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Article de revue

L’obligation verte : le roi est nu

Pages 48 à 51

Notes

  • [1]
    Un article plus développé coécrit avec Ivar Ekeland est publié en ligne sur le site de la chaire « Énergie et prospérité ».
  • [2]
    ‟UK bond chief Stheeman expresses doubts on green gilts”, Financial Times, 20 janvier 2020.
  • [3]
    Mio, pour million, selon le code de rédaction interinstitutionnel publié par l’Office des publications officielles des Communautés européennes.
  • [4]
    Dans « Verdir le système financier ‒ La nouvelle frontière », Revue de la Stabilité financière, juin 2019, pp. 75-81.

1Pour changer réellement l’allocation des liquidités en faveur de la transition dans le paradigme du risque-rendement des marchés financiers [1], il y a une condition ‒ déterminer ce qu’est un actif « vert » ‒ et seulement trois solutions ‒ dégrader la rentabilité du « brun » (taxe carbone), augmenter la rentabilité du « vert » (subventions, fiscalité favorable) ou réduire le risque du « vert » (garanties d’État). L’hypothèse théorique sous-jacente à l’utilité de l’obligation verte est au contraire qu’elle offrirait un taux de financement bonifié à l’emprunteur (par rapport à une obligation classique), donc un rendement diminué pour l’investisseur, pour assumer tout ou partie du surcoût du projet vert (éviter une externalité négative n’est pas gratuit !).

2Pourtant, nombre d’émetteurs d’obligations vertes constatent que ça ne marche pas, observant que ces rendements ne sont pas différents de ceux de leurs obligations classiques. Une partie des acteurs ou observateurs, comme le directeur du département Management de l’Office britannique [2] (l’équivalent de l’Agence France Trésor), semble partager ce constat, tandis qu’une autre est toujours à la recherche d’un mystérieux “greenium” (une forme de prime verte payée par les acheteurs sur le marché primaire obligataire). Une dernière se focalise sur la taxonomie, la nuance de vert, en oubliant la question centrale du prix et donc de l’utilité véritable de l’obligation verte. Aussi voulons-nous expliquer ici ce que l’obligation verte ne fait pas, et surtout, ce qu’elle ne peut pas faire.

3Une obligation est une créance sur l’émetteur du titre. Elle est émise (= vendue) par un emprunteur (l’émetteur) et placée (achetée) auprès d’investisseurs obligataires lors de son émission. Une obligation simple est caractérisée par un taux de coupon fixe, qui définit la charge annuelle d’intérêts, et une date de maturité, c’est-à-dire l’échéance à laquelle le montant emprunté devra être remboursé.

4Le prix (à chaque instant) d’une obligation est donné par la formule suivante (exprimée en pourcentage), laquelle est utilisée sur le marché obligataire :

5
P(i,s) =∑p C/(1+i+s)p + 100/(1+i+s)N (de p=1 à p=N)

6C est le taux de coupon fixe, N la maturité à laquelle s’ajoute le remboursement du nominal (à 100 %), i un taux d’intérêt sans risque, et s la prime de risque associée à l’actif.

7L’investisseur obligataire se trouve exposé à deux risques différents :

  • un risque dit de crédit ou de défaut qui est propre à l’émetteur. Il est évalué par la prime s dans la formule. Il signifie que l’obligation est risquée au sens où l’emprunteur peut faire défaut : il peut cesser de payer les intérêts dus ou ne pas rembourser le nominal à l’échéance.
  • un risque de taux lié à l’évolution du marché. Ce taux est représenté par le i, une référence communément partagée et observable, selon le marché et la maturité considérés. Quand ce taux monte, le prix d’une obligation existante baisse, et réciproquement.

8La somme de la prime de crédit et du taux sans risque constitue le taux de rendement de l’obligation. Le débat éventuel sur le prix de l’obligation porte donc sur la prime de crédit, i étant une donnée de marché.

9À l’achat d’un titre financier sont associés des droits, en particulier financiers. Si la formule exprime bien que l’obligation confère à son acheteur le droit de percevoir les coupons chaque année et d’être remboursé à la date de maturité, elle ne rend pas compte explicitement d’une notion extrêmement importante qui est que ce droit est strictement le même pour tous les détenteurs d’obligations émises par un emprunteur donné. Ils sont dits « pari passu » entre eux. C’est-à-dire que l’emprunteur s’engage à faire bénéficier ces investisseurs des mêmes garanties, mais surtout, des mêmes avantages qu’il pourrait être amené à accorder dans l’avenir à d’autres investisseurs obligataires (de même rang). Ainsi, le risque de crédit d’une obligation ne dépend que de la capacité de l’emprunteur à rembourser sa dette, globalement. C’est cela que mesure la qualité de crédit de l’emprunteur. Autrement dit, le s ne dépend que de l’émetteur.

