Couverture de RE1_102

Article de revue

Leviers économiques pour la biodiversité

Pages 77 à 84

Notes

Le temps de l’action

1Après une longue période de plaidoyer, voici venu le temps de l’action et de la recherche de solutions pour préserver la biodiversité. Jusqu’aux années 1990, cette action se résumait pour l’essentiel à la préservation d’espaces naturels définis comme remarquables et à la lutte contre la pollution et la surexploitation des ressources naturelles à travers leur gestion durable. Mais la dégradation des écosystèmes a atteint un tel niveau que la nécessité d’agir, notamment pour la restaurer, s’est progressivement imposée au cours des années 1980 et surtout 1990. Or, agir suppose de définir des objectifs et des méthodes et de dégager des moyens.

2Les êtres vivants qui peuplent la Terre expriment une forme de demande : vivre, manger, se reproduire… Mais la Nature, qui est une des représentations possibles du non-humain, n’a pas d’objectifs identifiables, pas plus que la biodiversité, que l’on peut définir comme le tissu vivant de la Terre (donc incluant l’humain). Les objectifs de l’action sont déterminés par des objectifs humains, le consensus mondial étant de considérer la biodiversité comme un bien public dont les sociétés humaines dépendent pour assurer leur fonctionnement. Les négociations internationales s’orientent ainsi vers un double objectif visant, dans un premier temps, à ne plus enregistrer de perte nette de surface d’espaces naturels d’ici à 2030 et, dans un second temps, à atteindre un gain de 20 % de surface à horizon 2050. Côté climat, l’Accord de Paris de 2015 a fixé à la biosphère la mission d’absorber entre 2050 et 2100 l’excédent de carbone rejeté par l’humanité.

3Tout se complique mais se décide aussi au moment d’agir sur le terrain. Je ne m’étendrai pas ici sur les objectifs de l’action, sans oublier pour autant qu’ils déterminent tout. Je me limiterai à proposer quelques clés sur les méthodes, les moyens et les solutions permettant d’intégrer l’économie dans la biodiversité (et vice versa !). Cela en m’intéressant d’abord aux acteurs économiques. En effet, ils ont les moyens et la capacité d’agir. C’est même ce qu’ils font de mieux ou de pire, selon les objectifs qu’ils visent. Bien entendu, les gouvernements ne manquent pas de moyens. Mais, d’une part, il paraît équitable de faire supporter une part du fardeau au secteur économique qui utilise de mille façons et souvent gratuitement la biodiversité [1]. Et, d’autre part, les moyens dont dispose ce secteur excèdent largement ceux des pouvoirs publics. Les estimations des besoins de financement de la biodiversité mondiale se situent entre 722 et 967 milliards (Mds) de dollars par an d’ici à 2030. Nous n’y consacrons actuellement que 124 à 143 Mds par an [2], ce qui correspond à un déficit de financement de 598 à 824 Mds par an [3]. Bien que considérable, l’écart, qui se situe entre 450 et 700 Mds de dollars par an, représente moins de 1 % du PIB mondial annuel [4]. Prélever moins de 1 % de ce produit pour préserver le cadre dont nous dépendons de façon vitale ne paraît pas extravagant (et l’année 2020 a permis de rappeler aux humains qu’ils restaient des animaux assez fragiles face aux virus et aux déséquilibres écologiques !).

Comment financer la préservation de la biodiversité ?

4Les actions engagées en faveur des deux grands enjeux écologiques du siècle, que sont le climat et la biodiversité (qui sont interdépendants), présentent des différences notables.

5En premier lieu, la même tension existe en ce qui concerne la biodiversité et le climat entre ceux qui bénéficient de la destruction d’un bien public et ceux qui payent sa réparation ou en subissent les effets [5]. Mais si le principal levier de financement de l’action en faveur du climat est l’économie d’énergie [6], qui a aussi l’avantage d’être facilement appropriable par la personne qui la met en œuvre, l’action pour la biodiversité a beaucoup de mal à se financer au travers des produits ou des économies qu’elle génère. Les poissons, prairies et oiseaux ne sont en effet ni solvables ni (en général) rentables par nature (et encore moins brevetables), ce qui exige de trouver des agents économiques prêts à consentir à payer pour assurer leur préservation. En deuxième lieu, les écosystèmes sont très peu substituables, contrairement aux gaz à effet de serre qui se déplacent librement, et dont l’émission ou l’évitement a le même impact sur l’atmosphère, quel que soit l’endroit considéré. En troisième lieu, parce que l’action sur la nature doit tenir compte de la dynamique propre aux écosystèmes, ce qui conduit à des modes d’intervention radicalement différents de ceux des autres secteurs d’activité.

