1Pour des éducateurs pour la santé, qui se situent dans l’action éducative « ici et maintenant », l’évocation des effets et des mécanismes de la mondialisation peut exercer un effet de découragement voire de sidération. En effet, l’analyse des causes et des conséquences de la mondialisation ne va-t-elle pas essentiellement dans le sens d’une aliénation des libertés individuelles et collectives ? Et peut-être dans une certaine mesure, d’une dépossession des responsabilités et des pouvoirs d’action de chacun... Si l’on s’accorde ainsi à reconnaître que la mondialisation impose au plus grand nombre un modèle économique et culturel dominant, quelle marge de manœuvre reste-t-il alors à l’action éducative ? Dans sa conception la plus classique et la plus couramment utilisée, l’éducation pour la santé ne repose-t-elle pas en effet sur la possibilité de changement des personnes et des groupes et sur un champ d’intervention géographiquement et quantitativement limité ?
2Si l’on veut proposer des axes de travail aux éducateurs de santé, deux (au moins !) questions importantes se posent. L’une est pratique et immédiate : « Sur quels facteurs les éducateurs peuvent-ils agir pour contrecarrer les effets de la mondialisation les plus néfastes sur la santé ? ». L’autre est sans doute plus fondamentale : « À quelles conceptions de notre rôle éducatif, de la plus restrictive et conservatrice, à la plus globale et critique, renvoient les éléments d’analyse ici produits ? ».
Mondialisation et libertés
3Outre la liberté d’entreprendre et de commercer, la liberté des échanges et de la communication est l’un des effets de la mondialisation le plus fréquemment évoqué comme positif. Internet en est l’un des stigmates emblématiques. L’apologie naïve de l’Internet paraît aussi excessive que son opprobre : s’il est vrai que cet outil de communication bouleverse les manières de travailler, d’échanger et de communiquer, l’éducateur pour la santé peut interroger la nature même de ce bouleversement. La multiplication des informations et la formidable accélération de leur circulation sont-elles en soi les marques d’un progrès irréfutable ? La qualité des relations sociales s’en trouve-t-elle forcément améliorée ? Qui profite réellement de cette multiplication des informations, et notamment des informations sur la santé ? Quelles catégories sociales, culturelles, quels pays en bénéficient le plus ? Quelle est la société qui se construit dans cette volonté de vitesse exponentielle ? Quelles sont ses valeurs, ses finalités ?
4Cette accélération renforce aussi le culte de l’immédiateté et du présent. D’un point de vue éducatif, il est pourtant important de favoriser l’acquisition d’une mémoire individuelle et collective qui permette de construire des identités clairement situées dans l’espace et dans le temps, de s’inscrire dans une histoire et dans un groupe social. Travailler sur les récits de vie, par exemple, c’est permettre une construction généalogique qui aide non seulement à connaître le passé, mais aussi à comprendre le présent et à anticiper le futur.
5Ces questions ne sont pas réservées à la philosophie ou à la métaphysique. L’éducateur pour la santé peut, en de multiples occasions, en débattre et les faire vivre : lors d’animations, de formations, de débats, avec des publics d’enfants, d’adolescents, mais aussi de parents et de professionnels qui eux-mêmes véhiculent et transmettent des systèmes de références et de valeurs.
6Le culte de la vitesse est un corollaire immédiat de celui de la communication, car la vitesse se vit aussi comme un vecteur de liberté et d’émancipation. La pertinence de cet axiome peut pourtant être questionnée par les éducateurs de santé. Ses conséquences sur la santé sont particulièrement visibles. Travail, relations sociales, familiales ou amoureuses, conduite routière, loisirs, sensations, prises de risques : la vitesse est au cœur de bien des comportements, comme une marque de performance individuelle ou collective, de qualité, de liberté, d’autonomie… Rarement discutée au-delà des cercles de la philosophie et de la sociologie politique [1-3], ce culte de la vitesse mérite pourtant d’être interrogé par les éducateurs. Les moments, les expériences, les supports mettant en jeu ce culte de la vitesse ne manquent pas pour leur permettre d’imaginer des démarches pédagogiques intéressantes : décryptage des publicités à l’école ou dans les auto-écoles, réflexion en milieu de travail sur les liens entre vitesse, rentabilité, performance et bien-être individuel et collectif, etc.
Quelles valeurs opposer aux valeurs marchandes ?
7A de valeur ce qui se vend ; la gratuité devenant bien la marque d’une absence de valeur… Il n’est plus dans nos sociétés de champs d’activité humaine qui ne soit désormais hors de la sphère économique et marchande, y compris les plus intimes et les plus ancestraux comme la mort, la sexualité, la naissance, le mariage, la maladie, etc. Les biens, les ressources, les éléments vitaux les plus inaliénables, passent inexorablement sous le contrôle d’intérêts privés, sans que personne ou presque ne s’en indigne, pas même les pouvoirs publics qui participent le plus souvent à cette dilapidation : ainsi l’eau, les transports, les télécommunications, mais aussi la santé et même l’éducation.
