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Article de revue

Comptabilité et environnement : compter autrement

Pages 69 à 72

1Comptabilité et environnement : quels liens ? Comment la comptabilité peut-elle favoriser un développement plus durable, un développement soutenable ? Tous les regards convergent aujourd’hui vers les comptabilités socio-environnementales, considérées comme des outils indispensables à la transformation des modèles d’affaires. Acteurs économiques et chercheurs semblent s’accorder pour reconnaître le rôle moteur de la comptabilité pour répondre à l’urgence de la transition écologique et sociale. Si, au cœur du débat public, les acteurs commencent à percevoir le potentiel transformateur des chiffres comptables, la recherche dans ce domaine est, quant à elle, particulièrement sensible depuis plusieurs décennies aux questions sociales et environnementales, comme en témoignent les premiers travaux fondamentaux réalisés dans les années 1990 par Bernard Christophe en France (Christophe, 1995), ceux de Rob Gray en Grande-Bretagne, ou encore la création en 1991 du Centre for Social and Environmental Accounting Research (CSEAR), qui marque un tournant décisif, les comptabilités socio-environnementales bénéficiant dès lors d’un centre de recherche dédié.

2Les actes du premier congrès de l’Association française, ‒ aujourd’hui Association francophone de comptabilité (AFC) ‒ en 1980 montrent déjà un intérêt de la recherche comptable française pour des domaines que l’on ne qualifiait pas encore d’extra-financiers, à savoir les dimensions humaines et socio-économiques (Colasse, 1999).

3Qu’en est-il aujourd’hui ? Il semble évident que dans le domaine de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), la recherche comptable s’appuie sur l’agenda des décideurs politiques, quand elle ne l’anticipe pas. Par exemple, en 1998, dans la continuité des premiers Sommets de la Terre, Rob Gray et Jan Bebbington présentent une recherche intitulée « Accounting and the soul of sustainability – Hyperreality, Transnational Corporations and the United Nations ». Bien plus tard, Bebbington et Unerman (2018) continuent à expliquer que la recherche en comptabilité constitue un levier pour atteindre les Objectifs de développement durable (ODD) définis par les Nations Unies en 2015, ouvrant ainsi des pistes de recherche pour une comptabilité de la soutenabilité. Les recherches en comptabilité sur les thèmes de l’environnement, de la biodiversité et des écosystèmes sont de plus en plus nombreuses, engagées et abouties. Les innovations comptables relatives au résultat environnemental permettront progressivement l’articulation de différents niveaux, comme celle des comptabilités organisationnelles avec les comptabilités nationales (Feger et Mermet, 2021). Cette articulation est d’autant plus sensible et pressante que les premiers travaux en comptabilité environnementale ont porté sur la comptabilité publique et visaient à intégrer une mesure soutenable du bien-être à l’échelle d’un pays (Richard, 2012). Les réflexions sur une autre manière de compter sont apparues dans un contexte de remise en cause de la croissance, notamment avec la parution en 1972 du rapport Meadows, Les Limites à la Croissance. Depuis, les expérimentations nourrissent les débats sur les méthodes de mesure des externalités positives et négatives des activités économiques. Et les premières initiatives au niveau de la comptabilité organisationnelle sont apparues au cours de la période 1970-1980 et portaient sur la mesure d’impact, modélisée à partir des coûts de dépollution et d’élimination des produits en fin de vie.

4Sous-jacente à ces multiples travaux se pose la question récurrente de la compatibilité du capitalisme avec l’écologie : peut-on concilier capitalisme et écologie (Bourg, 2019 ; Pottier, 2016) ? Cette question particulièrement clivante conforte le rôle-clé de la comptabilité au regard de l’urgence climatique. La comptabilité, rouage du capitalisme, est un outil de dialogue et de pilotage au sein des entreprises. Elle est donc la plus à même de consolider les dispositifs de RSE, les méthodes d’évaluation et de valorisation des impacts sociaux et environnementaux, un ensemble encore largement hétérogène. Mais les systèmes comptables ont été jusqu’à présent dans l’incapacité d’intégrer dans un cadre unique les enjeux financiers, sociaux et environnementaux. Comme l’affirme le rapport Notat-Sénard (2018), les normes comptables doivent « servir l’intérêt général et la considération des enjeux sociaux et environnementaux ». Ce rapport a nourri les réflexions au cœur de la loi Pacte (2019), loi qui consacre désormais l’inscription des préoccupations sociales et environnementales dans l’objet social. Si la « Révolution comptable » que Richard et Rambaud (2020) appellent de leurs vœux ne fait pas consensus, la nécessité de compter autrement ne semble désormais plus faire débat.