6Faute de demande et de bénéfices directs, la valeur d’une action accomplie au profit de la biodiversité provient essentiellement du fait qu’elle est reconnue comme utile à la préservation de ce bien public [7]. Ainsi, comme dans le cas du climat, deux grands principes guident les actions engagées en sa faveur et sont les conditions nécessaires de la création d’une valeur.

7D’abord, « faire mieux » que ce qui serait si l’on n’agissait pas. Ce « faire mieux » exige la création d’une référence, l’intervention de tierces-personnes qui certifient que l’on a effectivement « fait mieux », la création des outils correspondants (labels, notations) et le respect des conditions d’une transparence et d’une vérification indépendantes.

8Ensuite, lorsque l’on souhaite compenser des actions nuisant à la biodiversité, il faut respecter l’ordre de la séquence « Éviter-réduire-compenser ». Avec une nuance importante toutefois : s’il y a une certaine équivalence en ce qui concerne le CO2 entre le réduire et le compenser, cette équivalence est limitée en matière de biodiversité, car les écosystèmes n’étant pas substituables entre eux, la compensation ne peut être dès lors qu’un pis-aller et se limite aux fonctions qu’ils remplissent.

Agir avec la nature

Il vaut mieux agir avec que contre la nature [8]

9Pourquoi agir avec la nature ? D’abord parce que c’est plus efficace, surtout lorsque l’on se préoccupe de la préserver. Ensuite, parce que depuis des millions d’années, elle a développé des solutions qui fonctionnent bien [9] : confrontées à toutes sortes de changements de contexte, elles ont ainsi été éprouvées par le temps. Agir avec la nature, c’est agir en tenant compte d’une façon particulière à la fois de l’espace, du temps et du vivant, sans oublier que ces trois dimensions sont imbriquées et que cet entrelacement constitue l’essence même de la nature. Le vivant est avant tout caractérisé par la remarquable propriété qu’a la molécule d’ADN de se reproduire, avec quelques erreurs de copie de temps à autre. Une caractéristique qui confère aux espèces et à leurs combinaisons une capacité d’adaptation aux changements et une flexibilité inégalée. Mais aussi une grande imprévisibilité.

10Pour l’action, cela a de nombreuses conséquences que nous ne ferons ici que mentionner : appréhender les écosystèmes comme des systèmes interconnectés ; identifier les cycles propres à ces écosystèmes et agir en fonction d’eux [10][11] ; tenir compte de leurs dynamiques propres et en particulier éviter les normes fixes, notamment les normes fixes de prélèvements, qui conduisent le plus souvent à un résultat opposé à celui recherché [12] ; tenir compte de la dimension spatiale, des échelles d’intervention et des besoins spatiaux des espèces avec lesquelles nous partageons l’espace, en tenant compte de l’Écologie du paysage [13] et des apports de la théorie des équilibres insulaires [14] qui montrent les liens dynamiques qui se nouent, sous l’effet des phénomènes d’extinction et de colonisation, entre la taille des territoires et le nombre d’espèces qu’ils peuvent abriter. Tout cela sans oublier le changement climatique. Il est désormais acquis que la plupart de nos systèmes naturels devront fournir en quelques décennies seulement l’effort d’adaptation au changement de climat qu’ils accomplissent habituellement à l’échelle du millénaire. Ce qui impose de bousculer singulièrement les techniques de la sylviculture et de l’agriculture (mais notons que dans les principaux scénarios du GIEC, il existe des solutions, à condition de s’y mettre sans tarder [15]). Enfin, les systèmes naturels sont résilients. S’il existe des seuils d’irréversibilité (disparition d’une espèce, par exemple), la dynamique propre au vivant leur permet dans une large mesure de se restaurer ou d’être restaurés, selon des pas de temps qui se comptent plutôt en décennies qu’en millénaires. Cela constitue une autre différence par rapport au climat, une différence cruciale qui favorise l’action.

Des solutions fondées sur la nature [16]

11Cette approche particulière que doit avoir l’action en lien avec la nature a conduit à la notion développée notamment par l’Union internationale de conservation de la nature (UICN), des « Nature Based Solutions » (« solutions fondées sur la nature »), laquelle tend à s’imposer au niveau international. Ces solutions, qui correspondent à des techniques et à des méthodes d’action particulières telles qu’esquissées supra, s’adressent à une clientèle potentielle (les consommateurs qui préfèrent les produits et services fondés sur une action avec la nature plutôt que contre elle) et peuvent devenir le socle d’un nouveau secteur d’activité (incluant les métiers anciens de l’agriculture, de la sylviculture, du génie écologique…).