10Selon l’International Capital Market Association qui définit les Green Bond Principles, « une obligation verte est une obligation dont le produit de son émission est utilisé exclusivement pour financer ou refinancer, partiellement ou en totalité, des projets verts nouveaux et/ou en cours, et qui respecte les quatre principes-clés des Green Bond Principles. »

11La communication sur l’objet d’un emprunt auprès des investisseurs sollicités est chose habituelle. Ce qui est différenciant ici, c’est que l’emprunteur indique que les fonds levés seront consacrés au financement de projets verts (présentant un « bénéfice environnemental »).

12Les Green Bond Principles ne sont que des lignes directrices d’application volontaire. Ils ne formulent donc que des recommandations sur l’utilisation des fonds, la sélection et l’évaluation des projets, la gestion du produit de l’émission et le reporting. Les obligations vertes sont donc déclarées comme telles par les émetteurs eux-mêmes. Il n’y a ni réglementation ni même de régulation concernant cette appellation.

13Quand une nouvelle émission verte est réalisée, les fonds levés sont fongibles avec toutes les liquidités dont dispose l’émetteur. N’importe quel investisseur participant à cette nouvelle émission se retrouvera solidaire en termes de risque avec n’importe quel autre porteur des obligations déjà existantes – et ce quel que soient les projets que ces obligations aient financés (y compris même peut-être des projets « bruns »). C’est l’obligation qui est verte, pas son émetteur. Un gros pollueur peut émettre des obligations vertes – il suffit d’avoir un projet « approprié ». L’exigence de traçabilité tente donc de réaliser une forme de « fléchage » entre les fonds levés et le projet vert concerné.

14L’obligation verte est donc une obligation classique à laquelle s’adjoint une promesse verte. N’importe quel titre financier est une promesse. Une obligation en particulier est une promesse de paiements futurs par l’émetteur, mais une promesse qui oblige (obligatio) contractuellement celui qui l’a faite devant la loi. Si l’engagement vert figure dans la documentation commerciale, il n’est qu’une simple déclaration d’intention. Il ne constitue pas un engagement contractuel de l’émetteur. Cet engagement a une valeur juridique nulle. L’acheteur de l’obligation verte ne dispose d’aucun droit de regard particulier, pas plus sur le projet vert financé par l’obligation verte que sur la marche générale de l’entreprise.

15Plus structurant encore, là où le risque de réputation ne peut jouer aucun rôle, la promesse verte n’offre aucun droit financier supplémentaire. Si l’on constatait, ex-post, que l’engagement pris n’était pas respecté, l’acheteur ne bénéficierait d’aucun avantage susceptible de modifier en sa faveur le profil financier (le risque-rendement) de son placement – ni dédommagement financier ni option de remboursement anticipé : rien qui puisse modifier la valorisation du titre financier qu’il détient.

16Sur le marché primaire, la totalité d’une nouvelle émission est placée auprès d’un groupe d’investisseurs. Ce placement s’effectue par l’intermédiaire de banques de marché (les « arrangeurs » de l’opération). Dans cette opération, ces banques n’achètent pas les titres à l’emprunteur, elles ne les portent donc pas à l’actif de leur bilan, elles mettent simplement en relation l’offre de l’émetteur et la demande des investisseurs. La nouvelle émission est en fait un paquet d’obligations strictement identiques. L’opération de placement est rendue possible par l’utilisation de dénomination raisonnable – par exemple, 1 000 €. Ce qui veut dire que l’emprunteur qui émet 1 Md€, émet en réalité simultanément 1 million d’obligations, chacune d’un montant nominal de 1 000 €.

17Ce paquet d’obligations est donc vendu à un prix unique à l’ensemble des participants à l’offre primaire, y compris (et majoritairement en fait) à des investisseurs traditionnels. Ce point est consensuel, confirmé par les arrangeurs eux-mêmes. Il est crucial puisqu’il implique in fine que ce sont ces acheteurs traditionnels qui fixent le prix de l’obligation verte sur le marché.

