Introduction
L’enjeu de l’alimentation à l’adolescence
1La progression de l’obésité et des pathologies liées à une alimentation inadaptée a imposé la nutrition, depuis une dizaine d’années seulement, comme un enjeu de santé publique de premier plan. Les jeunes ne sont pas épargnés par cette évolution. Mais les campagnes strictement informatives semblent peu les atteindre car les causes des déséquilibres nutritionnels à l’adolescence sont multiples : singularité psychologique et sociologique de la période et de la culture adolescentes et ses répercussions sur le plan alimentaire, diminution de l’activité physique, paupérisation de franges importantes de la population, offre de plus en plus abondante de restauration rapide particulièrement prisée par les jeunes, influence importante des médias et de l’industrie agroalimentaire sur les comportements alimentaires...
Un outil et une méthode pour accompagner les professionnels
2Face à la complexité de ces questions, les professionnels intervenant auprès des jeunes se trouvent le plus souvent :
- peu armés pour analyser et surtout pour prendre en compte cette complexité,
- peu outillés et peu formés pour agir en tenant compte de ces différentes dimensions, si ce n’est d’outils essentiellement informatifs sur l’équilibre nutritionnel, peu adaptés aux attentes des jeunes.
Méthode
Ce qu’est le Photolangage®
3Le dossier Photolangage® « Jeunes et alimentation » s’appuie sur une méthode de formation en groupe créée à la fin des années 60 par Claire Bélisle, Alain Baptiste et Pierre Babin [1] pour communiquer en groupe avec des photographies, dans une perspective de participation active des apprenants.
4Les objectifs de cette méthode sont de permettre à chacun, par un travail de groupe, de prendre conscience de ses propres représentations, images, attitudes et positions par rapport à une thématique, à partir d’une question impliquant le choix d’une ou plusieurs photographies. La méthode est fondée tout à la fois sur un travail personnel, sur la capacité du langage photographique à mobiliser les expériences personnelles et à faciliter leur mise en parole. Elle repose aussi sur une dynamique d’expression et d’écoute en groupe. Photolangage® est utilisée dans différents secteurs où les techniques d’animation de groupes sont facilitantes et notamment en éducation pour la santé pour laquelle différents dossiers Photolangage® ont déjà été créés.
5Cette méthode s’appuie sur un cadre organisateur des échanges du groupe. Le premier élément est le choix d’un objectif à atteindre, proposé au groupe par l’animateur. Il est capital que le choix de cet objectif soit en lien avec les attentes et les besoins du groupe. Le travail avec les photographies débute par un temps personnel de découverte des photographies, de réflexion et de mise en forme de ses représentations. Un temps d’échanges entre les participants du groupe est ensuite organisé par l’animateur. Chacun a ainsi la possibilité de mieux cerner ses propres repères et d’en construire de nouveaux à partir des découvertes et des consolidations que permet ce travail de groupe.
La réalisation de l’outil
6La conception du dossier Photolangage® « Jeunes et Alimentation » a nécessité une démarche longue, collective et approfondie. Elle a commencé par la constitution d’un groupe diversifié d’une vingtaine d’éducateurs pour la santé de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), qui se sont réunis une dizaine de fois pendant plus d’un an. Les participants émanaient notamment des Comités d’éducation pour la santé de la région PACA, de la santé scolaire, de la Mutualité sociale agricole (MSA), du Conseil général…, tous concernés professionnellement par l’éducation nutritionnelle. La réalisation, l’impression et la diffusion de l’outil ont été financées par l’Inpes, l’Assurance maladie, le Conseil régional de PACA, le Conseil général de Vaucluse, la MSA.