12Toutefois, nous remarquons que ces solutions, qui respectent les écosystèmes et apportent le plus grand bénéfice à la biodiversité, ne coïncident pas toujours avec celles qui économisent ou séquestrent le plus de carbone. Par exemple, les arbres qui ont en Europe le plus grand potentiel de production (et de séquestration) sont d’origine exotique ; or, leur implantation n’est pas favorable aux écosystèmes locaux. Gageons que ce sera une source d’arbitrages compliqués, mais là aussi des compromis acceptables sont possibles.

Trois types de solutions selon le secteur d’activité

13Selon l’IPBES, cinq pressions anthropiques principales participent directement à l’érosion de la biodiversité : les changements d’usage des terres et de la mer, l’exploitation/surexploitation directe des ressources, le changement climatique, la pollution et les espèces exotiques envahissantes.

14Ces facteurs peuvent constituer une entrée pour guider l’action des acteurs économiques. Chacun peut évaluer son impact selon cette grille afin de l’atténuer. Cela mène à l’outil de la notation. J’y reviendrai infra.

15Une autre entrée est vraisemblablement appelée à prendre de l’importance : celle de la taxonomie européenne des activités, qui est une classification standardisée établie pour évaluer la durabilité de 70 activités économiques, représentant 93 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) de l’Union européenne, selon différents niveaux en lien avec la lutte contre le changement climatique, et qui inclut des activités favorables à la biodiversité [17]. Son objectif est d’adopter des critères et des définitions communs à ces activités et d’orienter les financements vers celles qui sont durables, par exemple en permettant de calculer la part « verte » d’un produit financier proposé aux investisseurs et les notations correspondantes. Au moment de la rédaction du présent article, le projet de règlement fixant précisément la liste des activités et les critères de « durabilité » de celles-ci était en cours d’élaboration.

16Une autre approche, qui n’est pas contradictoire, bien au contraire, consiste à se situer par rapport aux solutions que l’on peut apporter. Les activités économiques peuvent alors être classées en trois catégories [18].

Les activités qui exploitent la biodiversité et donc en dépendent

17Elles incluent le secteur primaire et les activités qui en sont issues : agriculture, forêt, pêche et, indirectement (et pour partie), agro-alimentaire, textile, habillement, mode, construction, cosmétique, pharmacie… Ce sont celles pour lesquelles la destruction et la préservation de la biodiversité peuvent avoir un impact financier. L’enjeu réside dans la préservation de la capacité du milieu à produire la ressource et dans l’exploitation durable de celle-ci. Une durabilité qui ne doit pas être seulement technique, mais qui doit aussi s’inscrire dans la relation locale qui existe entre les producteurs et l’écosystème dans lequel ils prélèvent la ressource.

18Cette approche dans laquelle la préoccupation de la préservation de la biodiversité est fondée sur l’utilité de celle-ci conduit au levier que représentent les « paiements pour services environnementaux (PSE) » [19]. Plus précisément, les PSE peuvent être utiles à ce type d’activités dans deux situations : premièrement, lorsque la distribution des coûts et bénéfices en matière de destruction/préservation de la biodiversité ne permet pas à l’agent qui exploite la ressource de tirer directement des bénéfices d’une gestion écologique et/ou durable ; deuxièmement, lorsque deux parties (le « destructeur » ou l’exploitant, d’un côté, et le « bénéficiaire » ou un représentant clairement identifié des bénéficiaires, de l’autre) sont clairement identifiables et identifiées. Nombre de grandes entreprises de ces secteurs, par exemple Danone, Kering, LVMH, Firmenich…, l’ont compris et ont mis en œuvre des plans d’action qui peu ou prou se réfèrent à la préservation des écosystèmes (incluant les communautés de producteurs) qui contribuent à leur approvisionnement.

Les activités qui entraînent une destruction des milieux et/ou des ressources naturelles

19Elles sont pour l’essentiel liées à la ville et à ses extensions (infrastructures de toutes sortes reliant les villes), incluant les activités extractives. Un consensus mondial s’établit progressivement [20] sur l’application de la séquence « Éviter-réduire-compenser », c’est-à-dire éviter les impacts des projets, réduire les impacts qui n’ont pas pu être évités et, en dernier lieu, compenser ces derniers.

20Il semble raisonnable d’inclure dans cette catégorie les activités qui ont un impact sur le climat, compte tenu de l’effet du changement climatique sur la destruction de la biodiversité.

