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Article de revue

Prise de conscience du risque climatique et de sa dimension systémique

Pages 6 à 9

Notes

  • [1]
    Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que l’auteur. Elles ne reflètent pas nécessairement celles de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution ou celles de la Banque de France.
  • [2]
    William Nordhaus a été récompensé par l’attribution du prix Nobel d’économie en 2018 pour ses travaux.
  • [3]
    Le fait qu’un établissement financier désinvestisse d’un secteur donné d’activité est sans impact sur le risque climatique s’il est remplacé par un autre établissement. En outre, il n’existe pas pour le moment de lien clairement établi entre les indicateurs d’alignement des portefeuilles sur les 2 °C et les émissions réelles de GES.

1Quarante-trois ans séparent le premier Sommet de la Terre de l’Accord de Parisc [1]. Entre ces deux dates, la communauté scientifique n’a cessé d’alerter l’opinion sur les conséquences du dérèglement climatique et la nécessité d’agir au plus vite. Un débat persiste toutefois au sein de cette communauté avec les tenants d’une vision ancrée sur les temps géologiques. Depuis au moins deux millions d’années, le climat de la Terre alterne entre périodes glaciaires et interglaciaires, suivant une périodicité d’environ 100 000 ans. Le clivage principal porte sur la responsabilité de l’homme et son incidence sur la dynamique du climat.

2En effet, on observe une tendance nette au réchauffement climatique depuis la Révolution industrielle. Selon Météo France, la température moyenne du globe a augmenté d’environ 0,6 °C et celle de la France métropolitaine de plus de 1° C depuis 1850. Cette tendance s’est accélérée au XXe siècle, avec une hausse de la température moyenne en France de 0,1° C, puis de 0,17° C par décennie depuis le milieu des années 1970. Si corrélation n’est pas causalité, l’activité humaine est susceptible de perturber les régularités géophysiques et d’alimenter une dynamique chaotique, dangereuse pour l’homme et son environnement. C’est cette dynamique, non linéaire et potentiellement irréversible à partir de certains seuils, qui donne au changement climatique sa dimension systémique.

Une prise de conscience collective tardive

3La prise de conscience de la nature systémique du changement climatique est récente. Elle a émergé notamment dans le contexte de réunions placées sous l’égide de l’ONU et des rapports du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (GIEC), qui ont reconnu la responsabilité de l’homme dans ce changement.

Le rôle-clé des Sommets de la Terre et des Conférences des Parties (COP)

4Les Sommets de la Terre sont organisés tous les dix ans depuis 1972. Le premier Sommet a donné naissance au programme des Nations Unies pour l’environnement. Trois autres rencontres ont joué un rôle particulièrement important :

  • Le Sommet de la Terre de Rio, tenu en 1992, a vu l’adoption de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, dont les pays signataires se retrouvent tous les ans à l’occasion des Conférences des Parties (COP). Cette Convention, entrée en vigueur en 1994, constitue le premier traité international reconnaissant l’existence du changement climatique et la responsabilité de l’homme dans celui-ci. Elle vise à stabiliser les émissions des gaz à effet de serre (GES) d’origine humaine dans l’atmosphère à « un niveau qui ne mette pas en danger le climat mondial ».
  • La COP de Kyoto (1997) a abouti à la signature d’un protocole dans lequel les 38 pays les plus développés s’engagent à réduire leurs émissions de GES résultant des activités humaines, de 5 % entre 2008 et 2012 par rapport aux niveaux de 1990. Sa portée a été limitée par : un traitement asymétrique entre les pays industrialisés et les pays en développement, dont les signataires bénéficient de conditions assouplies afin de ne pas brider leur développement économique ; une portée limitée ‒ le protocole ne couvrant que 36 % des émissions de GES ‒ et de fait insuffisante pour les stabiliser au niveau mondial ; enfin, l’absence de véritables sanctions rendant ce protocole non contraignant.
  • La COP de Paris (2015), conclue par un accord adopté, pour la première fois, par la totalité des 195 nations représentées, fixe un objectif de limitation du réchauffement mondial compris entre 1,5 °C et 2 °C en 2100.