18Commençons par noter que ces acheteurs traditionnels ne peuvent donner aucune valeur pécuniaire à la promesse verte. La formule du pricing obligataire nous montre que, pour un émetteur donné, donc à risque-crédit donné, un tel investisseur valorisera l’obligation verte exactement comme une obligation classique présentant les mêmes caractéristiques financières (les échéanciers de flux financiers étant strictement identiques, tout comme le sont les s et i et donc le taux d’actualisation, les prix seront identiques). Pour lui, le risque-rendement de l’obligation verte est nécessairement identique au risque-rendement de l’obligation classique. Sans aucune contrepartie tangible, le principe de responsabilité fiduciaire interdit que l’investisseur traditionnel paye la moindre prime verte à l’émetteur (une prime en prix payée par l’investisseur correspondrait à un taux d’emprunt inférieur, donc à une prime de crédit amputée par rapport à son niveau normal dans l’actualisation).

19Malgré ce point fondamental, le discours de ceux qui soutiennent l’existence d’une prime verte passe par l’existence d’investisseurs « verts » bienveillants qui joueraient un rôle favorable dans la détermination du prix de l’obligation verte, leur souscription « verte » additionnelle se concrétiserait par un bénéfice pour l’émetteur. Il s’agit ici ni plus ni moins que de recycler le totem de la théorie micro-économique classique selon lequel une sur-demande conduit à un déplacement favorable du point d’équilibre offre-demande. Mais cette narration présente deux failles – chacune suffit séparément à réfuter la proposition.

20La première faille, c’est que pour qu’une telle demande additionnelle « verte » puisse jouer un rôle, il faudrait déjà qu’elle s’exprime à un niveau de prix supérieur (une exigence de taux de rendement inférieur) à la valeur reconnue par les investisseurs traditionnels. Si une demande additionnelle de 150 mio€ [3] émanant d’investisseurs « verts » se manifestait à un prix égal à celui proposé par les autres demandeurs, il ne se passerait rien d’autre que la réduction des allocations de chacun. Plus nombreux dans le placement, les investisseurs reçoivent tous un peu moins de titres, au prix demandé par tous, un prix qui reste dans le paradigme risque-rendement traditionnel.

21Or, tous les investisseurs qui se déclarent comme « verts » partagent la même rationalité, le même paradigme risque-rendement que les autres. Non seulement, ils ne prétendent pas le contraire, mais ils le revendiquent souvent explicitement. Ils ne vont pas faire fuir leurs clients en prétendant autre chose ! Toutes les études montrent en fait que la soutenabilité ne joue qu’un rôle mineur dans le processus de décision des investisseurs institutionnels mondiaux. C’est vrai aussi au niveau des particuliers. Une cohérence attendue puisque les premiers gèrent l’argent des seconds (Other People’s Money). Le principe de responsabilité fiduciaire est roi. Pour rendre compte plus directement de cette réalité, citons PGGM [4], le deuxième plus gros fonds de pension néerlandais : « la zone verte est la zone responsable. Les investisseurs de cette zone font de leur mieux pour contribuer à un monde plus durable, à condition que ce ne soit pas au détriment de la performance attendue par leurs bénéficiaires. Dans cette zone, l’idée est de contribuer au rendement sociétal aussi longtemps que cela n’affecte pas le rendement financier individuel ». Les motivations les plus traditionnelles, l’arbitrage risque-rendement classique, passant toujours avant la durabilité, il s’agit donc d’une préférence pour la soutenabilité, toutes choses égales par ailleurs, subordonnée de fait à la performance financière, une préférence qui ne peut pas conduire à accepter de renoncer, sans une contrepartie tangible, à la moindre fraction de rentabilité – par exemple, pour l’achat d’une obligation verte au-dessus du prix dicté par l’actualisation de ses cash-flows. Ce serait là une faute professionnelle.

22La seconde faille, c’est que, même si des investisseurs étaient prêts à payer une prime pour contrepartie de la simple promesse verte qui leur est faite (appelons les « vert-ueux » dans la suite), cela ne changerait toujours pas le résultat du pricing primaire.

23Remarquons que l’existence d’un investisseur « vertueux » est une hypothèse très forte. Concrètement, si le prix de marché d’une nouvelle obligation classique pour un émetteur était de 3 % à 10 ans, cela voudrait dire qu’un investisseur « vert-ueux » serait prêt à acheter plus cher, par exemple à 2 %, une obligation verte présentant exactement les mêmes caractéristiques que l’obligation classique, cela bien que la promesse verte ‒ on l’a vu ‒ ne lui offre contractuellement aucun droit supplémentaire, en particulier aucune contrepartie financière. Compte tenu du principe de responsabilité fiduciaire, un tel engagement « vert-ueux » nécessiterait d’être complètement décrit par les mandants à leur mandataire, ce que l’on n’observe pas dans les faits. Il faut aussi comprendre qu’il s’agirait d’une véritable subvention accordée par ces « vert-ueux » à l’émetteur, à travers ce financement vert. En effet, le différentiel de taux (3 % moins 2 % dans notre exemple), améliorerait de fait sa rentabilité par la diminution de la charge d’intérêts sur la dette verte concernée, et cela pour le bénéfice final de tous les autres détenteurs du capital de l’emprunteur – tous les autres porteurs obligataires, puis tous les actionnaires, puisque c’est bien l’ensemble, ici amélioré, des cash-flows, qui permet d’abord le service de la dette de manière solidaire, puis la rétribution éventuelle des actionnaires (on rappelle les flux de l’entreprise : Cash Flow = Excédent Brut d’Exploitation - Intérêts - Impôt - Dividendes).

