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Article de revue

Une recherche-action infirmière sur le dispositif d’annonce du cancer. Le retour d’expérience du sociologue accompagnant

Pages 339 à 342

Introduction

1 Le plan cancer de novembre 2005 recommande la mise en place d’un dispositif d’annonce du diagnostic cancer pour les patients chez qui l’on découvre la maladie. L’annonce de la maladie n’est plus envisagée comme relevant d’un temps médical unique. Des personnels paramédicaux doivent y participer en relayant la première annonce d’un médecin. Après le choc provoqué par celle-ci, il s’agit de permettre au patient de se socialiser à sa maladie. Cette rencontre vise à informer le malade sur sa maladie, ses différents traitements et à envisager leurs conséquences en fonction de sa « personnalité », de son environnement familial, professionnel et social. Le « paramédical » deviendrait ainsi un référent privilégié du patient.

2 Onconord Île-de-France, réseau de soins en cancérologie et en soins palliatifs, basé à Sarcelles, et regroupant plusieurs établissements hospitaliers du Nord de la région parisienne, a très vite encouragé l’innovation préconisée. Un groupe d’infirmières et de cadres infirmiers fortement impliqués dès le début dans ce dispositif, a décidé de s’engager dans une recherche-action formatrice leur permettant de mieux appréhender ce nouvel exercice. Suite à une première formation présentant le dispositif et proposant quelques outils de son application, ces professionnels de santé ont ressenti le besoin d’une réflexion plus approfondie et de nourrir celle-ci d’une enquête sociologique questionnant leur nouveau positionnement.

3 Cet article vise principalement à témoigner de l’expérience de l’accompagnement, en tant que sociologue, de ce groupe en en faisant le récit. Il s’agira ensuite de présenter les résultats de la recherche-action et de dégager les enjeux de la démarche méthodologique.

La recherche-action formatrice sur le dispositif d’annonce du cancer : le récit

4 Fin 2007, suite à une enquête initiée autour des changements que pouvait engendrer le dispositif d’annonce dans les relations des infirmières aux médecins, j’ai été sollicité en tant que sociologue indépendant afin, dans un premier temps, d’aider l’équipe dans les aspects méthodologiques de l’enquête. Deux grilles d’entretien avaient alors été réalisées visant respectivement infirmières et médecins dans leurs établissements avec un retour très faible chez les unes et nul chez les autres. De mon côté, cela représentait l’opportunité d’une recherche-action dont l’initiative est celle d’acteurs qui se font les enquêteurs de leur pratique et de leur environnement.

5 Au risque de décevoir l’attente d’aide méthodologique, la posture adoptée était peu directive et je demeurais assez allusif sur le protocole de recherche à suivre. Il était important de ne pas contredire trop frontalement les termes de la demande et de ne pas décourager un peu plus le groupe. Afin de préserver la dynamique qui s’était mise en place, l’intervention a dès lors consisté dans un premier temps à réfléchir avec ces infirmières aux enjeux personnels, de pratique et de reconnaissance professionnelles d’une recherche-action portant sur le dispositif d’annonce. Tout au long de chacune de nos séances de travail (dix-huit demi-journées au total), la posture était celle de l’écoute et de l’observation de rencontres assez informelles plutôt que celle de formateur et/ou de directeur d’étude.

6 Le préalable de l’intervention était en effet que les infirmières s’autorisent cette démarche de recherche. Leurs premières difficultés pouvaient en effet s’expliquer par le manque de légitimité à l’hôpital vis-à-vis d’une initiative de recherche menée par elles seules, malgré le soutien du réseau Onconord. La posture théorique adoptée, sous-tendant la recherche-action, s’inspirant de l’interactionnisme et suivant la recommandation d’auteurs comme W.I. Thomas [3] ou E.C. Hughes [4], il s’agissait de repartir du point de vue des acteurs. Dans ce cadre, il était nécessaire de faire des infirmières les enquêtrices de leur propre milieu et de leur propre pratique. Contrairement aux situations les plus courantes de « l’observation directe » ou participante, ce n’est pas le sociologue qui se fait acteur mais l’acteur qui se fait sociologue. La réflexivité des pratiques peut alors s’élucider et être relayée par celle d’une sociologie réalisée par le groupe et accompagnée par le sociologue. Autrement dit, le point de vue « profane » inhérent aux pratiques des infirmières devait se redoubler de l’approche sociologique introduisant une réflexivité propre à un travail de recherche.