Une sensibilisation croissante de la sphère financière

5La question climatique est entrée plus tardivement dans la sphère économique et financière. L’introduction des fonctions de dommage et la conception des premiers modèles d’évaluation intégrée pour l’analyse des interactions entre climat et économie sont dues à William Nordhaus dans les années 1990 [2]. La publication du rapport piloté par Nicholas Stern (2006) a marqué un véritable tournant. Il établit qu’en l’absence d’action immédiate, le changement climatique pourrait réduire de façon permanente le niveau du PIB mondial brut de 5 à 20 %. Il conclut à l’urgence de la mise en œuvre de politiques de réduction des émissions de GES, dont le coût à court terme compenserait très largement les dommages causés à l’économie en cas d’inaction. Cet appel à l’action a été réitéré par M. Weitzman (2009), qui a souligné l’incertitude dans la distribution de nombreux paramètres climatiques utilisés dans les modèles d’évaluation et, par conséquent, la possibilité que ces paramètres prennent des valeurs extrêmes avec des probabilités non négligeables. Ce biais conduirait à minimiser la probabilité d’occurrence de scénarios extrêmes mettant en cause la capacité des sociétés humaines à s’adapter au changement climatique.

6Ces travaux ont suscité de vifs débats, notamment au regard de ceux de Nordhaus qui considérait que les évolutions constatées ne semblaient pas correspondre aux trajectoires prévues par les scénarios extrêmes. Depuis, deux rapports particulièrement alarmants du GIEC publiés respectivement en 2018 et 2019 et montrant une accélération du réchauffement climatique plus rapide que prévu et un impact beaucoup plus sévère qu’anticipé sur les écosystèmes, ont joué un rôle très important dans la prise de conscience collective. Le GIEC insiste sur le caractère irréversible de certaines évolutions et les effets de rétroaction et d’amplification endogènes des phénomènes climatiques. Il mentionne en particulier les « risques systémiques dus à des phénomènes météorologiques extrêmes entraînant une défaillance des réseaux d’infrastructures et des services essentiels, tels que l’électricité, l’approvisionnement en eau, les services de santé et d’urgence ».

7Cette prise de conscience a abouti à une mobilisation des banques centrales et des superviseurs avec la création, en 2017, d’un réseau pour le verdissement du secteur financier, dont le premier rapport s’intitule « Un appel à l’action » (NGFS, 2019).

8L’année 2015 constitue également une étape importante dans le domaine réglementaire avec, au niveau international, l’adoption du Programme de développement durable à l’horizon 2030, sous l’égide des Nations Unies et la définition de 17 objectifs de développement durable, dont trois concernent le monde financier : le financement des infrastructures de base ; la lutte contre le réchauffement climatique ; le développement de partenariats pour financer le développement durable. Ces objectifs ont joué un rôle important dans le contenu de l’Accord de Paris et la définition des stratégies nationales bas-carbone : avec en France, l’adoption de la loi pour la transition énergétique et la croissance verte et son article 173 qui impose la publication d’informations extra-financières sur les expositions au risque climatique et les moyens mis en œuvre pour l’atténuer. Au niveau européen, le Plan d’action pour financer la croissance durable, publié en mars 2018 par la Commission européenne, constitue une nouvelle étape.

La dimension systémique du risque climatique

9Le changement climatique est porteur d’un risque systémique, au sens où il est susceptible d’affecter l’ensemble des pays du globe et des acteurs économiques. La rapidité avec laquelle il s’opère montre que sa dynamique est non linéaire et largement imprévisible. Les phénomènes qu’il déclenche s’autoalimentent et s’amplifient de manière endogène. Les scientifiques insistent en particulier sur l’existence de points de bascule (tipping points) à partir desquels les effets du changement climatique deviendraient irréversibles et susceptibles de causer des dommages majeurs aux écosystèmes.

10Ces caractéristiques ont conduit N. Stern (2010) à déclarer que « le changement climatique est la plus grande défaillance de marché que le monde ait connu », c’est-à-dire la pire des situations à laquelle conduit le comportement d’individus rationnels et indépendants en l’absence de mécanismes de coordination.

