Couverture de SPUB_150

Article de revue

Travailleurs indépendants et dirigeants de très petites entreprises atteints d’un cancer : effet sur la survie entrepreneuriale

Pages 145 à 154

Notes

  • [1]
    Service médical – Caisse régionale Provence-Alpes du Régime Social des Indépendants (RSI) – RSI Provence Alpes – 29, bd de Dunkerque – CS 11530 – 13235 Marseille Cedex 02 – France.
  • [2]
    U912 (SESSTIM) INSERM – Marseille – France.
  • [3]
    Agence Régionale de Santé (ARS) – Marseille – France.
  • [4]
    Institut Paoli Calmettes – CRLCC – Marseille – France.
  • [5]
    Un article portant sur une cohorte différente (date d’inclusion identique pour tous les sujets avec pour les cas une inclusion possible à distance du début du traitement du cancer) a été publié dans la Revue française des affaires sociales (RFAS) [8] et montrait un sur-risque de 22 % contre 59 % dans la présente étude pour laquelle la date d’inclusion des cas correspondait au début du traitement du cancer. Dans l’étude publiée dans la RFAS, les cas inclus à distance du début du traitement du cancer avaient en effet logiquement une meilleure espérance de survie de leur entreprise.
  • [6]
    Le RSI ne couvre pas les chefs d’entreprise constituée en société qui ont choisi d’être eux-mêmes salariés de leur entreprise.
  • [7]
    Article L324-1 du Code de la Sécurité Sociale : « En cas d’affection de longue durée et en cas d’interruption de travail ou de soins continus supérieurs à une durée déterminée, la caisse doit faire procéder périodiquement à un examen spécial du bénéficiaire… ».
    Article L322-3 du Code de la Sécurité Sociale : « La participation de l’assuré mentionnée au premier alinéa de l’article L. 322-2 peut être limitée ou supprimée dans des conditions fixées par décret en Conseil d’État… ».
    L’exonération du ticket modérateur (prise en charge des soins à 100 %) n’est donc pas obligatoire. Ce qui est obligatoire, c’est l’examen spécial du bénéficiaire par le médecin traitant et le médecin-conseil.
  • [8]
    Les secteurs les plus demandeurs physiquement sont occupés par les personnes appartenant aux classes sociales les plus défavorisées ce qui peut contribuer à accroître les inégalités sociales de santé.
  • [9]
    Le nombre de salariés de l’entreprise ne figure pas dans les bases de données de l’assurance personnelle maladie du chef d’entreprise qui étaient les seules bases auxquelles nous avions accès. Le nombre de salariés de l’entreprise figure dans les bases de données de l’Union de recouvrement des cotisations de la sécurité sociale et d’allocations familiales auxquelles nous n’avions pas accès.

Introduction

1Si le cancer est bien l’empereur de toutes les maladies [1], les moyens pour le détrôner sont la prévention, le diagnostic précoce, les soins curatifs mais également, en aval, la réhabilitation et la prévention des séquelles psychosociales.

2L’augmentation des taux de guérison [2, 3] accroît la nécessité de se pencher sur la question de l’après cancer, notamment son impact sur la vie privée ou sociale du patient [4-6].

3À ce sujet, les articles sur la qualité de vie à long terme, uniquement qualitatifs à la fin des années 90, ont peu à peu été complétés, pour les cohortes de patients traités dans ces années-là, par des études quantitatives prospectives qui, une fois le recueil des données clôturé, ont pu être publiées à la fin des années 2000. Notamment la reprise du travail qui, en fermant la parenthèse de la maladie, est souvent vécue comme une preuve de guérison, a largement été étudiée : une méta-analyse publiée en 2009 incluait 36 articles [7].

4Mais les travailleurs indépendants et les chefs de petites entreprises n’avaient pas encore été analysés spécifiquement [8] [5]. Dans leur cas, la complexité des soins se confronte à la complexité de l’environnement professionnel et le risque supposé d’échec professionnel, lié à cette maladie, rend difficile l’accès aux prêts et aux assurances.

5En France, bien qu’un système néo-beveridgien se mette progressivement en place [9], un héritage bismarckien fait qu’il persiste toujours trois grands régimes pour couvrir le risque maladie. Celui des trois auquel l’on doit obligatoirement s’affilier est déterminé par la profession exercée. Pour les travailleurs indépendants, c’est le Régime social des indépendants (RSI). Les différences entre les trois régimes portent sur l’organisation et la représentation des assurés mais pas sur le risque couvert qui lui est harmonisé.

