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Article de revue

Les restrictions apportées au droit aux soins des étrangers sont-elles discriminatoires ? La loi et l'illégitime

Pages 331 à 337

Notes

  • [1]
    Chercheuse associée au LISST-CERS (UMR CNRS 5193) UMR 5193 / LISST - CERS, Université Toulouse Le Mirail, Maison de la Recherche, 5 allées Antonio Machado, 31058 Toulouse cedex 9.
  • [2]
    Ainsi, les lois du 16 décembre 2001, du 30 décembre 2004 et du 27 Mai 2008 transposent en droit interne deux directives communautaires de 2000. Cf. Guiraudon [6] sur la mise en place d’un projet européen de lutte contre les discriminations, à partir de 1997 (avec l’adoption de l’article 13 du traité d’Amsterdam).
  • [3]
    Le principe d’égalité est affirmé dans la Déclaration des Droits de l’homme de 1789, le Préambule de la Constitution de 1946 et la Constitution de 1958. Il est aujourd’hui le motif d’inconstitutionnalité le plus souvent invoqué.
  • [4]
    Notons que si en France les critères sur l’origine sont illégitimes dans l’absolu, ce n’est pas, par définition, le cas dans les pays où existent des dispositifs de discriminations positives basés sur ces mêmes critères.
  • [5]
    C’est aussi le raisonnement suivi par le Conseil d’État et la Cour Européenne.
  • [6]
    13 août 1993 - Décision n° 93-325 DC, Journal officiel du 18 août 1993, p. 11722
  • [7]
    Loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France, promulguée le 24 août 1993
  • [8]
    Par « traitement différentiel », on n’entend pas uniquement des restrictions du droit commun. Les étrangers bénéficient également de droits « supplémentaires », spécifiques, comme le droit d’asile.
  • [9]
    Précisons que le législateur, s’il est tenu de traiter de façon égale des situations égales, ne l’est jamais de traiter différemment des situations différentes. En l’occurrence, il peut décider d’accorder une prestation des régimes obligatoires de la Sécurité sociale même en cas de séjour irrégulier en France : c’est le cas pour les accidents du travail et les maladies professionnelles d’étrangers en situation irrégulière, ainsi que pour ceux qui sont détenus.
  • [10]
    Loi de finances rectificative pour 2003, votée le 30 décembre 2003.
  • [11]
    Décision du 29 décembre 2003.
  • [12]
    Art. L254-1 du code de l’action sociale et des familles, commenté par la circulaire datée du 16 mars 2005.
  • [13]
    Décision du 8 septembre 2004.
  • [14]
    Arrêt du 7 juin 2006.
  • [15]
    Art. L254-1 du code de l’action sociale et des familles, commenté par la circulaire datée du 16 mars 2005.
  • [16]
    La loi de finances rectificative pour 2002, votée le 30 décembre 2002 supprime la distinction entre « aide médicale à domicile » (pour les soins hospitaliers et de ville) et « aide médicale hospitalière » (uniquement pour les soins hospitaliers) pour faire de toute aide médicale une couverture prenant en charge les soins hospitaliers et de ville.
  • [17]
    La loi de finances rectificative pour 2003, votée le 30 décembre 2003, exclut de l’accès à l’aide médicale les étrangers en situation irrégulière ne pouvant pas prouver une ancienneté de résidence supérieure ou égale à trois mois.
  • [18]
    Art. L254-1 du code de l’action sociale et des familles, commenté par la circulaire DHOS/DSS/DGAS n° 141 du 16 mars 2005 : sont pris en charge, par le Fonds pour les soins urgents et vitaux des soins « dont l’absence mettrait en jeu le pronostic vital ou pourrait conduire à une altération grave et durable de l’état de santé de la personne ou d’un enfant à naître et qui sont dispensés dans les établissements de santé », mais aussi « les soins destinés à éviter la propagation d’une pathologie à l’entourage ou à la collectivité (pathologies infectieuses transmissibles telles que la tuberculose ou le sida par exemple) », les soins et traitements délivrés à l’hôpital aux mineurs, les examens de prévention réalisés durant et après la grossesse et les soins au nouveau-né, et enfin les interruptions de grossesse, volontaires ou pour motif médical.
  • [19]
    Par exemple la Grèce n’accorde des droits que pour les soins vitaux et l’Allemagne et le Danemark pour les soins urgents ; au contraire, l’Espagne et le Portugal accordent des droits pour tous les soins dès lors que?la personne prouve sa domiciliation dans le pays ; la Belgique en fait autant en cas d’absence de revenus [9, 10].
  • [20]
    Ce sont les étrangers en situation irrégulière, mais aussi toutes les personnes dépourvues d’état-civil.
  • [21]
    La définition des soins urgents y est plus restrictive car elle exclut les soins délivrés aux mineurs étrangers.
  • [22]
    Aides, la Cimade, le Gisti, Médecins du Monde et le Collectif Migrants.
  • [23]
    Haute Autorité de lutte contre les discriminations.
  • [24]
    Dans L’idéologie raciste [5], Colette Guillaumin a mis à jour les ressorts du rapport de pouvoir au sein duquel un individu appartenant à un groupe dominé se voit attribué une identité par un individu appartenant au groupe dominant, tandis qu’à l’inverse, ce dernier s’auto attribue sa propre identité. Cette hétéro-désignation qui fait du premier (le dominé) un « autre », perçu par ego (le dominant) comme tributaire d’une altérité indépassable et immuable, procède d’un « acte perceptif raciste ». C’est sur cette perception de « l’autre » que se fondent les traitements discriminatoires : l’acte perceptif et l’acte discriminatoire sont les chaînons d’un même processus.
English version

