Notes
1Difficile de passer à côté de l’engouement actuel des entreprises autour du concept de neutralité carbone. À en croire les plus de 1 000 entreprises [1] qui se sont engagées à atteindre cet objectif, tout sera bientôt neutre, de nos chaussures de course au soda, en passant par l’essence des SUV ou le béton de nos maisons. Même un grand moteur de recherche nous le promet : Carbon free ! Après le sans sucre, voici le sans carbone ! Et dans cette recette magique, un ingrédient central, la compensation carbone.
2La neutralité carbone pour une entreprise n’est pourtant pas si évidente.
3À l’échelle de n’importe quel territoire parfaitement délimité et disposant de puits de carbone, la planète ou un pays par exemple, cela correspond à l’équilibre entre émissions et absorptions. Mais pour une entreprise, c’est la double tuile : la plupart d’entre elles ne disposent pas de puits carbone dans leur chaîne de valeur. Quant aux frontières de leurs émissions, elles sont justement complexes à définir, car leurs responsabilités sont partagées avec d’autres entreprises. La seule chose qui soit certaine est que pour revendiquer cette « neutralité », le recours à la compensation carbone sera incontournable. Le marché se prépare à une petite révolution.
Décollage imminent
4À l’origine intégrés dans les systèmes d’échange de quotas d’émissions, les mécanismes de compensation ont été pensés comme complémentaires à la budgétisation des émissions. Ils permettent, pour un pays ou une entité économique, de compenser le dépassement de son plafond d’émissions (cap) en achetant (and trade) des réductions d’émissions réalisées ailleurs. Les règles du jeu l’autorisent à soustraire de son excédent d’émissions les réductions acquises sous forme de crédits carbone.
5Cette logique soustractive est toujours celle qui prévaut aujourd’hui, y compris dans les démarches volontaires de compensation. Car, très rapidement, la compensation carbone dite réglementée a tapé dans l’œil de certains esprits malins, en particulier dans celui du service marketing des entreprises. Financer à peu de frais des projets de solidarité tout en revendiquant un impact climatique nul, quelle aubaine !
6C’est probablement à partir de là que nous avons perdu le contrôle d’un mécanisme qui, associé à des règles strictes d’utilisation, devait pleinement jouer son rôle d’accélérateur de la transition. Sans le respect de ces règles, la compensation prête le flanc à la défiance, trompe les parties prenantes et édulcore un manque flagrant d’action climatique.
7Le principe de la finance carbone consiste à récompenser financièrement des projets dont l’activité accélère la transition vers la neutralité carbone mondiale. De ce point de vue, elle est un atout indéniable dans la grande boîte à outils économiques dont nous disposons pour faire face au défi climatique.
8Depuis sa naissance au début des années 1990, ce sont pas loin de 10 000 projets de compensation qui ont vu le jour. En 2019, sur le marché volontaire, ce sont près de 140 millions d’unités carbone qui ont été générées, tandis que 104 millions de tonnes ont été achetées [2]. Un déséquilibre qui pourrait s’inverser dès 2025 selon certains cabinets [3], avec une offre qui dépasserait la demande. Mark Carney, ex-gouverneur de la Banque d’Angleterre connu pour ses engagements climatiques, pilote la Task Force on Scaling Voluntary Carbon Markets. Il pense que le marché sera multiplié par 15 et atteindra les 50 à 100 milliards de dollars ($) par an d’ici à 2030.
9Cela révèle la dynamique très forte d’un marché jusque-là confidentiel et moribond.
10Grâce à des critères d’éligibilité strictes, dont le principe d’additionnalité, et à des méthodes de calcul sectorielles approuvées par les pairs et des systèmes MRV (mesure, reporting et vérification), le cadre de la finance carbone est le plus abouti pour mesurer et suivre l’impact réel d’un projet sur le climat. Elle favorise la diffusion de solutions bas-carbone dans les pays industrialisés et constitue un formidable levier du développement bas-carbone des pays du Sud. Cet outil peut aider à financer l’accès à l’eau potable, la lutte contre la précarité énergétique, la préservation de la santé, la sécurité alimentaire ou encore la résilience des populations côtières. Cet engouement pour la compensation est donc une bonne nouvelle !