8Cette « marchandisation » du monde s’accompagne d’une individuation présentée comme libératoire. Ce n’est ainsi pas un hasard si les idéologies libérales du néocapitalisme, s’accompagnent d’un rejet féroce des valeurs et des idéologies collectives : le communisme et le socialisme bien sûr, mais aussi les défenses d’intérêts publics (lorsqu’ils ne sont pas essentiellement catégorie). L’homme ne doit désormais son salut qu’à lui seul, l’individu étant devenu tout à la fois unité fondamentale et valeur suprême. Axiome que s’empresse de relayer et de renforcer un monde marchand y puisant là une source de besoins et de débouchés économiques sans fin. Il n’est pour s’en convaincre qu’à observer le culte de la personne, de l’individu et de son corps, célébré par les médias et particulièrement par la publicité : des produits cosmétiques et d’hygiène pour femmes et maintenant pour hommes, aux valeurs déployées pour vendre automobiles, biens d’équipement, retraites ou assurances – de moins en moins « sociales » et mutualisées et de plus en plus individualisées.
9Si la prédominance de l’image et l’omniprésence de la publicité comme moyens de créer des besoins, mais aussi de forger des identités, des représentations et des valeurs peuvent décourager, elles n’en demeurent pas moins des supports possibles à des actions éducatives. De telles actions ont jusqu’ici été très insuffisamment expérimentées, par les éducateurs pour la santé notamment. Ainsi, des démarches éducatives sont à inventer, non seulement pour analyser les images qui s’imposent à nous en permanence, sans qu’habituellement aucune distance critique ne soit possible ou en tout cas facilitée, mais aussi pour permettre de réfléchir aux effets de cette omniprésence sur nos représentations, nos valeurs, nos mentalités et nos idées.
Éducation ou promotion de la santé ?
10Les éducateurs pour la santé doivent-ils continuer à s’adresser aux individus ou aux groupes auprès desquels les problèmes de santé sont repérés… ou s’attacher davantage aux conditions (sociales, économiques, etc.) qui produisent ces problèmes ?
11Pour ne prendre qu’un seul exemple : les éducateurs pour la santé doivent-ils se saisir en l’état de la proposition faite par les pouvoirs publics d’animer des « ateliers santé », dont le but est d’augmenter les capacités personnelles (« les compétences psychosociales ») de personnes en grandes difficultés sociales et économiques ? Autrement dit, la vocation de l’éducation pour la santé est-elle vraiment de traiter les conséquences de la précarité sans se préoccuper de ses causes ? Avec Michel Demarteau qui affirmait, en 1993, que « l’éducateur pour la santé doit lui-même participer aux débats sociaux où s’élabore et se négocie l’évolution de notre société » ou avec Eric Le Grand qui prône « une professionnalité militante », nous plaidons fortement pour une approche de l’éducation pour la santé intellectuellement, politiquement et professionnellement plus engagée.
12Ces questions en appellent d’autres : comment naissent les programmes de prévention ? Qui les élabore ? Les appels d’offre, les priorités nationales et régionales de santé, sont encore essentiellement définis sur la base de critères épidémiologiques, exclusivement centrés sur la santé biomédicale des individus. Comment répond-on à ces mêmes appels d’offre qui structurent et enferment nombre de programmes de prévention : doit-on y répondre de façon disciplinée – quitte à écrire hypocritement ce qui est attendu – ou n’a-t-on pas un devoir de retour auprès des concepteurs et des instructeurs de ces appels d’offre ? Quelles structures, quelles procédures permettent de penser et d’agir de façon globale ? Citons par exemple les législations occidentales contre le tabac de plus en plus contraignantes, qui incitent actuellement les cigarettiers à porter leurs efforts commerciaux en Afrique ou en Asie où les législations sont souvent absentes. Quelle formation politique et stratégique reçoivent les éducateurs pour la santé ? La réponse est rapide : aucune ! Pourtant, ne devient-il pas indispensable de mieux connaître les procédures législatives et institutionnelles à l’œuvre dans le secteur de la santé ? Ou d’avoir les moyens et les compétences d’exercer des actions de lobbying, dont l’efficacité est démontrée dans les prises de décisions de très nombreuses instances ? Comment faire entrer l’action de promotion de la santé parmi les préoccupations des administrations et des législateurs ? Les instances publiques, proches des pouvoirs politiques, peuvent-elles avoir la position d’aiguillon, de neutralité et de vigilance impartiale que nécessite la promotion de la santé ? Les appels d’offre, propositions d’actions, axes d’intervention en prévention, restent encore et très traditionnellement centrés sur l’éducation des publics, voire des publics les plus vulnérables et les plus captifs… au détriment de l’éducation des éducateurs (les parents ou les enseignants plutôt que les enfants par exemple), ou de l’éducation des responsables politiques, des responsables économiques, des leaders d’opinion, des producteurs d’information. Sans attendre d’improbables formations ou directives administratives plus utopiques encore, ces pistes constituent des axes de travail bien réels et concrets pour les acteurs de prévention présents et à venir.