1Les textes de droit français se sont multipliés, depuis les années 2000, pour condamner la discrimination. Ce développement du corpus légal, impulsé en grande partie par le droit communautaire [2], ne lève cependant pas toutes les ambiguïtés qui entourent la définition du délit ainsi réprimé : comment repérer une discrimination ? Pour répondre à cette question, on va prendre comme fil conducteur l’accès aux soins des étrangers, via leurs droits à une couverture maladie. Si certaines discriminations, dans ce domaine comme dans d’autres, découlent du comportement ponctuel d’une autorité publique ou d’une personne privée [2, 3], d’autres sont le fait de normes générales et impersonnelles, comme une loi. C’est ce deuxième cas de figure que l’on envisagera ici.

2On va d’abord présenter le raisonnement juridique qui peut être mis en œuvre pour évaluer l’aspect éventuellement discriminatoire d’une loi définissant l’accès aux soins des étrangers. On poursuivra en discutant, au regard de leur contexte sociologique, les dernières décisions prises en la matière.

Questionner la légitimité d’une différence de traitement

3Ce sont les juristes qui, les premiers, ont défini la discrimination : c’est un traitement différentiel et illégitime [8]. Cette définition est valable quel que soit le critère de la discrimination : ce peut être par exemple l’origine, le sexe, le handicap ou encore l’orientation sexuelle. Si la différence de traitement, entendue le plus souvent dans un sens péjoratif, est relativement simple à objectiver, son illégitimité l’est beaucoup moins : à quoi reconnaît-on qu’une différence de traitement est illégitime ?

4Alors que le droit communautaire (ainsi que le droit états-unien) insiste sur?le principe de non discrimination, le droit français fait, lui, avant tout référence au principe d’égalité [3]. Évaluer un traitement différentiel à l’aune du principe d’égalité devrait apporter un premier élément de réponse à la question de sa légitimité. Las, l’affaire s’avère compliquée. Le principe d’égalité n’oblige pas en effet à « traiter tout le monde de la même façon, à appliquer les mêmes règles à tous, il interdit seulement d’établir des discriminations arbitraires » [7]. Et de fait, l’État Providence a été amené, ces dernières décennies, à multiplier les catégories de droit et à diversifier les règles, afin de les adapter au mieux aux contours de la réalité sociale : il ne s’agit plus de traiter tout le monde de la même façon (égalité juridique, formelle, par une règle générale), mais de traiter différemment les membres de groupes concrets pour compenser les inégalités de fait, concrètes. Comment peut-on alors repérer, au sein de cette multitude de groupes et de sous-groupes, ceux qui justifient d’une mesure spéciale et ceux qui n’en justifient pas ? Est-il, par exemple, « légitime » ou « arbitraire » de distinguer au sein des étrangers résidant en France ceux dont le séjour est régulier et ceux dont le séjour ne l’est pas, afin d’affilier les premiers à l’assurance maladie et les seconds à l’aide médicale, ou bien ceux qui résident depuis moins de trois mois pour ne leur accorder aucune couverture maladie ? On le voit, il ne suffit donc pas de se référer au principe d’égalité formelle pour distinguer les différences de traitement illégitimes des légitimes.

