très important dans la fourniture de liquidités aux agents économiques. Les banques sont des acteurs majeurs sur ces marchés, à la fois par leur rôle de teneurs de marchés, notamment sur les produits dérivés, et par leurs activités pour compte propre. Tous ces marchés sont de gros consommateurs de paiements scripturaux. Le mini-péage entraînerait probablement une diminution importante du volume des échanges sur ces marchés et une augmentation de la maturité moyenne des titres échangés.

15Il nous paraît toutefois important, pour des raisons d’équité et de transparence, de maintenir l’universalité du mini-péage, c’est-à-dire concrètement de ne pas exonérer les banques des péages correspondant à leurs activités sur les marchés financiers. Pour être clair, il n’y aurait pas de péage sur le marché interbancaire proprement dit, où ne s’échange que de la liquidité centrale, mais les banques seraient tenues d’acquitter des péages sur les paiements correspondant à leurs activités sur tous les autres marchés financiers.

16Comme n’importe quel prélèvement obligatoire, le mini-péage, s’il était mis en place, entraînerait des distorsions dans les activités économiques et financières. Toutefois, si les recettes du mini-péage étaient suffisantes pour diminuer les prélèvements obligatoires sur le travail, les gains d’efficacité associés compenseraient sans nul doute les distorsions entraînées par le mini-péage.

Stratégies d’évitement

17Les établissements financiers, ainsi que les entreprises multinationales, pourraient organiser des stratégies d’évitement du mini-péage en relocalisant leurs activités de paiement dans des filiales étrangères. Prenons l’exemple d’une entreprise de commerce en ligne A qui achète un bien 100 euros à un producteur français et le revend 110 euros à un consommateur français. Le total des paiements est de 2 fois 110+100, soit 420 euros correspondant à un mini-péage total de 0,42 euros, dont la moitié serait payée par A. Si A se relocalise à l’étranger, elle ne paiera plus de mini-péage : seuls ses clients s’acquitteront de 0,21 euros de mini-péage. Une parade éventuelle serait de doubler le taux du mini-péage pour les paiements transfrontières.

18Les établissements bancaires pourraient eux aussi éviter le mini-péage en créant des chambres de compensation privées permettant d’internaliser une partie de leurs paiements. Cela ne nous paraît pas socialement utile. Pour limiter ce genre de comportements parasites, il semble important d’associer la communauté bancaire à la mise en place concrète du mini-péage, qui devrait pouvoir se réaliser sans pénaliser les activités bancaires fondamentales, qui sont cruciales pour le bon fonctionnement de l’économie.

Conclusion

19Le mini-péage sur les paiements scripturaux semble bien être une idée à expérimenter, afin de financer la transition vers une économie durable. Il serait facile à mettre en place, car les banques le prélèveraient directement et automatiquement. Il serait aussi difficile à éviter, à moins de régler en cash ou en cryptomonnaies. Il serait de plus transparent, car le taux de prélèvement serait uniforme et ne souffrirait d’aucune exemption, hormis peut-être en ce qui concerne le marché interbancaire. Enfin, contrairement à la TVA, le mini-péage serait redistributif, car les ménages aisés « consomment » beaucoup plus de paiements que les ménages modestes.


Date de mise en ligne : 30/03/2021

https://doi.org/10.3917/re1.102.0045

Notes

  • [1]
    Grandjean et Martini (« Financer la transition énergétique », Éditions de L’Atelier 2016) évaluent les besoins de financement public de la transition énergétique à environ 100 milliards d’euros par an pour la France.
  • [2]
    Un paiement scriptural est un transfert de fonds entre deux comptes bancaires, initié, par exemple, via un chèque, une carte bancaire ou un virement. Il se distingue des paiements en espèces (pièces ou billets) qui sont anonymes et difficiles à taxer.
  • [3]
  • [4]
    La taxe française sur les achats d’actions rapporte environ 1 milliard d’euros par an, soit moins de 0,05 % du PIB français.
  • [5]
    On distingue les paiements de « gros » qui concernent surtout les établissements financiers, et les paiements de « détail » qui concernent les particuliers et les entreprises non financières.
  • [6]
    Il faut bien sûr tenir compte du fait que ce ratio pourrait changer suite à l’instauration du mini-péage.
  • [7]
    Il est sans doute même inférieur, à cause des paiements en espèces et du fait qu’une partie de l’épargne est laissée sur le compte courant du ménage.

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