5Nous verrons dans cet article tout d’abord pour quelles raisons il est nécessaire de compter autrement : les enjeux que porte une autre manière de compter. Dans un second temps, nous tenterons d’identifier les différentes voies conduisant à compter ce qui compte vraiment.

Pourquoi compter autrement ?

Qu’est-ce que la comptabilité ?

6Pourquoi s’intéresser à la comptabilité ? Parce que « la comptabilité est une sorte de fenêtre ouverte sur les vices et vertus d’une époque » (Noël et Pesqueux, 2009). Fréquemment perçue comme une technique neutre, la comptabilité est bien au contraire une discipline subjective « qui travaille de façon silencieuse (…), qui modèle les conceptions du personnel des entreprises (…). Ce n’est pas une photographie, mais une image élaborée en fonction de certains présupposés » (Richard, 2010). La comptabilité permet de mesurer le profit et de déterminer le montant des dividendes distribués aux actionnaires. Elle est au cœur des mécanismes de gouvernance des entreprises, et les modes de mesure qui la constituent font l’objet d’intenses négociations entre les acteurs des sphères économique et publique, octroyant aux normalisateurs, nationaux et international, un pouvoir indéniable, celui de « modeler le capitalisme » (Richard, 2010). Pour Burlaud et Perez (2012), la comptabilité est un bien commun : « elle ne relève ni du marché ni de l’État, mais d’une communauté (normalisateur, producteur, traducteur) relativement autonome ». La comptabilité est une pratique socialement et historiquement ancrée.

7La comptabilité est fondée sur le principe de prudence, d’où l’utilisation du coût historique pour évaluer les actifs et l’impossibilité de distribuer des résultats potentiels. Dans les années 1970, mais surtout à partir des années 1980 avec l’essor du capitalisme financier et la nécessité accrue de répondre aux besoins d’information des investisseurs, le principe de prudence est peu à peu abandonné par les normalisateurs anglo-saxons. L’émergence en 1973 d’un organisme de normalisation international, l’IASC, aujourd’hui IASB, va consacrer l’évaluation des actifs à leur valeur de marché et permettre de fait la distribution de résultats fictifs. Les choix comptables sont tout autant politiques qu’économiques. Le rapport Notat-Sénard (2018) est à cet égard très explicite, remettant au centre des débats la construction des normes comptables. Dès les années 1990, les entreprises membres du World Business Council for Sustainable Development (WBCSD) ont souhaité appliquer au capital naturel ces nouvelles techniques d’évaluation : donner un prix au capital naturel afin de le gérer en minimisant les externalités, ce qui permettait à ces entreprises de maximiser leur bénéfice futur. Cette valorisation du capital naturel est au cœur des débats concernant la construction des modèles de comptabilité socio-environnementale.

La prise en compte de la durabilité par la comptabilité financière

8Actuellement, les normes comptables françaises et internationales n’accordent qu’une place très limitée à l’environnement et au social. Toutefois, en ce qui concerne l’environnement, il existe quelques comptes spécifiques permettant d’enregistrer dans le bilan ou le compte de résultat une information chiffrée en lien avec l’environnement. Ce sont des dépréciations d’actifs, des provisions pour risques et charges ou des taxes à caractère environnemental. Ce sont aussi des investissements prévus pour diminuer des impacts environnementaux. Il existe également des normes spécifiques pour les quotas de gaz à effet de serre et les certificats d’économie d’énergie.

L’importance accrue de l’information extra-financière

9Des réflexions socio-politiques des années 1970 s’est installée l’idée que la comptabilité financière traditionnelle n’était pas en capacité de rendre visibles des dimensions sociales et environnementales. Le débat s’est d’abord cristallisé sur la première dimension, permettant la publication en 1977 de la loi sur le bilan social. Puis l’hybridation des notions de développement durable et de RSE (Aggeri et Godard, 2006) a permis de faire émerger des problématiques plus larges.

10Dès la fin des années 1990, le concept de triple performance (Triple Bottom Line) incite les entreprises à penser la performance sous trois angles : économique, social et environnemental, et à développer dans cet esprit des stratégies RSE. La notion de triple performance ‒ ou performance élargie ‒ se diffuse dans les dispositifs de gestion et dans les critères d’évaluation que choisissent les parties prenantes des entreprises. Au début des années 2000, se développe en Europe et en France un cadre légal de prise en compte de cette performance élargie, également appelée performance extra-financière : le reporting extra-financier devient obligatoire pour les grandes entreprises, dès 2001 en France, et à partir de 2014 en Europe. Malgré ces avancées régulières, l’information extra-financière souffre d’un développement insuffisant de la transversalité au sein de l’organisation, et la mise en œuvre en silo des stratégies RSE interroge sur la qualité de l’information extra-financière, qualité qui a fait l’objet en 2019 d’un rapport établi sous la responsabilité de l’Autorité des normes comptables (ANC).