5Pour dépasser cette difficulté, Danièle Lochak propose une analyse en trois temps, calée sur ce qu’elle appelle la structure élémentaire de la discrimination [8].

6Le premier élément de cette structure est le critère de distinction au nom duquel les personnes ou les groupes font l’objet d’une différence de traitement. Certains critères ne sont illégitimes que dans certains domaines. Par exemple, le sexe peut être pris en compte pour distinguer des situations différentes en matière d’accès aux soins (comme l’accès à la pilule contraceptive), mais il ne peut pas l’être en matière électorale. D’autres critères ne sont en revanche jamais légitimes, comme l’apparence physique, le patronyme ou « l’appartenance ou la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion » [4]. Une distinction sera donc discriminatoire dès lors qu’elle est fondée sur des critères relatifs à l’origine. Cet élément ne suffit cependant pas pour analyser les traitements différentiels à l’égard des étrangers lors de leur accès aux soins. Bien souvent en effet, le critère mis en œuvre ne se réfère pas explicitement à l’origine. C’est plutôt, par exemple, la régularité du séjour ou l’ancienneté de la résidence sur le territoire.

7Examinons ensuite le domaine dans lequel intervient cette différence de traitement. Dans certains domaines, les différences de traitement ne sont illégitimes que si certains critères de distinction leur sont appliqués (on a dit qu’en matière électorale, le sexe n’est pas un critère de distinction légitime ; mais d’autres critères peuvent l’être, comme la nationalité par exemple). En revanche, elles le sont toujours dans d’autres domaines, tels que les droits fondamentaux inhérents à la personne humaine (les soins vitaux, ne pas être réduit en esclavage, la vie familiale, la liberté d’aller et venir, la sûreté, l’intimité, etc.). On peut donc qualifier d’illégitimes des traitements différentiels dans l’accès aux soins vitaux. Mais qu’en est-il lorsque les soins ne sont pas vitaux ?

8Il nous faut, pour répondre à cette question, évaluer le troisième élément de la structure élémentaire de la discrimination, à savoir la justification de la différence de traitement, son adéquation avec le but poursuivi. Le droit prévoit par exemple des conditions favorables aux femmes désireuses d’entrer dans la fonction publique si elles sont mères de trois enfants ou plus : cette distinction est justifiée car en adéquation avec son objectif de promotion de la natalité. Mais quelle justification peut être légitimement apportée à un traitement différentiel dans l’accès aux soins ? Pour répondre à cette question, arrêtons-nous sur le raisonnement qu’a suivi le Conseil Constitutionnel pour évaluer la légitimité d’une loi prévoyant un accès à la protection sociale différent pour les étrangers et pour les Français.

Évaluer « l’adéquation au regard du but poursuivi »

9Le Conseil Constitutionnel [5], lorsqu’il est lui est demandé d’évaluer la légitimité de lois qui prévoient des traitements différentiels, tient le raisonnement suivant. Une distinction n’est qualifiée de légitime que dans deux circonstances : s’il y a soit différence de situation, soit nécessité d’intérêt général, pourvu que dans l’un et l’autre cas la différence de traitement soit en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit. En d’autres termes, le droit est nécessairement discriminant (il établit des catégories), mais il n’est discriminatoire que si les situations distinguées ne sont pas différentes au regard de la loi en cause ou si cette distinction n’est pas dans l’intérêt général.

10Considérons une décision du Conseil Constitutionnel datée du 13 août 1993 [6], pour envisager comment ce type de raisonnement a été appliqué au droit à une protection sociale des étrangers.