7Le premier travail a consisté à explorer les intentions pédagogiques du groupe à partir de situations vécues, de problèmes rencontrés, de visées éducatives souhaitées. La problématisation de ces préoccupations a donné lieu à des échanges nourris : par exemple, s’agissait-il de réconcilier les jeunes avec les normes d’une nourriture de qualité, ou de leur faire découvrir l’importance du plaisir dans la pratique alimentaire ? Alerter sur les risques et dangers de l’obésité ou développer un regard plus ouvert et tolérant sur les différences ? Amener des recommandations de saine alimentation ou explorer les comportements de consommation des jeunes pour mieux en comprendre les raisons ? Le groupe s’est progressivement mis d’accord sur de grandes visées éducatives, qui ont dû être traduites en objectifs et tâches. En effet, la méthode Photolangage® organise le travail du groupe à partir d’une tâche formulée sous forme de question. Par exemple, « Est-ce que la publicité vous informe, vous enferme ou vous inspire dans vos choix alimentaires ? Choisissez une ou deux photographies vous permettant d’exprimer au mieux votre point de vue. »
8Lorsque les visées éducatives ont été mieux cernées, le choix des photographies a pu débuter. Le groupe a d’abord procédé à des séances de brainstorming pour lister des situations, des évènements, des visualisations, des contextes qui évoqueraient au mieux les problèmes et questions à aborder. Ces suggestions ont permis une première recherche de photographies, auprès d’agences de photographes.
9Quatre-vingt treize photographies ont été retenues, et organisées en deux dossiers de cinquante photographies (sept photographies étaient identiques dans les deux dossiers) en vue d’une confirmation de leur intérêt avec des groupes de jeunes lors d’une phase de test.
10Enfin un guide pédagogique en trois parties a été rédigé afin :
- de présenter la thématique « Jeunes et alimentation »,
- d’expliciter les étapes de la méthode Photolangage®,
- et de fournir des matériaux pédagogiques pour chaque grande visée éducative retenue et les objectifs qui s’y rattachaient : développements thématiques, propositions d’objectifs et de questions à formuler aux groupes de jeunes.
11Ces matériaux ont été collationnés par une stagiaire en santé publique qui a dépouillé l’ensemble des questionnaires. Les résultats obtenus ont été analysés et discutés par le groupe de travail et ont permis de procéder à un choix final de quarante-huit photographies, ainsi qu’à l’élaboration finale du guide pédagogique.
Sur quoi permet de travailler ce Photolangage® ?
12L’outil réalisé permet, par le choix des photographies sélectionnées et avec le guide qui les accompagne, de travailler avec des jeunes sur des aspects habituellement peu pris en compte de leurs pratiques alimentaires, mais néanmoins structurants de leur rapport à la nourriture. Ces aspects sont principalement les dimensions culturelles, sociologiques et psychologiques des décisions alimentaires. L’éducation à la nutrition accorde une importance grandissante, non seulement aux connaissances diététiques, mais aussi à la découverte des dimensions culturelles des choix alimentaires et à la prise de conscience des goûts et des plaisirs alimentaires. L’outil Photolangage® permet de travailler en groupe plus particulièrement sur ces dimensions en facilitant la réflexion, la prise de parole, l’écoute et les échanges.
13Il s’agit d’abord d’aider les jeunes à entrer dans la complexité des décisions alimentaires, en leur permettant de repérer que, d’une part, les choix alimentaires ne sont pas faits dans un vide social et culturel, mais sont tributaires de traditions, de coutumes, de croyances et de rituels, et que, d’autre part, chacun a une part de responsabilité dans la façon dont il ou elle se positionne par rapport à la nourriture. Les sociologues ont depuis longtemps mis en évidence la complexité des décisions alimentaires. Ainsi que l’écrit Jean-Pierre Poulain, « … on sait que les décisions alimentaires ne sont ni des décisions individuelles, ni des décisions rationnelles » [2]. En paraphrasant, on pourrait dire qu’il s’agit de faire découvrir aux jeunes que les décisions alimentaires ne sont jamais uniquement des décisions individuelles, ni uniquement des décisions rationnelles, même s’il est perceptible par chacun que c’est bien l’individu qui décide en dernier ressort et que ses connaissances rationnelles entrent pour partie dans sa décision. Il s’agit donc d’aider les jeunes à construire des repères pour établir leurs décisions alimentaires et pour développer leur indispensable autonomie, en tant qu’adultes en devenir.