11Les critiques à son égard ont pourtant la vie dure. Force est de constater que depuis une décennie, la compensation a échoué à faire baisser les émissions des entreprises qui y recourent. Ce n’est pas faute d’avoir associé depuis le début compensation et réduction des émissions. Peut-être aurait-il fallu conditionner l’utilisation de la première à la réalité de la deuxième…
12Les exigences de résultat vis-à-vis des projets carbone n’ont en effet jamais été appliquées aux entreprises. Dit autrement, il y a une asymétrie d’exigences entre ce qui est demandé aux projets de compensation et ce qui est demandé aux entreprises qui les financent.
13Ces perspectives de croissance sont une occasion unique de repenser la compensation carbone, d’en reprendre le contrôle avec pour objectifs de favoriser son acceptation et d’améliorer sa perception pour donner à cet outil toute la place qu’il mérite dans l’arsenal contribuant à la lutte contre le dérèglement climatique et à l’amélioration des conditions de vie des populations.
Compensation carbone et prix interne du carbone
14Face aux critiques ‒ constructives pour qui veut bien les entendre ‒, les vendeurs de crédits carbone arguent que la compensation crée automatiquement un prix interne au carbone incitant les entreprises à réduire leurs émissions à la source.
15Rappelons les trois formes que prend la tarification explicite du carbone :
- Tout d’abord, la taxe carbone est un élément central de la fiscalité écologique. La mise en œuvre de cette taxe étant décidée unilatéralement par chaque pays, la valeur de la tonne de carbone tout comme sa trajectoire d’évolution dépendent donc de chaque situation. Aujourd’hui, près de 30 pays [4] dans le monde ont instauré une taxe carbone.
- Ensuite, l’autre prix explicite du carbone est défini non pas en fonction de ce qui est émis, mais de ce que l’on est en droit d’émettre. Il s’agit des quotas d’émissions échangeables sur une place de marché. Ces marchés, appelés ETS ‒ Emissions Trading System ‒, couvrent actuellement près de 40 % du PIB mondial [5], et les secteurs concernés varient d’un pays à l’autre. Sur ces marchés, le prix du carbone fluctue en fonction non seulement du volume de quotas alloués et de l’efficacité des politiques énergétiques, mais également de facteurs exogènes, tels que les crises économiques ou sanitaires, ou encore, le temps qu’il fait : un hiver plus doux ayant un impact sur la demande en énergie.
- Enfin, il y a le prix de la compensation carbone, celui qu’une entreprise paie pour s’offrir des crédits carbone. S’il devait y avoir une manière standardisée de calculer le prix d’un crédit carbone, ce serait celle du coût de revient. Où le reste à financer, c’est-à-dire la part du budget couverte par les revenus carbone, est divisé par le volume de crédits carbone espérés. Ce coût de revient dépend donc fortement des financements complémentaires à la finance carbone, tels que des subventions, du mécénat, de l’investissement ou tout simplement les revenus tirés de la vente des produits ou services. Ainsi, deux projets parfaitement identiques en termes de solutions peuvent vendre le même crédit carbone à deux prix totalement différents.
16Mais ce qui détermine le plus souvent le prix de la compensation, c’est celui que l’entreprise veut bien payer. Et la suite, on la connaît : enfermée dans une logique obsessionnelle du zéro carbone et acculée par les tours de vis budgétaires, l’entreprise finit par tirer les prix vers le bas, prenant à la gorge les porteurs de projet qui, à 3 $/tonne (prix moyen du carbone compensé en 2019), n’ont pas grand intérêt à certifier leur projet et à vendre du carbone.