11La différence de traitement dont il est question ici est contenue dans ce qui sera appelée la deuxième « loi Pasqua » [7]. Il s’agit de la généralisation de la condition de régularité du séjour pour l’affiliation à la Sécurité sociale et le bénéfice des prestations, en tant qu’assuré social ou qu’ayant-droit. Les étrangers en situation irrégulière se trouvent alors exclus de la Sécurité sociale, n’ayant plus d’autre possibilité de couverture sociale que celle offerte par l’Aide sociale. Cette différence de traitement, contestée notamment par les associations de défense des étrangers, a été examinée par le Conseil constitutionnel sous l’angle suivant : étrangers et Français constituent-ils des catégories de personnes différentes légitimant des traitements différenciés à leur égard ?

12Il a considéré que les étrangers peuvent se prévaloir des droits de valeur constitutionnelle dès lors qu’ils résident sur le territoire de la République, que ce soit en situation régulière ou non, mais que ce statut constitutionnel diffère de celui des Français. Ainsi les étrangers, parce qu’ils sont dotés d’un statut constitutionnel, ne peuvent se voir refuser l’accès aux libertés et aux droits fondamentaux. Les soins vitaux faisant partie de ces derniers, les étrangers peuvent tous, qu’ils soient en situation régulière ou non, bénéficier, dans certaines conditions, au moins de l’Aide sociale. Cependant, sous réserve que la différence de traitement soit en rapport avec l’objet de la?loi, un traitement différentiel à leur égard [8] est autorisé dans deux circonstances, que le Conseil constitutionnel a considérées comme satisfaites dans le cas présent.

La différence de situation au regard de la loi

13Étrangers et Français sont dans des situations différentes : les étrangers ne disposent pas du droit général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national, alors que les Français ne peuvent jamais se le voir refuser ; par conséquent, les étrangers ne sont pas dans la même situation selon que leur séjour est régulier ou non. La loi peut donc traiter différemment les étrangers des Français, ou bien les étrangers en situation régulière de ceux qui ne le sont pas, sans qu’il y ait rupture du principe d’égalité, et tant que sont respectés les droits fondamentaux. Elle peut par exemple définir des règles d’entrée et de séjour des étrangers en France. Ou encore, et cet élément structure aujourd’hui l’accès des étrangers à une couverture maladie, la loi peut leur imposer une condition de séjour stable et régulier pour l’accès aux?régimes obligatoires de la Sécurité sociale [9] (« stable » renvoie à l’installation en France et « régulier » à la détention d’un titre de séjour).

L’intérêt général

14Dans un contexte politique marqué, depuis les années 70, par une volonté de maîtriser les flux migratoires, la loi peut interdire l’accès des étrangers en situation irrégulière aux régimes obligatoires de la Sécurité sociale au motif que l’intérêt général requiert de freiner l’appel d’air migratoire censé être induit par une protection sociale trop généreuse. Cette restriction de l’accès à une protection sociale au nom de l’intérêt général ne doit cependant pas, elle non plus, porter atteinte aux droits fondamentaux, donc à la possibilité d’une prise en charge des soins vitaux.

15Cette décision du Conseil constitutionnel met finalement en tension deux enjeux, la protection de l’intérêt général et celle des droits fondamentaux. C’est au point d’équilibre entre les poids respectifs de chacun de ces deux enjeux que le juge situe la frontière entre les traitements différentiels qui peuvent être « légitimement » réservés aux étrangers en situation irrégulière et ceux qui ne le peuvent pas.

16Au total, cette approche juridique qualifie de discriminatoire une différence de traitement dans l’accès aux soins des étrangers qui ne se justifierait ni par la différence de situation, ni par l’intérêt général et/ou qui porterait atteinte à leurs droits fondamentaux. Mais ce raisonnement prête à la discussion car ses fondements ne se présentent pas comme des vérités intangibles qui pourraient être définies une fois pour toutes : leur définition fait au contraire l’objet de jugements de valeur socialement situés, ainsi que l’on va maintenant le voir.