6Les gestionnaires du RSI ont besoin d’informations actualisées tant sur l’activité de l’entreprise pour calculer les cotisations dues que sur le recours aux soins de l’entrepreneur pour le rembourser en cas de maladie. Cela permet la constitution d’une importante base de données. Ainsi cette organisation particulière rend possible des travaux scientifiques de recherche sur un éventuel lien entre cancer et fermeture de l’entreprise.

7Notre étude entre donc dans le corpus de l’outcomes research (la recherche sur les résultats) [10] et l’hypothèse nulle que nous cherchons à confirmer (ou rejeter) est la suivante : « le cancer du dirigeant d’une entreprise ne modifie pas la pérennité de son entreprise (ie : le risque instantané de radiation de son entreprise) ». Connaître ainsi la viabilité des entreprises dont le dirigeant est traité pour un cancer permettra de :

  • légitimer le fait que ces entrepreneurs puissent bénéficier de bilans hospitaliers et de phases thérapeutiques qui tiennent compte des particularismes de leur emploi du temps ;
  • justifier la mise en place par le RSI, en partenariat avec les autres acteurs concernés, d’une aide au maintien dans l’activité ;
  • rassurer les partenaires de l’entreprise (banques, assurance, etc.) sur l’efficience des thérapeutiques.

Méthodes

8Le RSI gère l’assurance maladie légale obligatoire des travailleurs non salariés [6] n’appartenant pas au secteur de l’agriculture (travailleurs à leur compte, employant ou non des salariés).

9Le code de la sécurité sociale les oblige à s’affilier au RSI pour leur assurance maladie personnelle et à lui transmettre les dates de début et de cessation de leur activité non salariée ainsi que leur secteur d’activité. La cessation de l’activité entraîne la radiation de l’entreprise.

10Le même code prévoit qu’en cas d’affection de longue durée, le médecin traitant et le médecin conseil de la caisse RSI ont l’obligation d’établir conjointement un protocole de soins signé par le patient ou son représentant légal. Ce protocole définit les actes et prestations pour lesquels la participation financière de l’assuré peut être supprimée (prise en charge des soins à 100 %) et son inobservation peut conduire la caisse à suspendre, réduire ou supprimer le service des prestations maladies [7]. Ainsi les diagnostics de cancer sont enregistrés dans la base de données du service médical du RSI en utilisant les codes de la 10e version de la Classification internationale des maladies de l’Organisation mondiale de la santé. La date du diagnostic définissant le début de la prise en charge des soins à 100 %.

11Pour reconstituer notre cohorte historique, un recueil rétrospectif a été effectué le deuxième trimestre 2009 dans la base de données des services médicaux des caisses RSI artisanales et commerciales Provence-Alpes et Côte d’Azur en remontant jusqu’à 1995. Pour la totalité des assurés ayant débuté une prise en charge des soins à 100 % pour cancer entre le 1er janvier 1995 et le 31 mars 2009, l’entrée dans la cohorte était définie comme la date de début de la prise en charge des soins à 100 %. En outre, ces assurés devaient être inscrits au RSI comme ayant une activité professionnelle à la date de début de leur prise en charge à 100 % (qu’ils soient en arrêt de travail ou non). Ces assurés ont constitué l’ensemble des cas. Pour chacun de ces cas nous avons attribué de la même manière un ou plusieurs témoin(s) : tous les assurés n’ayant eu aucun protocole de soin pour cancer au moment du recueil des données, qui étaient inscrits au RSI comme ayant une activité professionnelle à la date d’entrée dans la cohorte du cas, de même sexe, de même année de naissance, de même secteur d’activité professionnelle et ayant débuté cette activité au RSI la même année que le cas. Leur date d’entrée dans la cohorte était la date d’entrée dans la cohorte du cas auquel ils étaient attribués. Pour tenir compte de la variabilité du nombre de témoins d’un cas à l’autre, nous avons pondéré tous les témoins d’un cas donné par l’inverse du nombre de témoins qui lui étaient rattachés.

12Pour chacun des cas et des témoins entrés dans la cohorte, nous avons recueilli, à la date d’entrée dans la cohorte, l’activité professionnelle ainsi que d’autres données démographiques et, pour les cas la localisation du cancer. Les activités professionnelles ont été classées a priori en trois groupes selon qu’elles exigent un travail physique très intense (fabrication, construction, réparation), intense (commerce de gros et de détail, hôtellerie, restauration, transports) ou modérément intense (finance, assurance, services immobiliers, aux entreprises ou aux particuliers).

13Pour les cas comme pour les témoins, l’outcome était la survie entrepreneuriale représentée par le temps écoulé entre l’entrée dans la cohorte et la date de radiation de l’entreprise. Ce temps a été censuré à droite lorsque le sujet n’était toujours pas radié au 31 mars 2009.