Élargir et enrichir les démarches pédagogiques sur l’alimentation
14L’éducation à l’alimentation est encore souvent, d’abord une éducation nutritionnelle c’est-à-dire une éducation à la connaissance des aliments, de leurs caractéristiques et de leur valeur nutritive. Ce choix est fondé sur l’hypothèse qu’un apport d’informations validées scientifiquement doit être à la base des connaissances rationnelles que les jeunes ont à acquérir pour faire de « bons » choix alimentaires. Or l’information et les connaissances rationnelles ne suffisent pas aujourd’hui pour faire des choix alimentaires sains et équilibrés.
15Dans une société d’abondance relative, c’est bien le choix qui devient le principal problème à résoudre. Ainsi, selon Claude Fischler, « dans de nombreux domaines du quotidien et des destins personnels, les individus se retrouvent en effet de plus en plus confrontés à la nécessité impérieuse de faire eux-mêmes des choix là où le groupe, la famille, la tradition, la culture imposaient jadis leurs déterminismes » [3]. Cette situation d’« anomie », par laquelle est désignée la modernité alimentaire, se caractérise non par un vide, mais par « trois phénomènes concomitants : une situation de surabondance alimentaire, la baisse des contrôles sociaux et la multiplication des discours sur l’alimentation » [2]. On peut ainsi comprendre, par exemple, l’aspiration à l’équilibre nutritionnel dans le discours des familles comme aussi un espoir de mettre fin au « désordre symbolique » et à « l’anxiété qui en résulte » [4].
16Cependant, bien que les modèles traditionnels soient toujours opérants, quoique moins contraignants, les pratiques alimentaires ont beaucoup évolué ces dernières années. L’alimentation, que l’on considère l’offre, les lieux, la préparation et les aliments eux-mêmes, s’est beaucoup complexifiée. « Si les conduites alimentaires sont de moins en moins contraintes socialement, elles subissent en même temps de plus en plus d’influences diverses et contradictoires, dans la cacophonie alimentaire ambiante. » [4] D’où l’importance d’aider les jeunes à se construire des repères pour faciliter et améliorer les choix qu’ils ont à faire. Travailler avec les jeunes des dimensions habituellement peu ou difficilement prises en compte dans l’éducation nutritionnelle, s’inscrit dans la perspective que la réflexion, la prise de conscience et le positionnement dans un groupe vont favoriser des pratiques plus adéquates.
17On peut résumer en quatre principaux modèles les différentes approches pédagogiques pouvant être mises en œuvre dans l’éducation à l’alimentation.
18Un premier modèle, fondé sur la théorie behavioriste [5], considère qu’apprendre, c’est devenir capable d’avoir des comportements, des attitudes, des positionnements correspondant aux objectifs définis. Ces changements sont obtenus non par la réflexion ou l’élargissement du champ de la conscience, mais par des entraînements, par des conditionnements et des renforcements des bonnes réponses. C’est le cas lorsqu’on diffuse des slogans dans les médias comme par exemple, « Mangez cinq fruits et légumes par jour ». Cette approche se révèle très efficace lorsqu’il s’agit d’acquérir un nouvel automatisme ou de modifier un comportement précis. Elle se révèle limitée parce que l’apprenant ne saura pas adapter le comportement appris à des situations nouvelles ou imprévues. Dans l’éducation à l’alimentation, il y a matière à développer de bons réflexes pour certaines situations, mais il est assez évident qu’un entraînement de ce type ne peut suffire pour faire face à la complexité des décisions alimentaires.