21L’évitement et la réduction des impacts offrent un vaste champ de réflexion et d’activités, par exemple, en matière de choix et de définition des modalités foncières d’une implantation [21]. Il est à noter qu’en France métropolitaine, par exemple, 42 % des surfaces artificialisées sont le fait de l’habitat et 44 % des infrastructures de transport, des activités de loisirs et des services ; l’industrie, l’agriculture et le commerce se partageant le reste.

22S’implanter sur des friches ou des zones déjà artificialisées, surélever le bâti, désimperméabiliser les sols, les dépolluer, déconstruire plutôt que détruire font partie de la panoplie qui s’offre aux maîtres d’ouvrage. Mais il est bien rare qu’il ne reste pas un impact. La compensation, volontaire (si l’impact ne porte pas sur un espace ou une espèce protégée) ou obligatoire, doit alors être mise en œuvre. Cette exigence a créé trois leviers d’action (voir ci-après).

Les activités qui ont des liens avec la nature, sans nécessairement l’exploiter ou la détruire

23On y trouve le tourisme, les activités liées à l’eau, la culture, la ville déjà construite (et qui se réaménage) et la finance. Dans une société dont les citoyens consommateurs préfèrent les produits issus d’une relation durable nouée avec la nature, cette catégorie, regroupant des entreprises qui ont le choix, voit s’ouvrir à elle la possibilité d’intégrer le champ immense des activités dites à biodiversité positive. Dans une économie qui est de plus en plus fondée sur les services, souvent complexes et immatériels, cette catégorie d’activités peut jouer un rôle considérable, et ce même si elle ne figure pas en première ligne dans la relation à la biodiversité.

24Ainsi, le secteur financier est en partie lié aux activités qu’il finance (si une banque finance la surpêche, elle en est en partie responsable). Mais il a aussi la possibilité, notamment dans ses activités d’investisseur, de créer des activités financières favorables à la biodiversité, en tenant compte de la valeur (dans le sens le plus large du mot valeur) de la nature pour l’humanité, ce qui a conduit à la notion de capital naturel. Pour ce secteur, la taxonomie européenne des activités pourrait devenir un facteur majeur d’orientation de ses modes d’intervention.

Trois leviers et un outil

25Nous distinguons ici trois leviers, dont la mise en œuvre peut générer une création de valeur, et un outil (labels et notes), qui peut conditionner celle-ci. On notera que, dans une large mesure, les trois leviers considérés peuvent être rattachés à l’un ou l’autre des trois types d’activités définis ci-dessus.

Les paiements pour services environnementaux

26Faire payer aux consommateurs les services qu’ils obtiennent indirectement ou directement des écosystèmes est une idée séduisante. Soulignons d’emblée que l’objet de la transaction s’inscrivant dans le cadre de ce dispositif n’est pas le service écosystémique en lui-même, dérivé d’une ou plusieurs fonctionnalités écologiques par nature non appropriables, mais l’adoption d’usages particuliers des ressources (principalement les terres) ou de pratiques spécifiques susceptibles de maintenir ou de restaurer un ou plusieurs services écosystémiques. En d’autres termes, c’est l’action permettant de faciliter la préservation de services écosystémiques qui est rémunérée [22].

27L’outil n’a cessé de se développer. Ainsi, créé il y a près de trente ans aux États-Unis, le Wetlands Reserve Program, en finançant les propriétaires terriens qui participaient au maintien ou à la restauration écologique des zones humides, a permis la protection de plus d’un million d’hectares. De même, les mesures agro-environnementales et les « paiements verts » établis dans le cadre de la politique agricole commune s’adressent à toute l’agriculture européenne. Au niveau régional, cet outil est souvent utilisé pour améliorer la qualité des eaux. Les dispositifs existants proposent des paiements à montants fixes à des exploitants agricoles en contrepartie de la mise en œuvre de pratiques spécifiques (utilisation contrôlée des pesticides et des nitrates…) allant au-delà de ce que requiert la réglementation en vigueur. Après notamment Munich et Vittel, qui ont été des villes pionnières, les initiatives se multiplient, non seulement en Écosse, avec le Scottish Water Sustainable Land Management Incentive Scheme, mais aussi en Finlande, en Belgique, en Norvège et au Royaume-Uni. Paris a récemment rejoint ce mouvement.

28Les rémunérations versées aux parcs naturels (permis de chasse, droits d’entrée, honoraires divers) peuvent être classées dans cette catégorie.

29De même, « l’accès partagé aux avantages » de la biodiversité (APA) issu du protocole de Nagoya oblige toute personne qui exploite des ressources génétiques dans un pays qui n’est pas le sien, à agir en faveur des écosystèmes qui génèrent ces ressources. Mais ce système, compliqué, peine encore à devenir un outil efficace.