11La dimension systémique du risque climatique est également liée :

  • à la « tragédie des horizons » (Carney, 2015), les agents économiques n’internalisant pas les conséquences futures sur leurs propres activités de leurs comportements présents. Ainsi, ils ne se sentent pas concernés par des événements se situant au-delà de leur horizon de décision. À l’exception de l’horizon de décision des investisseurs institutionnels qui couvre plusieurs décennies, celui de la finance est généralement très court : celui des traders algorithmiques est de l’ordre de la nanoseconde ; les assureurs renouvellent leurs polices tous les ans sur la base des événements observés dans l’année ; les banquiers enregistrent une rotation des prêts qu’ils accordent en moyenne de 3 à 5 ans pour les entreprises et de 7 à 8 ans pour les ménages. Toutes ces positions devront cependant être renouvelées et refinancées à des coûts croissants.
  • aux incertitudes sur la dynamique du changement climatique. Le risque de transition, qui résulte de la mise en œuvre de politiques énergétiques ambitieuses, de l’occurrence de chocs technologiques ou de changements de comportement, est généralement considéré comme étant celui pouvant se manifester le plus rapidement. L’horizon de matérialisation du risque physique serait plus éloigné et dépendant de la localisation géographique des expositions. Certains pays y sont pourtant déjà confrontés. Ces incertitudes rendent possibles des pertes catastrophiques et inattendues au regard des événements passés. Les risques physiques et de transition sont également susceptibles de coexister : il est probable que l’augmentation de la fréquence et du coût des événements climatiques extrêmes agisse comme un catalyseur de l’action des parties prenantes.
  • à l’absence de prise en compte du risque climatique par les acteurs et les marchés financiers, qui conduit à une tarification sous optimale de ce risque et à une mauvaise allocation des financements, lesquels restent favorables aux activités les plus émettrices de GES. Le risque d’un ajustement financier brutal ne peut être exclu, notamment pour les actifs exposés au risque de transition. Au-delà des actifs « ensablés » (stranded assets), dont la mise en œuvre de politiques ambitieuses de réduction des émissions condamnerait l’usage, c’est l’ensemble du secteur économique qui pourrait être déstabilisé. Certains scientifiques évoquent le risque de crises écologiques systémiques (Ripple et al., 2017). Bolton et al. (2020) mentionnent l’apparition de « cygnes verts », des « événements écologiques à la fois prévisibles et impossibles à mesurer avec précision et qui peuvent avoir des conséquences systémiques irréversibles incluant la perte de vies humaines ».

Une prise en compte insuffisante de la dimension systémique du risque climatique

12Sous l’effet de la pression des autorités, des investisseurs et des clients, et afin de réduire leur risque de réputation, les établissements financiers ont multiplié, au cours de ces dernières années, leurs engagements dans la lutte contre le réchauffement climatique. Un rapport récent, publié conjointement par l’ACPR et l’AMF (2020), procède à une évaluation de ces engagements. Il montre une prise de conscience de la responsabilité du secteur financier dans la lutte contre le changement climatique et du rôle-clé de la finance pour accompagner les entreprises dans leur transition vers une activité moins carbonée. Il ressort de cette étude que 89 % des banques et 65 % des assureurs ont pris un ou plusieurs engagements portant sur des politiques de financement de la transition énergétique, de financement de projets d’énergies renouvelables, d’émissions ou d’arrangements d’opérations de green bonds. En outre, 44 % des banques et 47 % des assureurs ont pris au moins un engagement portant sur une politique de réduction de l’empreinte carbone de leurs portefeuilles ou de leurs propres émissions de GES.

13Pour autant, la dimension systémique du risque climatique n’est pas encore intégrée par ces établissements financiers. Leurs stratégies restent très largement définies sur un horizon de court terme et les indicateurs utilisés n’entrent pas nécessairement dans le pilotage et la gestion des risques financiers. En particulier, ces indicateurs ne sont pas, ou très rarement, assortis de mesures d’impact [3], ni vraiment déclinés de façon opérationnelle. Les institutions financières peinent également à mesurer les interconnexions entre les différents secteurs d’activité, notamment tout le long de la chaîne de valeur. De même, il leur est parfois difficile de connaître précisément la localisation des expositions et, par conséquent, leur vulnérabilité à certains risques physiques du fait de leur concentration géographique. La pandémie liée à la Covid-19 a illustré la complexité des canaux de transmission d’un choc, dont les effets sont différentiés selon les secteurs et les pays, et l’importance des vulnérabilités liées aux mécanismes de contagion indirecte. Enfin, les acteurs peinent à identifier les porteurs ultimes du risque : les banques se considèrent peu exposées au risque physique du fait de sa couverture par les assureurs, qui considèrent eux-mêmes l’avoir transféré aux réassureurs. Or, les conditions actuelles d’équilibre ne seront plus suffisantes dans un monde où le coût et la fréquence des événements climatiques extrêmes augmenteraient. Comme l’indiquait H. de Castries (2015) lors de la COP21, « aucun acteur ne peut se protéger individuellement face à de tels risques. Nous n’avons pas le choix : un monde à + 2 °C pourrait encore être assurable, un monde à +4 °C ne le serait certainement plus ».