24Raisonnons maintenant par l’absurde à partir de l’hypothèse d’une demande « vert-ueuse » se manifestant à un prix plus élevé (donc correspondant à une prime de crédit plus faible) et voyons comment cela ne change en rien le prix de l’émission.

25Le marché primaire obligataire n’est pas un mécanisme par lequel des acheteurs et des vendeurs interagissent pour déterminer le prix et la quantité d’un bien. Le processus de bookbuilding primaire ne conduit pas à un point d’équilibre pouvant décaler continûment, comme indiqué dans la représentation microéconomique classique, l’intersection d’une courbe de demande décroissante et d’une courbe d’offre croissante en fonction du prix. La quantité est ici quasi fixée. Le processus de pricing primaire est extrêmement cadré et permet de cristalliser la prime de crédit finale la meilleure possible, en relevant les ordres dans l’ordre croissant des primes de crédit demandées jusqu’à atteindre la taille recherchée. Dans la réalité, l’émission se structure autour de lead orders, ces ordres de grands investisseurs jouant un rôle structurant dans le placement car ils sont décisifs quant à la faisabilité de l’opération. Ils sont recherchés comme son ancrage. Les autres investisseurs suivent.

26L’hypothèse de la participation d’investisseurs « vertueux » ne change fondamentalement rien, sauf à supposer un placement 100 % « vert-ueux » (ce que personne ne soutient), car la demande nécessaire pour compléter le placement sera toujours au prix des acheteurs du pur crédit, ces acheteurs qui respectent leur responsabilité fiduciaire et qui ne donneront jamais de valeur financière à la promesse verte. Les prix sont relativement transparents, puisque les investisseurs disposent de références secondaires et peuvent facilement acheter ce même crédit sous format classique sur le marché secondaire ou lors de la prochaine émission classique de l’emprunteur. Avec 499 mio€ d’ordres « verts » pour une émission de 500 mio€, ce sera toujours l’ordre manquant de 1 mio€ qui fixera le prix de l’intégralité de l’émission. Ainsi, le prix sera toujours établi dans le paradigme risque-rendement de référence. CQFD.

27Ajoutons pour finir que l’obligation verte n’apporte aucune « additionnalité ». L’additionnalité signifierait que les obligations vertes ne se substitueraient pas aux obligations classiques qu’un emprunteur pourrait émettre, mais s’ajouteraient à celles-ci, en tant que potentiel outil de financement. Ce n’est pas le cas.

28En conclusion, sans additionnationalité et à prix égal, l’obligation verte n’offre donc à l’émetteur aucun avantage comparatif par rapport à l’obligation classique, elle ne peut donc créer aucune incitation pour un projet vert. Elle ne peut pas être un instrument de transformation de la finance en faveur de la transition. Il s’agit d’un pur verdissement ex-post.

29Quand vous lisez, « plus de X tonnes de CO2 évitées en 2018 grâce à l’obligation verte de Y », vous pourriez tout aussi bien lire ou comprendre « plus de X tonnes de CO2 évitées en 2018 grâce à l’obligation de Y ». En réalité, l’adjectif « vert » n’ajoute rien.


Date de mise en ligne : 30/03/2021

https://doi.org/10.3917/re1.102.0048

Notes

  • [1]
    Un article plus développé coécrit avec Ivar Ekeland est publié en ligne sur le site de la chaire « Énergie et prospérité ».
  • [2]
    ‟UK bond chief Stheeman expresses doubts on green gilts”, Financial Times, 20 janvier 2020.
  • [3]
    Mio, pour million, selon le code de rédaction interinstitutionnel publié par l’Office des publications officielles des Communautés européennes.
  • [4]
    Dans « Verdir le système financier ‒ La nouvelle frontière », Revue de la Stabilité financière, juin 2019, pp. 75-81.

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