19L’approche cognitiviste de l’apprentissage met d’abord l’accent sur l’acquisition d’informations et de nouvelles représentations [6]. L’apprenant est considéré comme un système de traitement de l’information, qu’il va transformer en autant de représentations, de connaissances et de compétences. L’enseignant va mobiliser un maximum de moyens et de canaux pour maximiser le transfert d’information et son enregistrement dans la mémoire humaine. La compréhension de l’apprenant n’est pas forcément au rendez-vous, mais il est difficile de s’en rendre compte. On retrouve ici un aspect souvent dominant de l’éducation nutritionnelle, à savoir l’apport d’information sous différentes formes, en espérant que les jeunes en retiendront quelque chose.
20Avec l’approche constructiviste, apprendre, c’est intégrer de nouveaux schémas cognitifs par assimilation et accommodation afin de construire de nouvelles connaissances [6, 7]. C’est en résolvant des problèmes, en établissant des liaisons entre des faits, des découvertes et leurs connaissances, et en dialoguant avec les enseignants et leurs pairs que les apprenants élaborent de nouvelles connaissances et des perspectives personnelles du monde. C’est cette approche, centrée sur la construction de repères pour la conduite humaine, qu’un outil comme Photolangage® met particulièrement en œuvre au sein de groupes de jeunes. Le travail en groupe part ici toujours d’une question concernant les pratiques alimentaires, amenant chacun à élaborer une réponse et une position personnelle.
21Enfin s’est développée depuis le début du xxe siècle, un modèle socioculturel [8], selon lequel apprendre est un processus de changement par lequel un sujet se transforme et produit un comportement adapté aux changements psychiques (internes) et aux sollicitations socioculturelles (externes). Cette approche de l’« apprendre », fondée sur des valeurs humanistes, est très centrée sur le développement personnel de l’apprenant comme acteur et auteur de son propre devenir au sein d’interactions sociales. Les décisions alimentaires des jeunes étant largement structurées par leur insertion socioculturelle, les repères qu’ils ont à construire vont relever pour une grande partie d’un travail sur les influences et déterminants socioculturels.
Résultats
Trois objectifs pédagogiques pour comprendre la complexité des décisions alimentaires
22Dans ce dossier Photolangage® « Jeunes et alimentation », cette éducation à la construction de repères en vue de meilleures décisions alimentaires a été centrée sur 3 axes éducatifs principaux.
23Le premier axe éducatif est intitulé « Penser sa pratique alimentaire et comprendre celle des autres ». L’accent est mis ici sur la nécessité d’explorer en quoi consiste une pratique alimentaire, quelles en sont les composantes et les déterminants et comment chacun les prend en compte, se les approprie ou tente de les ignorer. Il s’agit de permettre aux jeunes « de prendre conscience de la richesse et de la complexité de leur propre rapport à la nourriture, du rapport de leurs proches, et des rapports qui se vivent dans leur environnement » [9]. Le thème du plaisir est présenté en premier, car il est l’un des plus importants dans l’alimentation. Or, il n’est pas évident de comprendre que le plaisir alimentaire est un plaisir appris et que de nouvelles expériences peuvent enrichir nos plaisirs gustatifs. Les trois autres thèmes sont l’information et son lien avec les dimensions symboliques et culturelles des pratiques alimentaires, les facteurs socio-économiques, depuis le prix de la qualité jusqu’à l’ancrage familial des pratiques alimentaires et enfin l’histoire qui révèle les racines ancestrales du rapport à certains aliments comme la viande ou l’huile d’olive, mais aussi des prescriptions et interdits alimentaires.