14La dimension systémique du risque climatique ne sera pas non plus réglée sans une évolution de la régulation financière. La réglementation a été profondément modifiée à l’issue de la Grande crise financière, mais elle n’a pas été pensée à l’aune du risque climatique. Ce dernier, en tant que facteur additionnel de risque, est en partie capté par le nouveau cadre, mais pas nécessairement sa dimension systémique. À titre d’illustration, le cadre prudentiel des banques et des assurances repose pour l’essentiel sur leurs expositions directes, mais ne prend pas en compte, ou que très partiellement, leurs expositions indirectes. Il n’intègre pas non plus de dimension sectorielle. Enfin, les réglementations, spécifiques à chaque secteur, négligent souvent les dépendances intersectorielles. Un recours plus systématique à de exercices de stress-tests climatiques devrait contribuer à sensibiliser les établissements financiers à la dimension systémique des risques liés au changement climatique (voir ACPR, 2020). Des réflexions ont été lancées récemment par plusieurs régulateurs financiers internationaux.

Bibliographie

  • ACPR (2020), Scénarios et hypothèses principales de l’exercice pilote climatique, juillet, https://acpr.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/principales_hypotheses_pour_lexercice_pilote_climatique.pdf
  • ACPR & AMF (2020), Les engagements climatiques des institutions financières françaises, décembre, https://acpr.banquefrance.fr/les-engagements-climatiques-des-institutions-financieres-francaises
  • BOLTON P., DESPRES M., PEREIRA DA SILVA L., SAMMAMA F. & SVARTZMAN R. (2020), The Green Swan, Central Banking and Financial Stability in the Age of Climate Change, Banque des règlements internationaux et Banque de France, ISBN 978-92-9256-326-1.
  • CARNEY M. J. (2015), ‟Breaking the tragedy of the horizon – Climate change and financial stability”, discours à la Lloyd de Londres, 29 septembre.
  • DE CASTRIES H. (2015), « Réchauffement climatique : le scepticisme n’est plus de mise, il faut agir », discours prononcé au Climate Finance Day, 22 mai.
  • GIEC (2018), rapport spécial sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C.
  • GIEC (2019), rapport spécial sur le changement climatique, la désertification, la dégradation des sols, la gestion durable des terres, la sécurité alimentaire et les flux de gaz à effet de serre dans les écosystèmes terrestres.
  • NGFS (2019), « Un appel à l’action. Le changement climatique comme source de risque financier », avril, https://www.ngfs.net/sites/default/files/medias/documents/ngfs_first-comprehensive-report_fr.pdf
  • RIPPLE W. J., WOLF C., NEWSOME T. N., BARNARD P. & MOOMAW W. R. (2020), ‟World Scientists’ Warning of a Climate Emergency”, BioScience, vol. 70, Issue 1, January, pp. 8-12.
  • STERN N. (2006), The Economics of Climate Change : the Stern Review, HM Treasury, Cambridge University Press.
  • STERN N. (2010), « Gérer les changements climatiques. Climat, croissance, développement et équité », leçon inaugurale prononcée au Collège de France, Chaire « Développement durable – Environnement, énergie et société », jeudi 4 février.
  • WEITZMAN M. (2009), ‟On Modeling and Interpreting the Economics of Catastrophic Climate Change”, Review of Economics and Statistics, vol. 91, n°1, pp. 1-19.

Date de mise en ligne : 30/03/2021

https://doi.org/10.3917/re1.102.0006

Notes

  • [1]
    Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que l’auteur. Elles ne reflètent pas nécessairement celles de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution ou celles de la Banque de France.
  • [2]
    William Nordhaus a été récompensé par l’attribution du prix Nobel d’économie en 2018 pour ses travaux.
  • [3]
    Le fait qu’un établissement financier désinvestisse d’un secteur donné d’activité est sans impact sur le risque climatique s’il est remplacé par un autre établissement. En outre, il n’existe pas pour le moment de lien clairement établi entre les indicateurs d’alignement des portefeuilles sur les 2 °C et les émissions réelles de GES.

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