7 Une telle perspective, empreinte pourtant d’incertitude, devait finalement convenir aux infirmières. Elles étaient en effet conscientes, en rejetant une formation plus habituelle visant principalement à les sécuriser dans leur nouvelle tâche, que leur choix devait assumer les indéterminations d’une recherche sociologique qualitative afin d’élucider la réflexivité à l’œuvre dans leurs pratiques. Se considérant parfois comme pionnières, leur démarche revêtait un caractère militant au sein de la profession et de leurs établissements, car elles entendaient promouvoir le dispositif à l’échelle du réseau. Le caractère de « mouvement social » au double sens tourainien et interactionniste [5] se manifestait donc assez clairement.

8 Cette recherche-action formatrice allait se dérouler sur deux années. Les séances de travail comprenaient un apport théorique et l’étude de certains documents – textes sociologiques ou textes encadrant la nouvelle pratique – mais leur richesse provenait surtout des discussions permettant de rendre explicites des phénomènes latents, notamment dans les relations avec les médecins et avec les patients, de confronter différents témoignages personnels en débouchant parfois sur une montée en généralité et, enfin, de faire émerger les différentes positions et leur articulation entre elles.

9 Les premières séances nous ont conduit vers une nouvelle tentative d’enquête menée par les infirmières qui allait, de nouveau, se traduire par des retours insuffisants. Par ailleurs, ma demande d’obtenir des fiches descriptives des scènes vécues significatives et illustrant, selon elles, le repositionnement exigé par la mise en place du dispositif d’annonce, n’avait eu guère de retour. L’approche méthodologique du social drama [4] ne semblait pas convenir au groupe, la dynamique de discussion qui avait toujours été la leur restant plus à même de restituer ces scènes. En revanche, au terme de cette démarche, elles ont pu réaliser par elles-mêmes des entretiens complémentaires auprès de cadres de santé, identifiés, lors des séances de discussion, comme acteurs centraux dans l’innovation que constituait le dispositif d’annonce [6].

10 Entre-temps, le questionnement des infirmières, grâce à l’accompagnement sociologique, changea pour interroger les difficultés de mise en place du dispositif d’annonce et les modalités pouvant favoriser celle-ci. Ainsi, ce questionnement de recherche allait mobiliser davantage la coordinatrice et le sociologue : il consistait en la visite des différents services concernés, permettant la rencontre avec les équipes et les différentes catégories de personnels, sous le mode d’entretiens semi-directifs mais aussi sur le mode informel des rencontres faites au cours de nos « déambulations ». Cette demande de « présentation de soi » des services par le prisme du dispositif d’annonce allait être concluante. En effet, la démarche était davantage reçue comme étant celle du réseau Onconord ; la présence de la coordinatrice se révélait comme un « passeport indispensable » à celle du sociologue qui apportait un gage de professionnalisme à l’enquête.

Résultats…

11 Une innovation représente souvent un « fait social total » [7] qui cristallise l’ensemble des dimensions du monde social où elle intervient [8]. La question des modalités et des difficultés de la mise en place de la consultation d’annonce paramédicale a conduit d’une part à préciser les repositionnements réciproques des catégories de personnel et d’autre part à montrer, au sein de chacune, des divergences.

12 Différentes réticences au dispositif sont apparues. Selon une logique du « dirty work » [2], cette tâche d’annonce, mal vécue par certains médecins, peut en revanche valoriser des infirmières attachées à la dimension « relationnelle » de leur métier quand d’autres préfèrent une reconnaissance de compétences techniques spécifiques comme l’a, par ailleurs, mis en avant François Dubet [9]. De même, certains médecins se sentent soulagés de partager ce « sale boulot » [10] quand d’autres veulent rester l’interlocuteur privilégié du malade à l’hôpital. Ces divergences illustrent, plus généralement, les ambiguïtés de la reconnaissance du travail de soin dans sa dimension relationnelle, comme le montrent les théories du care [11].

13 Le deuxième éclairage de la recherche-action est la dynamique d’équipe qui favorise la mise en œuvre du dispositif. L’impulsion des médecins et des cadres de santé apparaît déterminante. Surmonter les difficultés de gestion et d’organisation ne suffit pas. Tout un travail de sensibilisation doit s’engager auprès de chacun et de l’équipe dans son ensemble. Ainsi, l’annonce autrefois affaire du seul médecin, doit devenir celle de tout le service et donner lieu à une culture partagée. L’inscription de l’objectif de mise en place du dispositif d’annonce dans un projet de service et d’établissement est un levier important. Mais il doit aussi trouver l’écho d’une implication collective souvent rendue problématique lorsque la tâche de l’annonce fait l’objet de la spécialisation d’une infirmière dans l’établissement ou dans le service.