24Le deuxième axe éducatif est intitulé « Apprivoiser son corps à l’adolescence ». Au moment où les adolescents font l’expérience de la transformation de leur corps, ils ont besoin de repères pour se représenter en quoi cette transformation modifie leur rapport à l’alimentation. L’accent est mis ici sur cette dimension fondamentale de l’adolescence qui rejaillit fortement sur leur rapport à la nourriture : « chaque adolescent est appelé à découvrir que son corps est unique, que son métabolisme n’est identique à nul autre et qu’il lui faudra apprivoiser ce corps, le connaître et le reconnaître » [9]. Il importe ici d’aider les adolescents à penser leur corps, c’est-à-dire à trouver les mots, les expressions, les significations, les symboles et les images qui vont leur permettre de comprendre cette transformation de leur corps et de mieux maîtriser leur impulsivité alimentaire qui souvent les laisse démunis. Cette connaissance et conscience de soi sont indispensables pour réguler les pressions internes et les émotions négatives qui souvent perturbent le rapport à l’alimentation.
25Enfin, un troisième axe éducatif propose de « devenir acteur de sa pratique alimentaire ». Le but est d’aider les jeunes à identifier les repères les plus aptes à leur permettre de se construire comme acteurs de leur pratique alimentaire, et à prendre des décisions structurantes dans leur rapport à l’alimentation. Dans une perspective optimale, le travail sur cet axe ne viendrait que lorsque les jeunes auraient pu réfléchir et mieux comprendre la complexité de leurs pratiques alimentaires et celles des autres, et aient pris conscience de l’imbrication du rapport à leur propre corps et de leurs pratiques alimentaires. Car il va s’agir ici d’anticiper les décisions alimentaires qu’exige la vie courante en partant du « postulat que manger s’apprend et que l’on mange différemment selon les périodes de la vie » [9]. Les jeunes ont ainsi à prendre en main leur pratique alimentaire et à mettre en place des repères nutritionnels personnels. Peuvent être plus spécifiquement travaillés dans cette partie, le choix des repères nutritionnels pour manger de façon équilibrée, l’autonomie à exercer par rapport à l’ensemble des rituels, règles, modèles, pressions, interdits et pratiques, ainsi que la reconnaissance des signes de deux pathologies, liées pour partie à l’alimentation, que sont l’anorexie mentale et l’obésité.
Travailler sur des dimensions nouvelles par le regard, la parole et les échanges
26Concrètement, le Photolangage® « Jeunes et alimentation » mobilise des dimensions nouvelles dans l’éducation à l’alimentation. Pour expliciter comment la méthode le permet, ces dimensions sont présentées avec quelques exemples. Malheureusement, il n’est pas possible de reproduire ici les photographies. Le lecteur est donc prié de se reporter au dossier Photolangage® « Jeunes et alimentation » diffusé gratuitement par les Comités d’éducation pour la santé de la région PACA et paru début 2013 aux éditions Chronique sociale.
• Explorer les représentations
27Il est particulièrement important d’explorer avec les jeunes leurs représentations de leurs pratiques alimentaires. Étudiées principalement en psychologie sociale [10], les représentations sont des constructions mentales établies par chacun à partir de ses connaissances, de ses expériences et de ses centres d’intérêt. Elles sont une forme de connaissances, un mode de savoir, mais un savoir dans lequel on réintroduit le social, l’activité du sujet, son histoire, ses connaissances préalables acquises en dehors de la science. Les représentations sont ainsi à la fois des reproductions de certains aspects d’un réel auquel est confronté le sujet et de véritables « constructions » mentales d’un objet qui sera confondu avec le réel. Sans réflexion préalable, un sujet pense que ses représentations sont le réel, correspondent au réel. Souvent demeurées à l’état implicite, les représentations de chacun sont néanmoins activées dans l’ensemble de ses interactions sociales, contribuent à la formation de ses conduites et attitudes, et à l’orientation de ses communications sociales.