Chantier visant à rétablir le caractère maritime du Mont Saint-Michel

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Chantier visant à rétablir le caractère maritime du Mont Saint-Michel

« L’opérateur s’engage à mener les actions de restauration nécessaires durant une longue période (trente ans, en général), puis à garantir au-delà, sans limite de durée, le maintien de la vocation écologique du lieu. »
Photo © Vincent M. & E. Studler/BIOSPHOTO

30Ces dispositifs posent plusieurs questions, notamment celles-ci : l’éviction des motifs désintéressés d’agir ; le chantage à la destruction (« payez-moi ou je détruis ») ; la nature du paiement (la collectivité doit-elle payer éternellement à titre de compensation d’une perte de revenus ou bien doit-elle financer le changement de pratiques, ce qui sera alors considéré comme un investissement ?) ; et l’efficience écologique du PSE (il y a rarement un lien univoque entre les pratiques et le bénéfice pour la biodiversité).

31Dans tous les cas, le principe d’additionnalité et la reconnaissance de l’action par le payeur final (les consommateurs, en général) sont des conditions du succès. Et les labels seront, quant à eux, une des clés d’entrée dans ces systèmes.

La compensation

32En France, la loi de protection de la nature de 1976 a établi la nécessité de compenser « si possible ». Ce volet de la loi n’a pas bien fonctionné du fait qu’il s’est souvent révélé au fil des décennies que la compensation n’était pas possible. Examinons les raisons pour lesquelles les aménageurs (qui dans l’ensemble appliquent les lois) et les services de l’État ne sont pas parvenus à cette compensation depuis 1976. La raison essentielle est que l’exercice est difficile ! Comme il n’y a pas de cohérence en termes de fonctionnalité écologique entre les espaces détruits et ceux qu’il faudrait restaurer, les aménageurs ont en général du mal à identifier des actions qui puissent réellement compenser leurs impacts, puis à pérenniser cette compensation. Or, comme c’est difficile et coûteux, la tendance est à compenser peu, et donc encore moins à éviter et à réduire (« Si je sais que je n’aurai pas à compenser mon impact résiduel, alors pourquoi chercher à le réduire ? »).

33Le constat de l’échec de cette loi (sur cet aspect) a conduit à une relance du sujet, notamment avec la création en 2008 du premier opérateur de compensation en Europe [23] ‒ CDC Biodiversité ‒, qui a lancé dans la Crau une opération qui deviendra le premier site naturel de compensation, puis l’adoption de la loi biodiversité du 8 août 2016 qui a créé, par le biais de son article 69, un cadre cohérent pour la compensation [24].

34Les sites naturels de compensation sont des espaces sur lesquels sont mis en œuvre, par un opérateur de compensation, des actions de restauration d’un certain type d’espace naturel (par exemple, dans la Crau, des « plaines méditerranéennes sèches favorables à l’avifaune steppique »). L’opérateur s’engage à mener les actions de restauration nécessaires durant une longue période (trente ans, en général), puis à garantir au-delà, sans limite de durée, le maintien de la vocation écologique du lieu. Une fois le site agréé par l’État, l’opérateur de compensation a le droit de faire financer son action, sous forme d’unités de compensation, par des maîtres d’ouvrage amenés à détruire un espace comparable à celui qui a été restauré, sous réserve là encore d’un accord de l’État. Donc, une double validation, de la qualité du site lui-même, puis de sa pertinence comme action compensatoire d’une obligation de compensation pour un maître d’ouvrage donné.

35Cette méthode ex ante présente trois avantages par rapport à l’approche ex post : la restauration a lieu avant la destruction (si l’on se place du point de vue des espèces naturelles dont l’habitat sera détruit, c’est un avantage vraiment considérable !). L’action menée est cohérente d’un point de vue écologique. Enfin, le contrôle par l’Administration est facilité et l’on augmente ainsi les chances de voir la compensation effectivement mise en œuvre. On peut penser que cela donnera naissance progressivement à un levier efficace au regard de la préservation de la biodiversité et qu’il sera créateur de valeur (et d’emplois).

36Une remarque néanmoins sur ce levier : comme cela a été le cas pour l’action climatique, on observe que le développement du secteur de la compensation obligatoire s’opère distinctement de celui de la compensation volontaire. Cette dernière a la faveur des entreprises, car elle leur permet de s’associer à de « belles histoires », appréciées de leurs clients et de leurs salariés.