Des constructions sociales

17« Le droit est, on le sait, le reflet d’une politique, et les règles juridiques, dont les théoriciens vantaient jadis la permanence, sont aujourd’hui plus que jamais soumises aux fluctuations des choix politiques », notait Élie Alfandari en 1990 [1] à propos des liens entre immigration et protection sociale. On peut en effet remarquer que la « situation différente » des étrangers qui justifie, pour le juriste, qu’ils soient traités différemment, résulte d’un choix politique, celui qui préside à la définition des conditions de régularisation de leur séjour. Au-delà, c’est la situation-même du point d’équilibre entre droits fondamentaux et intérêt général qui semble soumise à ces choix politiques.

18Les réformes qui ont été votées après la loi de 1993 ont en effet encore restreint les droits à une couverture maladie des étrangers en situation irrégulière, témoignant d’une rétraction des droits fondamentaux au nom de l’intérêt général. Les opposants à ces réformes ont à chaque fois rappelé que les textes internationaux et nationaux ratifiés par la France stipulent le droit de tous aux soins médicaux (Déclaration universelle des Droits de l’Homme de l’ONU, convention n° 118 de l’OIT, Charte sociale du Conseil de l’Europe, Constitution française) sans faire référence à la régularité du séjour et ont fait valoir qu’il est par conséquent illégitime de différencier l’accès à la protection sociale selon un critère relatif au droit au séjour (la détention d’un titre de séjour). Ainsi, lors de la dernière réforme [10], ils ont saisi deux instances nationales et une européenne.

19Le Conseil Constitutionnel [11] a, à nouveau, rappelé que la différence de situation (entre étrangers en situation irrégulière et autres résidents) et l’intérêt général (la maîtrise de l’immigration) légitimaient ces différences de traitement, tant que les droits fondamentaux étaient respectés… condition qu’il considère encore satisfaite aujourd’hui – même si les droits des sans-papiers n’ont jamais été aussi restreints – puisque est conservée la possibilité d’une prise en charge hospitalière des soins urgents et vitaux pour tout résident, quelle que soit son ancienneté de résidence en France et son statut au regard du séjour [12].

20Le Comité européen des droits sociaux [13] et le Conseil d’État [14] ont quant à eux souligné que l’accès aux soins des mineurs ne peut pas être restreint. Le gouvernement a pris acte de la décision du premier, en prévoyant que tous les soins hospitaliers délivrés à des mineurs résidant en France soient considérés comme urgents et vitaux et pris en charge à ce titre [15] [4]. Cette disposition n’est cependant pas équivalente à une affiliation à une couverture maladie, que recommandait le Conseil d’État.

21Le raisonnement des instances saisies est donc resté le même au fil des décisions. Pourtant le contenu des arguments avancés a évolué. La « protection minimale » à une couverture maladie, que la France accordait en 1993 à tous ses résidants, même en situation irrégulière et sans ancienneté de résidence, était une aide médicale hospitalière ; en 2002 [16] cette protection minimale est élargie aux soins délivrés en ville ; en 2003 [17], seuls à nouveau les soins hospitaliers sont pris en charge, mais uniquement s’ils sont urgents et vitaux [18]. Ainsi le respect des droits fondamentaux, que d’aucun aurait pu penser non évolutifs, oppose une résistance variable à la pression de l’intérêt général défini au nom des politiques migratoires.

22Les comparaisons internationales montrent elles aussi la situation changeante du point d’équilibre entre les droits fondamentaux et l’intérêt général censément desservi par une protection sociale trop attractive. Parmi les États d’Europe de l’Ouest, qui affichent tous la même volonté de maîtrise des flux migratoires au nom des mêmes raisons, les droits aux soins des étrangers en situation irrégulière varient sensiblement [19], même si une évolution restrictive est observée dans la plupart des pays.

23Cette élasticité de la protection minimale est objectivable également au sein de l’espace français. Ainsi à Mayotte, collectivité départementale française, l’assurance maladie a été mise en place récemment, mais pas l’aide médicale. Les soins des personnes ne pouvant prétendre à la première [20] ne sont donc aucunement pris en charge par la collectivité, exceptés pour les soins urgents, mais selon une acception plus restrictive qu’en métropole [21]. Plusieurs associations [22] ont ainsi saisi en février 2008 la HALDE [23] et la Défenseure des enfants pour dénoncer les inégalités générées par cette situation.