28D’où l’intérêt de faire avec les jeunes un travail sur leurs représentations pour qu’ils acquièrent de la distance par rapport à celles-ci, ce qui va les ouvrir à celles des autres. Par exemple, au démarrage d’une session Photolangage®, les jeunes s’attendent souvent à ce que les photographies représentent les aliments recommandés pour la santé, parce qu’ils ont eu l’expérience de cours de nutrition ou même de discussions de groupe avec des photographies représentant les recommandations diététiques du « bien manger ». Or, dans le dossier « Jeunes et alimentation », il n’y a que quelques photographies qui pourraient correspondre aux conseils diététiques : une table mise avec des salades de légumes et de fruits, et une scène de marché. Car le travail de groupe ne consiste pas à travailler sur les consignes de « bien manger », mais vise à permettre à chacun de partir de sa propre expérience. Par exemple, les représentations que l’on a du goût, de ce qui est bon à manger, sont très marquées culturellement. Ainsi, l’objectif de « comprendre à quel point l’apprentissage du goût est un processus de construction identitaire » pourra être travaillé avec la tâche suivante : « Les goûts, ça se forge dans la petite enfance. Après, il n’y a plus rien à faire. D’accord ou pas d’accord ? Dites-le avec une ou deux photographies. » Des photographies comme celle d’une famille au petit déjeuner, celle d’une famille africaine élargie, celle d’une famille asiatique en début de repas, celle d’une femme à table avec trois adolescents et des plats de salades de légumes et de fruits, celle d’une famille maghrébine à table attendant un dernier convive pourront susciter des prises de conscience de l’ancrage familial de ses pratiques, alors que celle de jeunes mangeant des pizzas, celle de repas en colonie ou celle de plateaux rendus à moitié pleins de la cantine scolaire pourront évoquer des différences voire des conflits de goûts. La visée est ici d’aider chacun à prendre conscience de l’origine de ses goûts et de pouvoir les relativiser pour entrer dans la compréhension qu’une diversité de goûts existe, qu’ils peuvent changer, évoluer, se transformer.
• Dire le plaisir de manger
29Si les jeunes savent assez bien ce qu’ils aiment et ce qu’ils n’aiment pas, ils ont très rarement réfléchi à l’origine de ces préférences. Il est donc important de leur faire découvrir que le plaisir de manger est à la fois naturel et appris. Pour qu’un aliment procure un plaisir gustatif, il faut que cet aliment corresponde à certaines caractéristiques physiques de palatabilité, mais surtout que sa consommation ait fait l’objet d’un apprentissage. En fait, le rapport au plaisir, omniprésent dans la pratique alimentaire, est de nature complexe. Aussi plusieurs tâches sont-elles proposées, afin de trouver celle qui correspond au mieux aux préoccupations du groupe. Par exemple, avec l’objectif de « Découvrir l’importance de la conscience, de la parole et du partage dans le plaisir de manger » et la tâche : « Mange-t-on d’abord pour se faire plaisir ? Choisissez une ou deux photographies vous permettant d’exprimer au mieux votre point de vue. », il est possible de susciter une réflexion et une prise de parole sur cette dimension qui reste souvent implicite ou peu verbalisée dans la pratique alimentaire. Depuis la délectation solitaire du jeune qui cherche dans le frigidaire, en passant par la consommation collective de hamburgers, ou de popcorn, et la préparation culinaire à plusieurs, jusqu’à l’expression plus symbolique du plaisir gustatif, avec le surfeur sur sa vague, ou la concentration obtenue dans une posture yogi, chacun sera amené à hiérarchiser ses expériences et à partager avec le groupe un point de vue original, que la parole des autres va enrichir.
• Comprendre le choix des autres
30Se mettre à la place des autres n’est jamais chose facile. Et pourtant, il est souvent nécessaire de saisir le point de vue de l’autre pour comprendre une situation, un événement, une attitude ou même une simple phrase. La demande qui est faite à chacun, dans la méthode Photolangage®, de réfléchir et de mettre en parole pour les autres son propre point de vue sur une question de pratique alimentaire rend possible, à la fois, la découverte de l’autre et une meilleure compréhension de son point de vue et des contraintes qui pèsent sur lui. Car en montrant son choix de photographies et en prenant la parole, l’autre m’offre des clés pour comprendre son point de vue sur la question débattue. Ainsi l’objectif « Comprendre les difficultés pour se nourrir sainement » pourra-t-il être travaillé avec la question « L’alimentation variée et de qualité, telle manger cinq fruits et légumes par jour, n’est accessible qu’aux riches. D’accord ou pas d’accord ? Dites-le avec une ou deux photographies. » Ici, certains pourront choisir une réponse facile comme la photographie d’un étalage de fruits du marché ou la cueillette des pommes, qui ne prêtent pas d’emblée à controverse, alors que d’autres pourront choisir les situations problématiques comme cette vieille femme accroupie qui ramasse les restes du marché ou celle d’un SDF avec le carton « un travail pour de la nourriture ».