Les véhicules de la biodiversité positive

37Comme il est souvent difficile de trouver dans la seule restauration de la biodiversité les bénéfices permettant de la financer, une solution consiste à trouver des véhicules rentables sur lesquels embarquer l’action. Tous ne conviennent pas et, pour pouvoir se développer, de tels véhicules devront, d’une part, être réellement reliés à la biodiversité et, d’autre part, être en lien avec l’activité des personnes qui les financeront. En voici quelques exemples.

38Les fonds Livelihoods utilisent l’économie du carbone pour financer des projets de restauration des écosystèmes, et d’agroforesterie et d’énergie rurale avec pour finalité d’améliorer la sécurité alimentaire des communautés rurales et d’accroître les revenus des agriculteurs. En contrepartie de leur contribution financière, les investisseurs reçoivent des crédits carbone.

39Des fonds assez proches ‒ les fonds Althelia (devenus Mirova capital naturel) ‒ financent dans le monde entier la protection et la restauration de terres agricoles et de leur biodiversité en se rémunérant sur l’économie du carbone, mais aussi, indirectement, sur la valeur agronomique restaurée.

40Le Printemps des Terres (qui opère uniquement en France) utilise de façon combinée les leviers écologiques, notamment ceux de la qualité des eaux et de la biodiversité, à la rentabilité actuellement incertaine, et le levier des loyers agricoles perçus qui, s’ils sont modestes, sont néanmoins stables. Pour cela, la société identifie des projets agricoles en transition écologique qui recherchent des financements, notamment pour payer le foncier. Elle achète alors les terres nécessaires au projet et les loue au porteur de projet en lui donnant le droit irrévocable de les racheter à terme. De plus, elle finance les investissements écologiques (changement de culture, séquestration du carbone, création d’un espace favorable à la biodiversité). Elle permet ainsi aux porteurs de projet de les réaliser, tout en apportant à ses propres investisseurs la sécurité d’un loyer, l’espoir de gains financiers liés à l’accroissement de la valeur écologique des terres (espoir insuffisant à lui seul pour déclencher l’investissement) et le bonheur de participer à la transition écologique. Ici, le véhicule financier de la biodiversité est le loyer.

41Le programme Nature 2050, lancé en 2016 par CDC Biodiversité, finance et met en œuvre, en France, des actions de restauration de la biodiversité et d’adaptation d’espaces agricoles naturels et forestiers au changement climatique. Il est financé par des entreprises et institutions soucieuses de contribuer à la qualité des espaces où elles opéreront au cours des décennies à venir, sur une base simple : 5 € de financement équivalent à 1 m2 d’espace restauré et géré jusqu’en 2050, l’entreprise ayant le droit de s’attribuer (en termes d’image) les mètres carrés restaurés au prorata de sa contribution. Il s’agit donc avant tout d’un levier de communication, un outil efficace qui permet de réaliser de splendides opérations, qui sont comptabilisées en charges dans les comptes des entreprises qui les financent.

42Le moteur de recherche Ecosia utilise les gains générés par les recherches faites par les internautes pour financer la plantation d’arbres. Ici aussi, ce levier est purement du marketing, un mécanisme dans lequel le paiement ne correspond pas à une charge visible pour le consommateur (qui s’en acquitte via la publicité).

43Le promoteur immobilier Icade inscrit son action dans le concept de biodiversité positive : il prend le plus grand soin de celle de ses parcs d’activité et finance par ailleurs (dans le cadre du programme Nature 2050) de belles actions écologiques. Ici, le véhicule réside dans la création de valeur pour les parcs immobiliers, rendus plus attractifs pour leurs locataires.

44Le groupe de construction Demonchy a développé une toiture végétalisée légère et peu coûteuse, plantée d’espèces végétales locales, qui peut être installée sur les toitures neuves ou existantes. Le levier est ici pluriel : il s’agit, en premier lieu, des économies d’énergie liées à l’isolation conférée par la végétation ; en second lieu, de la protection induite pour la couche d’étanchéité du toit, dont la durée de vie est allongée ; et, en troisième lieu, de l’effet amplificateur de la loi qui impose pour toute construction neuve de plus de 1 000 m2 de toiture de prévoir l’installation de panneaux solaires et/ou d’une terrasse végétalisée.

45Ecocéan est une entreprise de génie écologique qui a développé des techniques innovantes visant au repeuplement en poissons des fonds marins. Une grande partie de ses clients sont des ports de plaisance qui souhaitent que leurs eaux soient plus accueillantes. Ici le levier est « l’anneau portuaire ». Dès lors que le coût du repeuplement reste acceptable par les plaisanciers, ceux-ci préfèrent penser qu’ils naviguent sur une eau riche en poissons de toutes sortes.