24La justification des traitements différentiels opérés à l’encontre des étrangers en situation irrégulière sous-entend donc la négation de l’intangibilité des droits fondamentaux de ces derniers. Or au-delà de cette variabilité des droits fondamentaux, d’un pays à l’autre, d’une époque à l’autre, ou encore d’une collectivité d’outre-mer à sa métropole, peut être identifiée une récurrence sociologique : les intéressés (ceux dont les droits fondamentaux font l’objet de re-définitions) sont dans leur grande majorité des étrangers issus des anciennes colonies et plus largement du monde en développement. Parce qu’ils sont placés au sein de rapport de forces inégales, l’étendue de leurs droits peut être déterminée par des « dominants », dotés, eux, de droits inaliénables, qui statuent en fonction de leurs intérêts propres (« leur » intérêt général). Ces « dominants », en niant aux « dominés » le caractère inaliénable de leurs droits fondamentaux, leur attribuent une altérité indépassable, comme s’ils faisaient partie d’une autre catégorie de l’humanité. Les traitements différentiels qu’ils opèrent à leur égard sont une reconnaissance implicite de cette différence radicale, entre des « Eux » et des « Nous ». On retrouve ici les fondements de la définition de la discrimination raciste, telle que la conçoit la sociologie des relations interethniques et du racisme [5] [24].

25Finalement, s’il peut s’avérer difficile de se fonder sur les normes légales – trop « socialement situées » – pour qualifier ou non de discriminatoire la loi qui définit les droits aux soins réservés aux étrangers, on peut en revanche s’appuyer sur la définition du racisme pour la considérer comme telle, dès lors qu’elle se révèle justifiée par une appréhension différentialiste de l’humanité qui nie à certains la dignité qui est perçue chez d’autres.

BIBLIOGRAPHIE

  • 1
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  • 2
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  • 3
    Carde E. Les discriminations selon l’origine dans l’accès aux soins. Santé Publique 2007; 2: 99-110.
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  • 5
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  • 6
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  • 7
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  • 9
    Observatoire européen de l’Accès aux soins de Médecins du Monde. Enquête européenne sur l’accès aux soins des personnes en situation irrégulière 2007: 76 p.
  • 10
    Sénat L’accès des étrangers en situation irrégulière au système de santé, Les documents de travail du Sénat, série « législation comparée », n° LC 160, 2006 : 35 p.
  • 10.