• Repérer les influences
31Chacun reconnaît que de multiples déterminants interviennent dans ses pratiques alimentaires, mais c’est souvent pour conclure qu’en fin de compte « c’est chacun qui décide ». Or ce qui importe ici, c’est de permettre à chaque jeune de mesurer quelles sont les influences qu’il parvient à réguler et quelles sont celles qui l’emprisonnent. S’il n’est jamais facile de reconnaître les tyrannies auxquelles nous nous soumettons volontairement, il est salutaire de pouvoir les identifier et d’essayer de reprendre le contrôle. Ainsi, l’objectif « Identifier les composantes de ses propres décisions alimentaires » pourra-t-il être travaillé avec l’objectif : « Peut-on réellement contrôler son alimentation ? Dites-le avec une ou deux photographies. » Des photographies comme celle de la jeune fille devant un miroir déformant ou celle de la poupée Barbie sur un pèse-personne ou celle des jeunes mangeant des hamburgers pourront donner lieu à des prises de parole faisant ressortir la possibilité de contrôler son alimentation alors que d’autres photographies, comme celle d’une femme obèse en maillot ou des quatre jeunes en surpoids au bord de la piscine pourront faire émerger la grande détresse ou le sentiment de stigmatisation des personnes obèses dans une société qui ne tolère que la minceur.
• Reconnaître les racines
32Chacun de nous a des racines familiales, culturelles et historiques qui sont plus ou moins en harmonie avec celles des autres. Selon les milieux et les groupes humains, il peut être valorisant d’avoir des racines différentes ou même exotiques, ou au contraire difficile de reconnaître publiquement ses racines si elles ne correspondent pas aux critères dominants et valorisés. Et pourtant ces racines sont constitutives de notre identité et il est important de pouvoir y réfléchir pour les reconnaître, les comprendre, les accepter même si c’est pour s’en distancer. L’adolescence est un âge de recommencements et il importe que chacun construise ses repères alimentaires par rapport à ceux de sa famille et de son histoire, soit pour les accepter et les intégrer, soit pour s’en distancer, soit pour les modifier et les adapter à son projet de vie. Ces racines peuvent être culturelles comme le suggère la photographie d’une épicerie Halal ou celle du blé et des dollars américains, ou familiales comme la photographie de la famille asiatique, africaine, maghrébine. Ainsi l’objectif « apprécier la diversité des origines des aliments qui sont proposés aujourd’hui » pourra être travaillé avec la tâche « Qu’est-ce que cela change de connaître l’origine et le sens de ce que l’on mange ? Dites-le avec une ou deux photographies. » Les jeunes pourront ainsi entrer dans la compréhension de l’épaisseur historique et culturelle des habitudes humaines et comprendre que les origines d’une personne sont un concentré de l’aventure humaine.