Comment compter autrement ?

Les comptabilités alternatives

11La comptabilité fait société et permet l’action organisée (Colasse, 2015). Mesurer autrement permet de passer à l’action et d’infléchir les choix organisationnels vers la transition écologique et sociale.

12Les comptabilités alternatives se présentent comme des outils innovants, il en existe de plusieurs sortes.

13Les comptabilités de type Full Cost Accounting, dont l’EP&L de Kering est l’exemple le plus diffusé, ont pour objectif de rendre visibles l’ensemble des coûts liés à l’activité de l’entreprise non pris en compte traditionnellement sur l’ensemble de la chaîne, de l’approvisionnement jusqu’à la fin de vie des produits. À partir de catégories d’impacts, les externalités négatives sont identifiées, puis monétarisées. Toutefois, ces calculs ne remettent pas en cause la présentation des états financiers traditionnels (bilan, compte de résultat, annexes). Les coûts environnementaux sont rendus visibles, mais ne sont pas intégrés.

14D’autres modèles reposent sur l’intégration. Ainsi, la Sustainable Cost Accounting (Gray 1992) représente les coûts de soutenabilité comme « le montant monétaire qu’une organisation aurait à dépenser à la fin d’un exercice comptable pour replacer la biosphère dans la situation dans laquelle elle était au début de l’exercice comptable ». De même, Richard (2012) et Rambaud et Richard (2015) ont développé le modèle CARE-TDL (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology) s’appuyant sur la structure de la comptabilité traditionnelle.

Le modèle CARE

15Dans le modèle CARE, la préservation du capital naturel et du capital humain est assurée, au même titre que la préservation du capital financier, en mobilisant le principe historique de l’amortissement. Cette comptabilité multi-capitaux permet de traiter le capital humain et le capital environnement comme de véritables passifs : l’entreprise affiche une dette sociale et écologique qu’elle doit être en capacité de rembourser. À la solvabilité financière s’ajoutent une solvabilité sociale et une solvabilité environnementale (Richard et al., 2018). La notion même de performance de l’entreprise s’en trouve modifiée.

16L’application de la comptabilité multi-capitaux par les entreprises rend visible l’invisible, en inscrivant au bilan comptable et dans le compte de résultat les ressources consommées ou dégradées par les activités économiques. Elle permet ainsi une grande transparence vis-à-vis des parties prenantes de ces entreprises. La question que pose le modèle CARE-TDL est : « à quoi tenons-nous ? ». Ce qui conduit à s’interroger et à repenser le modèle d’affaires de l’entreprise, tel qu’il est présenté dans la déclaration de performance extra-financière ou dans le modèle de l’Integrated Reporting (IR).

17Il est à noter qu’à l’inverse de la plupart des comptabilités socio-environnementales actuelles, qui sont construites sur des modèles de « soutenabilité faible », le modèle CARE est orienté en « soutenabilité forte », ce qui interdit la compensation entre les différents capitaux (Vivien, 2009). Le rapport au monde en est modifié, en particulier l’environnement n’est pas appréhendé comme une source de création de valeur.

18Dans le prolongement des travaux sur le modèle CARE, un collectif d’acteurs institutionnels a, en 2020, lancé un appel pour « une déclaration de performance intégrée », reposant sur un nouveau concept comptable, celui de coût à caractère environnemental, regroupant les dépenses environnementales (prévenir, réduire ou restaurer les dommages environnementaux) et les dépenses pour la transition écologique (faire évoluer les modèles d’affaires).

Conclusion

19Pour conclure, nous rappellerons, avec Jacques Richard (2013), que « la Nature n’a pas de prix…, mais sa maintenance a un coût ». Pour accompagner les entreprises dans la transition écologique et sociale, une refonte des systèmes comptables, à plusieurs niveaux, est indispensable. Il s’agit désormais de compter ce qui compte vraiment et cette mesure doit figurer impérativement dans les bilans et comptes de résultat des entreprises. Ces informations comptables, normalisées, pourront alors nourrir l’analyse d’une solvabilité soutenable.

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Date de mise en ligne : 30/03/2021

https://doi.org/10.3917/re1.102.0069

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