Date de mise en ligne : 17/08/2009

https://doi.org/10.3917/spub.093.0331

Notes

  • [1]
    Chercheuse associée au LISST-CERS (UMR CNRS 5193) UMR 5193 / LISST - CERS, Université Toulouse Le Mirail, Maison de la Recherche, 5 allées Antonio Machado, 31058 Toulouse cedex 9.
  • [2]
    Ainsi, les lois du 16 décembre 2001, du 30 décembre 2004 et du 27 Mai 2008 transposent en droit interne deux directives communautaires de 2000. Cf. Guiraudon [6] sur la mise en place d’un projet européen de lutte contre les discriminations, à partir de 1997 (avec l’adoption de l’article 13 du traité d’Amsterdam).
  • [3]
    Le principe d’égalité est affirmé dans la Déclaration des Droits de l’homme de 1789, le Préambule de la Constitution de 1946 et la Constitution de 1958. Il est aujourd’hui le motif d’inconstitutionnalité le plus souvent invoqué.
  • [4]
    Notons que si en France les critères sur l’origine sont illégitimes dans l’absolu, ce n’est pas, par définition, le cas dans les pays où existent des dispositifs de discriminations positives basés sur ces mêmes critères.
  • [5]
    C’est aussi le raisonnement suivi par le Conseil d’État et la Cour Européenne.
  • [6]
    13 août 1993 - Décision n° 93-325 DC, Journal officiel du 18 août 1993, p. 11722
  • [7]
    Loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France, promulguée le 24 août 1993
  • [8]
    Par « traitement différentiel », on n’entend pas uniquement des restrictions du droit commun. Les étrangers bénéficient également de droits « supplémentaires », spécifiques, comme le droit d’asile.
  • [9]
    Précisons que le législateur, s’il est tenu de traiter de façon égale des situations égales, ne l’est jamais de traiter différemment des situations différentes. En l’occurrence, il peut décider d’accorder une prestation des régimes obligatoires de la Sécurité sociale même en cas de séjour irrégulier en France : c’est le cas pour les accidents du travail et les maladies professionnelles d’étrangers en situation irrégulière, ainsi que pour ceux qui sont détenus.
  • [10]
    Loi de finances rectificative pour 2003, votée le 30 décembre 2003.
  • [11]
    Décision du 29 décembre 2003.
  • [12]
    Art. L254-1 du code de l’action sociale et des familles, commenté par la circulaire datée du 16 mars 2005.
  • [13]
    Décision du 8 septembre 2004.
  • [14]
    Arrêt du 7 juin 2006.
  • [15]
    Art. L254-1 du code de l’action sociale et des familles, commenté par la circulaire datée du 16 mars 2005.
  • [16]
    La loi de finances rectificative pour 2002, votée le 30 décembre 2002 supprime la distinction entre « aide médicale à domicile » (pour les soins hospitaliers et de ville) et « aide médicale hospitalière » (uniquement pour les soins hospitaliers) pour faire de toute aide médicale une couverture prenant en charge les soins hospitaliers et de ville.
  • [17]
    La loi de finances rectificative pour 2003, votée le 30 décembre 2003, exclut de l’accès à l’aide médicale les étrangers en situation irrégulière ne pouvant pas prouver une ancienneté de résidence supérieure ou égale à trois mois.
  • [18]
    Art. L254-1 du code de l’action sociale et des familles, commenté par la circulaire DHOS/DSS/DGAS n° 141 du 16 mars 2005 : sont pris en charge, par le Fonds pour les soins urgents et vitaux des soins « dont l’absence mettrait en jeu le pronostic vital ou pourrait conduire à une altération grave et durable de l’état de santé de la personne ou d’un enfant à naître et qui sont dispensés dans les établissements de santé », mais aussi « les soins destinés à éviter la propagation d’une pathologie à l’entourage ou à la collectivité (pathologies infectieuses transmissibles telles que la tuberculose ou le sida par exemple) », les soins et traitements délivrés à l’hôpital aux mineurs, les examens de prévention réalisés durant et après la grossesse et les soins au nouveau-né, et enfin les interruptions de grossesse, volontaires ou pour motif médical.
  • [19]
    Par exemple la Grèce n’accorde des droits que pour les soins vitaux et l’Allemagne et le Danemark pour les soins urgents ; au contraire, l’Espagne et le Portugal accordent des droits pour tous les soins dès lors que?la personne prouve sa domiciliation dans le pays ; la Belgique en fait autant en cas d’absence de revenus [9, 10].
  • [20]
    Ce sont les étrangers en situation irrégulière, mais aussi toutes les personnes dépourvues d’état-civil.
  • [21]
    La définition des soins urgents y est plus restrictive car elle exclut les soins délivrés aux mineurs étrangers.
  • [22]
    Aides, la Cimade, le Gisti, Médecins du Monde et le Collectif Migrants.
  • [23]
    Haute Autorité de lutte contre les discriminations.
  • [24]
    Dans L’idéologie raciste [5], Colette Guillaumin a mis à jour les ressorts du rapport de pouvoir au sein duquel un individu appartenant à un groupe dominé se voit attribué une identité par un individu appartenant au groupe dominant, tandis qu’à l’inverse, ce dernier s’auto attribue sa propre identité. Cette hétéro-désignation qui fait du premier (le dominé) un « autre », perçu par ego (le dominant) comme tributaire d’une altérité indépassable et immuable, procède d’un « acte perceptif raciste ». C’est sur cette perception de « l’autre » que se fondent les traitements discriminatoires : l’acte perceptif et l’acte discriminatoire sont les chaînons d’un même processus.

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