14 Par ailleurs, l’objectivation des résultats de la recherche a permis aux infirmières en formation de comprendre leurs difficultés quotidiennes et de sortir d’une interprétation psychologique se focalisant sur des problèmes « de personnes ». Ceci est d’autant plus important au vu du poids émotionnel de l’annonce du cancer. Ainsi, la recherche-action formatrice a-t-elle pu concourir à la « maturité » qu’elles ont aussi acquise dans leur pratique et a certainement contribué à une amélioration restant difficile à mesurer. Ainsi renforcées de ce point de vue, elles l’ont aussi été dans la participation au travail de sensibilisation nécessaire à l’acceptation du dispositif d’annonce. La diffusion du rapport et la publication d’un ouvrage [6] ont aussi assis la légitimité des messages qu’elles portent au quotidien. Cela conforte une reconnaissance qui n’est jamais gagnée d’avance ni acquise définitivement tant pour la tâche elle-même que pour ceux et celles qui l’accomplissent.

…et enjeux d’une recherche-action formatrice

15 L’innovation révèle, au sein de la profession, des « segments » [5] divergents à propos de la définition du métier et des valeurs que celui-ci revendique pour se faire reconnaître comme profession. La mise en évidence des enjeux de professionnalisation des infirmières a été possible grâce à la démarche de recherche-action. La recherche-action révèle ainsi son intérêt vis-à-vis de ce que l’on peut appeler « un mouvement social » [5]. Sa pertinence est d’autant plus forte dans le contexte actuel d’une « injonction au professionnalisme » [11] tendant à réduire la professionnalisation au problème des compétences personnelles. La recherche-action apparaît alors comme l’outil d’une réflexivité sans laquelle l’autonomie d’une profession et sa reconnaissance ne peuvent se perpétuer.

16 Pour le professionnel en sciences humaines et sociales, une telle expérience montre que la recherche sociologique est aussi une entreprise collective et qu’il est certainement péremptoire d’opposer un expert, qui en serait le véritable auteur, à un groupe, objet de cette recherche et envisagé comme étranger à celle-ci et passif. L’intérêt d’une discipline comme la sociologie est, dès son origine d’avoir cherché à renforcer la réflexivité des personnes, des groupes et des sociétés. Il s’avère aujourd’hui qu’une telle entreprise ne peut se poursuivre qu’en mobilisant les acteurs concernés et en leur reconnaissant une réflexivité propre et irremplaçable afin de pouvoir aider celle-ci à s’affirmer et à pouvoir se transposer à d’autres champs. Un tel repositionnement de la part du chercheur en sciences humaines et sociales et les conceptions du savoir qui en découlent ne sont pas sans analogie avec ceux que l’on a vus s’imposer autour de la consultation para-médicale d’annonce.

17 Aucun conflit d’intérêt déclaré

Références

  • 1
    Touraine A. La voix et le regard. Paris, Les Éditions du Seuil, 1978.
  • 2
    Bataille P. Un cancer et la vie. Les malades face à la maladie, Paris, Balland, 2003.
  • 3
    Thomas WI, Znaniecki F. Le paysan polonais en Europe et en Amérique. Paris : Nathan, Essais et Recherches ; 1998.
  • 4
    Hughes EC. Le regard sociologique. Paris : Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales ; 1996.
  • 5
    Strauss A. La trame de la négociation. Paris : L’Harmattan ; 1992.
  • 6
    Garnier MT, Pasquier S. Regard d’infirmières sur le dispositif d’annonce d’un cancer. Rueil-Malmaison (France) : Éditions Lamarre ; 2014.
  • 7
    Mauss M. « Essai sur le don » In Sociologie et anthropologie. Paris : PUF/Quadrige ; 1985.
  • 8
    Alter N. L’innovation ordinaire. Paris : PUF/Quadrige ; 2005.
  • 9
    Dubet F. Le déclin de l’institution, Les Éditions du Seuil, 2002.
  • 10
    Arborio AM. Un personnel invisible. Les aides-soignantes à l’hôpital. Paris : Anthropos-economica, Sociologies ; 2001.
  • 11
    Molinier P. Le care à l’épreuve du travail. Vulnérabilités croisées et savoir-faire discrets. In : Paperman P, Laugier S. (sous la dir.). Le souci des autres. Éthique et politique du care. Raisons Pratiques n° 16. Paris : Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales ; 2005.
  • 12
    Boussard V, Demazière D, Milburn Ph. L’injonction au professionnalisme. Analyses d’une dynamique plurielle. Rennes (France) : Presses Universitaires de Rennes ; 2010.

Mots-clés éditeurs : intervention sociologique, professionnalisation, consultation paramédicale d’annonce du cancer, formation professionnelle infirmière, recherche-action infirmière

Date de mise en ligne : 24/08/2015

https://doi.org/10.3917/spub.153.0339

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