17Au-delà de cette problématique de prix, les volumes compensés ne sont pas conditionnés à une réduction effective des missions de l’entreprise : le crédit carbone perd donc largement sa valeur incitative. La compensation carbone est une marchandise climatique dont la fixation du prix ne suit aucune logique. Plus de la moitié de son prix final servirait à couvrir les coûts de certification et nourrir les intermédiaires. Imaginez que les trois quart du financement d’une association de solidarité n’aillent pas sur le terrain, ce serait le scandale assuré. Pour éviter un tel scandale, redonner du sens à la compensation carbone et regagner la confiance des entreprises et des porteurs de projet, la compensation carbone doit faire sa mue.
Mieux cadrer l’utilisation de la compensation carbone
18Que ce soit au niveau des projets ou du rôle des acteurs de la chaîne, davantage de transparence est nécessaire. Les développeurs de projets doivent communiquer clairement la part de leur budget qui est financée par les revenus carbone et le coût du crédit qui en découle. Les vendeurs de carbone doivent préciser leurs positions et le niveau de leurs commissions d’intermédiation. Le critère d’éligibilité du standard Plan vivo, qui précise qu’au moins 60 % du prix final du crédit doit être affecté au développeur du projet [6], pourrait même être généralisé.
19Avec l’émergence de nouvelles places de marché (imaginez la place du village !) qui s’appuient sur des solutions digitales qui n’étaient pas disponibles il y a encore cinq ans, le traçage des transactions va favoriser la transparence, tout en offrant une caisse de résonance et un espace de visibilité à ceux qui portent le projet sur le terrain.
20Il y a également un besoin impérieux de cadrer l’utilisation de l’expression « Net Zéro ». Seules les entreprises alignées avec la neutralité mondiale, c’est-à-dire ayant atteint leurs objectifs de réduction basés sur la science, devraient être autorisées à s’enorgueillir de cette expression. Une entreprise « neutre » est une entreprise alignée et cohérente avec la neutralité mondiale. Le recours aux projets de séquestration doit être plafonné par rapport à l’objectif de réduction des émissions directes de l’entreprise. Quant aux autres émissions composant le Scope 3, l’entreprise doit être encouragée à contribuer à des projets qui réduisent, évitent ou séquestrent des émissions. Enfin, ce statut doit être revu régulièrement à la lumière de l’évolution des émissions de l’entreprise.
Penser la compensation comme un outil de contribution financière à la neutralité
21Nous avons enfin besoin de faire évoluer notre perception même de la compensation carbone en la considérant comme un moyen de financer la neutralité collective, et non plus seulement comme un moyen de communiquer sur sa propre neutralité. Ce qui doit primer dans une stratégie carbone, c’est le fait de contribuer financièrement aux projets, et non pas d’être neutre à tout prix. Un juste niveau de contribution de l’entreprise à la neutralité pourrait se baser sur son chiffre d’affaires et non plus sur ses émissions. Bien sûr, l’équivalent carbone réduit ou séquestré serait conservé. Il s’agit d’un langage commun dont nous ne pouvons pas nous passer. Mais les critères de choix des projets devraient dès lors relever davantage de leurs impacts socio-économiques, de leurs besoins en financement ou de leur niveau d’innovation. L’entreprise contribuerait avant tout à hauteur de ses moyens. D’ailleurs, toute entreprise devrait contribuer à la neutralité carbone collective. Si nous poussons la logique jusqu’au bout, l’entreprise ne posséderait plus les réductions d’émissions, mais les laisserait là où elles ont été réalisées, c’est-à-dire sur les territoires. Une sorte d’AOC du carbone ; une façon de donner une estampille terroir à sa contribution carbone.
Conclusion
22Ces évolutions requièrent courage et détermination, tant de la part des entreprises que des acteurs historiques. Elles ne se limitent pas à un nouveau champ lexical, mais proposent une vision renouvelée et une approche plus saine de la compensation carbone. Ses outils fondamentaux que sont les méthodologies, le suivi des activités et la monétisation des bénéfices climat, doivent être conservés.
23Pour que la compensation trouve définitivement la place qu’elle mérite dans le financement d’une économie plus durable, elle doit être considérée comme ce qu’elle est avant tout : un moyen de contribuer à un monde meilleur.