46La liste est longue. On peut notamment y ajouter les offres d’écotourisme les plus écologiques, notamment de certaines réserves africaines et indiennes, dans lesquelles les touristes financent explicitement la protection des espaces et la conversion des braconniers au métier de guide de safari photos. Ce type d’initiatives dépend de l’imagination des entreprises, avec pour seule condition qu’un lien puisse être établi entre l’action envisagée et la biodiversité. Et nombre de véhicules se développent dans ce cadre. Leur capacité à générer des financements dépend de leur caractère additionnel par rapport à un référentiel. Mais surtout, l’on observe que quelle que soit la certification obtenue, les entreprises qui les financent (les payeurs finaux) se soucient de plus en plus de la qualité des projets, et non plus de la seule détention d’un certificat.

Les outils de la création de valeur : les labels, notations et référentiels

47Le recours à ces outils est l’une des principales conditions de la création de valeur : MSC pour la pêche, FSC et PEFC pour le secteur forestier, Cosmebio en cosmétique, label AB pour l’agriculture biologique sont des outils efficaces, qui sont massivement adoptés. Par exemple, depuis 2019, tous les rayons poissonnerie des magasins Carrefour sont certifiés responsables par le système MSC pêche durable et ASC aquaculture responsable. Et de nouveaux labels apparaissent régulièrement, à l’instar de BiodiverCity pour la construction.

48Parmi les incitations à recourir à ces notations, l’article 173 de la loi sur la transition énergétique de 2015 oblige les grandes entreprises à exposer dans leur rapport d’activité ce qu’elles font pour l’environnement. On peut également citer : la taxonomie européenne citée plus haut, qui classe les produits financiers en fonction de leur degré d’impact ; l’établissement par certaines entreprises de leur propre classification (comme le Green weighting factor de Natixis…).

49Notons toutefois que nombre de ces labels et référentiels ont été créés avant que les modes d’intervention pertinents de « l’agir avec la nature » n’aient été formalisés, et n’y font donc référence que de façon imprécise. La plupart privilégient le climat, alors qu’il n’y a pas nécessairement de compatibilité entre les actions climat et biodiversité. Avant de les utiliser, il est donc recommandé de vérifier qu’ils prennent effectivement en compte la préservation de la biodiversité, et de quelle manière.

50Mais il manque encore la notation proprement dite. Nous disposerons d’un nouvel outil lorsque l’on pourra demander à un constructeur automobile, par exemple, pourquoi chaque véhicule qu’il produit consomme 4 m2 MSA de biodiversité, alors que son principal concurrent n’en consomme que 3. Ramener la biodiversité à un chiffre ? Une mission impossible a priori : comment mesurer sur la base d’une même échelle le coût en termes de perte de biodiversité de la destruction de la forêt amazonienne et celui de l’extinction des ours dans les Pyrénées ? Est-ce même souhaitable ? Pourtant, au vu de l’efficacité de l’outil « Tonne équivalent CO2 » dans le cas du climat, il est apparu nécessaire d’approfondir cette idée d’évaluation ; aujourd’hui, plusieurs équipes travaillent sur ce sujet dans le monde. L’indicateur retenu devra satisfaire à cinq conditions : représenter la biodiversité elle-même (et non pas sa valeur, ou les services qu’elle rend, car sinon le risque serait de détourner l’action de l’objectif visé) ; être consensuel et transparent ; être à la fois compréhensible et simple à calculer par une entreprise ; être exprimé par un nombre ; et, enfin, pouvoir rendre compte par sa variation dans le temps des efforts accomplis par l’entreprise dont on souhaite mesurer l’impact.

51Le Global Biodiversity Score, développé par CDC Biodiversité au sein du club B4B+, répond à ces cinq conditions et commence à être testé. Il est fondé sur une unité de mesure ‒ le MSA (Mean Species Abundance) ‒ conçue dans le cadre du modèle « Globio » par l’agence hollandaise de l’environnement (PBL), qui évalue localement l’état de la biodiversité et relie cet état à une série de pressions exercées sur celle-ci (pollution, artificialisation, fragmentation…). Sur cette base, l’équipe de CDC Biodiversité a établi un lien entre l’activité de l’entreprise sous étude, à travers ses consommations et les pressions qu’elle exerce, et l’état de la biodiversité.

Enfin, quelques ordres de grandeur financiers

52Les 124 à 143 Mds de dollars annuels (cités plus haut) de dépenses pour préserver la biodiversité se répartissent comme suit [25] : financements publics : entre 105,5 et 114,3 Mds ; philanthropie : de 1,7 à 3,5 Mds ; et leviers de marché : de 16,4 à 25,1 Mds.