14Pour les cas et pour les témoins, nous avons représenté la courbe des risques instantanés de radiation des entreprises en fonction du temps écoulé depuis l’entrée dans la cohorte. Nous avons utilisé le modèle de Cox pour mettre en évidence la différence entre cas et témoins non imputable à des facteurs de confusion. L’utilisation de ce modèle à risque proportionnel était rendue licite par le fait que les courbes des cas et des témoins ne se croisaient pas ; des modèles de ce type ont déjà été utilisés dans des études portant sur les facteurs influençant la survie entrepreneuriale [11, 12]. L’analyse a été effectuée sur l’ensemble de la cohorte puis a été stratifiée sur des sous groupes spécifiques. Toutes les analyses ont été effectuées avec la version 9.1 de SAS® (SAS Institute, Cary, NC).

15La base de données, nominative à l’origine puisque utilisée pour l’affiliation et le remboursement des soins par le RSI, a d’abord été anonymisée (retrait de toute donnée nominative directe ou indirecte) avant d’être transmise à l’équipe de chercheurs.

16Le protocole de l’étude a été approuvé par le comité interne du RSI en charge de la recherche.

17La Commission nationale de l’informatique et des libertés autorise le RSI à mettre en œuvre des études anonymisées, en rapport avec ses missions de protection sociale, sur ses bases informatiques de données (dossier n° 342521, modification 2).

Résultats

18Nous avons inclus 3 587 cas et 27 688 témoins (de 1 à 120 témoins par cas). La moyenne d’âge à l’inclusion était de 51,4 (écart-type : 4,0) (tableau I). Le sein (21,8 %), le côlon (7,1 %), les poumons (9,7 %) et la prostate (8,8 %) étaient le siège des quatre cancers les plus fréquents.

Tableau I

Caractéristiques des sujets de l’étude à l’inclusion (Régime social des indépendants, Provence-Alpes et Côte d’Azur, 2009)a

Tableau I
Cas (traités pour un cancer) Témoins (absence de cancer et d’antécédent de cancer) a N 3 587 27 688 Genre Masculin 2 174 (60,6) 19 350 (60,6) Féminin 1 413 (39,4) 8 338 (39,4) Âge 51,4 (8,3) 51,2 (3,8) Localisation du cancer Sein 782 (21,8) – Côlon 255 (7,1) – Poumon 349 (9,7) – Prostate 316 (8,8) – Autres localisations 1 885 (52,6) – Secteur d’activité professionnelle Industrie manufacturière 246 (6,9) 647 (6,9) Construction 545 (15,2) 7 783 (15,2) Commerce et réparation automobile 89 (2,5) 325 (2,5) Commerce de gros et de détail 1 027 (28,6) 7 912 (28,6) Hôtel/restaurant/café 414 (11,5) 2 439 (11,5) Transport 145 (4,0) 622 (4,0) Finance/immobilier/assurances et services aux entreprises 448 (12,5) 3 895 (12,5) Éducation/santé/services à la personne 357 (10,0) 1 564 (10,0) Autres activités 316 (8,8) 2 501 (8,8)

Caractéristiques des sujets de l’étude à l’inclusion (Régime social des indépendants, Provence-Alpes et Côte d’Azur, 2009)a

Les données sont présentées sous forme de moyenne (écart-type) ou n (%).
a De 1 à 120 témoins par cas. Pour tenir compte du nombre variable de témoins dans chaque assortiment cas-témoin(s), les moyennes, écarts types et pourcentages sont pondérés par l’inverse du nombre de témoins de chaque assortiment.

Globalement

19Par rapport aux témoins les cas présentaient un sur-risque significatif de cessation d’activité (hazard ratio = 1,59 ; intervalle de confiance à 95 % = 1,50 ; 1,70) (figure 1). Un an après l’inclusion, 25 % des cas avaient cessé leur activité professionnelle vs 14 % des témoins. La différence de risque instantané entre les cas et les témoins était maximale durant les quatre premières années (figure 1). Pour les cas n’ayant pas cessé leur activité à la fin de la 5e année, le sur-risque n’était plus significatif (hazard ratio = 1,11 ; IC 95 % = 0,95 ; 1,30) (tableau II).