• Apprivoiser son corps, le connaître
33Il ne va pas de soi qu’un travail sur l’alimentation passe par la découverte de son propre corps. C’est pourtant bien d’abord à propos du corps que se jouent pour de nombreux jeunes leurs choix alimentaires. Beaucoup se réfugient dans certaines conduites alimentaires en réponse à un mal être, tout en s’en voulant de ne pas pouvoir résister à la tentation de trop ou mal manger. Aussi importe-t-il que chacun d’entre eux puisse construire une représentation de lui-même comme d’un sujet unifié. Cela ne peut être qu’un travail dans la durée, car les représentations sociales dominantes de l’adolescent laissent à penser une dichotomie entre un corps qui se dérègle et une tête qui ne sait plus où elle en est. Ce n’est qu’en se pensant comme sujet unifié que les jeunes pourront apprendre à faire face aux multiples pressions intérieures qui accompagnent le passage de l’enfance à l’âge adulte. Ainsi l’objectif de « développer une capacité critique par rapport au culte de la minceur » pourra-t-il être travaillé avec la tâche « Est-ce que se sentir bien, c’est s’aimer en se regardant dans un miroir ? Choisissez une ou deux photographies vous permettant d’exprimer au mieux votre opinion. » Les photographies proposées, entre les deux extrêmes que sont l’anorexie et l’obésité, permettent d’exprimer des points de vue personnels sur son propre corps, mais aussi sur le corps de l’autre, avec la jeune fille mince qui s’admire et le jeune en surpoids, rayonnant, avec son plateau de fast-food, la femme obèse en maillot qui semble s’intégrer sans problème à la foule et le jeune obèse qui joue seul, délaissé par les autres.
34Ce sont là des thèmes difficiles à travailler sans support avec des jeunes. La méthode Photolangage® permet, avec les photographies proposées dans le dossier, de leur donner la parole, parole qu’ils prennent volontiers, même si tous ne s’expriment oralement pas avec la même facilité.
Conclusion
35En favorisant l’émergence des représentations, l’explicitation des expériences personnelles par la prise de parole, et l’approfondissement de la question de l’alimentation au cours d’un travail de groupe, cet outil Photolangage® permet à chaque jeune d’élargir son champ de conscience et de compréhension des pratiques alimentaires. Cette méthode rend ainsi possible une mobilisation accrue des jeunes dans le débat sur l’alimentation, une évolution de leurs positionnements et la mise en place de repères pour guider leurs décisions alimentaires.
36Ce niveau d’exigence pédagogique ne va toutefois pas de soi. Il nécessite en particulier pour les professionnels, une expérience en animation de groupe et, dans l’idéal, une formation spécifique à l’utilisation de la méthode Photolangage®. C’est pourquoi la Région PACA, dans le prolongement de sa participation à la réalisation de l’outil, soutient les comités d’éducation pour la santé de chaque département dans la mise en place de formations à l’utilisation de cet outil sur la région.
37Aucun conflit d’intérêts déclaré
Références
- 1Babin P, Bagot JP, Baptiste A, Bélisle C. Photolangage, Lyon : Éditions du Chalet ; 1968.
- 2Poulain JP. Sociologies de l’alimentation. 2e éd. Paris : Presses Universitaires de France ; 2011.
- 3Fischler C. L’Homnivore. Paris : Odile Jacob ; 2001.
- 4Fischler C. Diététique savante et diététiques spontanées : la bonne nutrition enfantine selon des mères de famille française, Culture technique. 1986;16:50-9.
- 5Le Ny JF. Le conditionnement et l’apprentissage. Paris : PUF ; 5e édition, 1075.
- 6Perraudeau M. Les méthodes cognitives. Apprendre autrement à l’école. Paris : Armand Colin ; 1996.
- 7Barth BM. Le savoir en construction. Former à une pédagogie de la compréhension. Paris : Retz ; 1993.
- 8Bandura A. L’apprentissage social. Bruxelles : Pierre Mardaga, éditeur ; 1980.
- 9Bélisle C, Douiller A. Photolangage® Jeunes et Alimentation. Lyon : Chronique sociale ; 2012.
- 10Jodelet D. Les Représentations sociales. Paris : PUF ; 2003.
Mots-clés éditeurs : promotion de la santé, outil pédagogique, Photolangage®, alimentation, travail sur les représentations, jeunes
Date de mise en ligne : 09/07/2013
https://doi.org/10.3917/spub.133.0187