53Ces leviers de marché se divisent comme suit :

  • « chaînes d’approvisionnement durable » (c’est-à-dire globalement les PSE au sens large, incluant les bois et la pêche écocertifiés) : 5,5 à 8,2 Mds ;
  • compensation : 6,3 à 9,2 Mds ;
  • produits financiers verts (produits facilitant les flux de capitaux vers des entreprises ou actions favorables à la biodiversité) : 3,8 à 6,3 Mds ;
  • solutions naturelles pour le climat (actions utilisant le véhicule du marché du carbone pour financer la biodiversité) : 0,8 à 1,4 Md.

54Combler grâce aux seuls leviers de marché l’écart avec les besoins, qui s’établit entre 600 et plus de 800 milliards de dollars par an, nécessiterait une multiplication par 25 à 50, des flux générés par ces leviers. Un objectif qui paraît hors d’atteinte, mais qui est pourtant tout à fait raisonnable si l’on considère que cela représente à peine [26] 2 % des investissements financiers privés mondiaux (institutionnels + investisseurs aisés + grand public) [27]. Embarquer des actions favorables à la biodiversité dans des investissements financiers privés à hauteur de 2 % de l’ensemble de ces investissements ne paraît pas insurmontable, dès lors que des leviers pertinents seront proposés. Un beau défi pour le secteur financier ! [28].

Huit remarques pour conclure

55D’abord, soulignons que l’humanité dispose des méthodes (les solutions fondées sur la nature) et des moyens (correspondant à moins de 1 % du PIB et à 2 % des investissements financiers !) nécessaires pour restaurer la biodiversité.

56L’enjeu est donc de mobiliser ces leviers. Mais ce ne sont que des leviers qui ne doivent pas faire oublier l’objectif. Ce qui compte en définitive est la qualité de l’action.

57Notons que la mise en œuvre de ces leviers et outils dépend d’une façon plus ou moins forte des pouvoirs publics. Plus ils sont réglementés (sites naturels de compensation), et plus ce qui compte (du point de vue de l’entreprise) est l’obtention d’un certificat ; moins ils le sont (Nature 2050, GBS), et plus ce qui compte est l’adéquation entre l’activité (et les objectifs) de l’entreprise qui finance et les projets qui sont financés. Les systèmes hybrides (APA) se situent, quant à eux, à un niveau intermédiaire.

58Les leviers économiques sont par construction fondés sur l’intérêt des acteurs économiques et sur des fonctionnements de marché. Cela a deux conséquences. D’une part, il serait imprudent de considérer comme des budgets les flux financiers qu’ils peuvent générer, car ces flux dépendent de l’état du marché. D’autre part, ces leviers laissent nécessairement de côté des objectifs qui n’intéressent pas les entreprises. Il convient donc de raisonner en termes de « panoplie » mixant les financements privés et les financements et réglementations publics.

59Les incitations peuvent se faire par des débits (les taxes) ou par des crédits (qui récompensent l’action). Lorsque c’est possible, les crédits ont pour avantage de ne financer que des actions réalisées et d’être beaucoup plus incitatifs psychologiquement pour les acteurs économiques.

60La comptabilité, en biodiversité, réserve des surprises. D’abord, parce que du fait de la dynamique propre au vivant, les stocks grossissent et prennent de la valeur au lieu de se dégrader. Ensuite, parce que la restauration de la biodiversité commence souvent par une destruction de valeur comptable. Ainsi, transformer un champ de maïs en territoire favorable aux visons d’Europe se traduira-t-il par une baisse de la valeur du sol de l’ordre de 80 %. Baisse qui devra être compensée par la rémunération de l’action.

61La biodiversité peut être considérée comme un actif (l’actif naturel dont l’humanité a besoin pour vivre) ou un passif (la dette que l’entreprise contracte quand elle détruit ou consomme la biodiversité). L’approche par la dette paraît plus opérationnelle [29], car elle s’impose à l’entreprise, peut être vérifiée par un commissaire aux comptes et doit être apurée.

62Enfin, et surtout, il vaut bien mieux éviter de détruire que de restaurer, pour des raisons écologiques évidentes, mais aussi financières : la préservation en France d’un espace naturel en bon état écologique coûtera au plus une dizaine d’euros par hectare et par an. Sa restauration après destruction coûtera entre 100 et 1 000 euros par hectare et par an (voire plus s’il y a des équipements à évacuer), et ce durant plusieurs décennies.


Date de mise en ligne : 30/03/2021

https://doi.org/10.3917/re1.102.0077

Notes

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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