Démocratie sanitaire et démarche participative
13La participation des publics est devenue la tarte à la crème de bien des discours. Le véritable enjeu est d’ailleurs plutôt celui de la participation des populations, les publics ayant étymologiquement la position passive des spectateurs… Le « faire pour » a, en effet, fait la preuve de son inefficacité, en matière de prévention comme en bien d’autres. Mais le « faire avec » reste encore plus souvent une volonté incantatoire qu’une réalité éprouvée et systématisée.
14C’est pourtant dans la volonté quotidienne, régulière et intransigeante d’associer les populations aux décisions, aux programmes ou aux outils qui leur sont destinés que les acteurs de l’éducation et de la promotion de la santé ont les moyens de faire évoluer leurs pratiques de façon la plus radicale. Donner la parole aux gens, sans démagogie, en l’organisant, en prenant le temps qu’elle émerge, qu’elle s’enrichisse collectivement, qu’elle s’affine, sans qu’elle ne serve d’alibi ou de caution à des décisions déjà prises est une démarche forte et exigeante. Ceux qui s’y essaient savent aussi que ces efforts sont presque toujours récompensés par un investissement, une mobilisation et une richesse de réflexion collective qui ne s’obtient par aucune autre méthode. Les discours fréquents dans le monde politique, mais pas totalement absents du monde de la prévention, sur le prétendu désinvestissement des populations repose sur une représentation non fondée qui arrange plus d’un professionnel soucieux de conserver ses prérogatives. Lorsque l’on se donne la peine d’interroger, de construire, d’analyser ou de valider des projets, des démarches ou des programmes avec les gens, ils sont très rarement absents, très rarement muets, très rarement sans opinion sur les décisions qui les concernent.
15Ainsi, au quotidien, les démarches – réellement – participatives, sont l’occasion de mobiliser chacun dans un monde où les décisions importantes semblent le plus souvent nous échapper, le moyen de redonner le sens et la conscience d’un pouvoir d’action sur les choses et sur les événements, le moyen aussi de rendre chacun plus exigeant, plus critique, moins crédule, parce que concrètement et personnellement investi.
Le désenchantement du monde
16Lorsqu’on l’interrogeait sur le fatalisme que pouvaient produire ses analyses en matière d’action sociale et politique, Pierre Bourdieu affirmait que la sociologie était en effet « la science du désenchantement du monde » [6], mais que le monde social lui était supportable car il avait pu garder sa capacité d’indignation [7]. Ainsi, l’ampleur du travail d’éducation et de promotion de la santé face aux puissances des mécanismes en jeu dans la mondialisation peut provoquer une forme de découragement. C’est pourquoi il est important d’être au clair avec les idées et les valeurs défendues par ces disciplines, car c’est de la conviction qui s’en dégage que peut naître cette capacité d’indignation. L’Organisation mondiale de la santé avait trouvé une formule particulièrement juste pour lier ambition intellectuelle et collective et modestie des engagements et des actions individuelles, en affirmant qu’il fallait « penser globalement et agir localement ».
17Pour lever toute ambiguïté, terminons en affirmant que notre position n’invite évidemment pas à un repli frileux et identitaire, mais à une réflexion ouverte et constructive sur les effets d’une libéralisation des échanges économiques dont les ravages sur la santé et le bien-être des populations commencent seulement à être perçus. Si les causes de ces méfaits sont d’ordre mondial, les solutions ne peuvent être trouvées que dans des régulations, des engagements et des mobilisations à l’échelle de la planète également. La santé publique et la promotion de la santé offrent ainsi des exemples intéressants de textes et de principes mobilisateurs : la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Déclaration de constitution de l’Organisation mondiale de la santé, la Charte d’Ottawa, la Convention internationale des droits de l’enfant. Le rôle des éducateurs pour la santé pourrait ainsi évoluer vers la promotion et la mise en débat de ces textes hors de leurs champs professionnels restreints : vers les milieux politiques, économiques et médiatiques qui détiennent les pouvoirs les plus importants sur notre santé.
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
- 1Relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de la vitesse à l’occasion de l’extension des lignes du TGV. Paris : Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 1998 : 35 p.
- 2Laïdi Z. La tyrannie de l’urgence. Éditions Fides, 1999 : 48 p.
- 3Sansot P. Du bon usage de la lenteur. Paris. Payot, 1998 : 202 p.
- 4Demarteau M. Projet éthique de l’EPS. In : L’observatoire : revue d’action sociale et médico-sociale. Belgique : n° 3-4, 1993 : 66-7.
- 5Le Grand E. Éducation pour la santé et politique : s’engager ou renoncer. Diplôme universitaire de santé communautaire, promotion de la santé, développement local. Bordeaux, 2002 : 42 p.
- 6Bourdieu P. Questions de sociologie. Paris : Éditions de Minuit, 2002 : 288 p.
- 7Bourdieu P., Spire A. Si le monde social m’est supportable, c’est parce que je peux m’indigner. Éditions de l’Aube, 2002 : 64 p.