Figure 1

Risque instantané de fermeture de l’entreprise en fonction du temps (Régime social des indépendants, Provence-Alpes et Côte d’Azur, 2009)

Figure 1

Risque instantané de fermeture de l’entreprise en fonction du temps (Régime social des indépendants, Provence-Alpes et Côte d’Azur, 2009)

Tableau II

Facteurs modifiant le risque de fermeture de l’entreprise pour les cas (traités pour un cancer ; n = 3 587) par rapport aux témoins appariés (absence de cancer et d’antécédent de cancer = catégorie de référence ; n = 27 688) : analyse uni-variée sur l’ensemble de la population et sur certains sous-groupes de la population. (Régime social des indépendants, Provence-Alpes et Côte d’Azur, 2009)a

Tableau II
Hazard ratio Intervalle de confiance (95 %) p Tous cancers confondus tous sujets confondus 1,59 1,50 ; 1,70 < 0,0001 Cancers de plus de cinq ans a tous sujets confondus 1,11 0,95 ; 1,30 0,2000 Tous cancers confondus pour des sous-groupes spécifiques de sujets Genre Masculin 1,77 1,63 ; 1,91 < 0,0001 Féminin 1,37 1,23 ; 1,52 < 0,0001 Âge en années 18-45 1,32 1,14 ; 1,52 0,0001 46-55 1,78 1,61 ; 1,97 < 0,0001 56 + 1,67 1,51 ; 1,84 < 0,0001 Charge de travail physique impliquée par le secteur d’activité professionnelle Très intense 1,81 1,60 ; 2,05 < 0,0001 Intense 1,53 1,39 ; 1,68 < 0,0001 Modérée 1,58 1,36 ; 1,82 < 0,0001 Tous sujets confondus pour des sous-groupes spécifiques de cancers Cancer du sein (n = 782) 1,23 1,07 ; 1,42 0,0040 Cancer du côlon (n = 255) 1,34 1,04 ; 1,71 0,0220 Cancer du poumon (n = 349) 3,89 3,17 ; 4,69 < 0,0001 Cancer de la prostate (n = 316) 1,23 0,98 ; 1,53 0,0700 Autres cancers 1,62 1,49 ; 1,77 < 0,0001

Facteurs modifiant le risque de fermeture de l’entreprise pour les cas (traités pour un cancer ; n = 3 587) par rapport aux témoins appariés (absence de cancer et d’antécédent de cancer = catégorie de référence ; n = 27 688) : analyse uni-variée sur l’ensemble de la population et sur certains sous-groupes de la population. (Régime social des indépendants, Provence-Alpes et Côte d’Azur, 2009)a

a Inclut seulement les sujets dont l’entreprise est toujours en activité cinq ans après le diagnostic (censure à gauche).

Par type de cancer

20Par rapport aux témoins, le sur-risque de cessation d’activité des cas était significatif pour chaque type de cancer mais les cas de cancer du poumon présentaient le sur-risque le plus élevé (hazard ratio = 3,89 ; IC 95 % = 3,17 ; 4,69) (tableau II). Parmi les cas, il y avait une association entre le type de cancer et le risque de cessation d’activité (figure 2) : deux ans après l’inclusion, le taux de cessation d’activité allait de 77 % (IC 95 % = 73 ; 82) pour le poumon à 27 % (IC 95 % = 24 ; 30) pour le sein. En analyse multivariée, cette association persistait (tableau III).

Figure 2

Probabilité de survie a de l’entreprise en fonction du temps et selon le type de cancer de l’entrepreneur (n = 3 587). (Régime social des indépendants, Provence-Alpes et Côte d’Azur, 2009)

Figure 2

Probabilité de survie a de l’entreprise en fonction du temps et selon le type de cancer de l’entrepreneur (n = 3 587). (Régime social des indépendants, Provence-Alpes et Côte d’Azur, 2009)

a probabilité qu’a l’entreprise de ne pas avoir fermé à l’instant t.

Par type d’activité

21Par rapport aux témoins, le sur-risque de cessation d’activité des cas était significatif quelle que soit l’intensité du travail physique mais les secteurs à travail physique très intense présentaient le sur-risque le plus important (hazard ratio = 1,81 ; IC 95 % = 1,60 ; 2,05) (tableau II). Parmi les cas, il y avait une association entre l’intensité du travail physique et le risque de cessation d’activité (figure 3) : cinq ans après l’inclusion, les entreprises impliquant un travail physique très intense atteignaient un taux de fermeture de 69 % (IC 95 % = 65 ; 72) contre 60 % (IC 95 % = 57 ; 63) pour les entreprises à travail physique intense et 57 % (IC 95 % = 53 ; 61) pour celles à travail physique modérément intense. En analyse multivariée, cette association persistait (tableau III).

Figure 3

Probabilité de survie a de l’entreprise en fonction du temps et selon la charge de travail physique impliquée par le secteur d’activité professionnelle chez les entrepreneurs traités pour un cancer (n = 3 587). (Régime social des indépendants, Provence-Alpes et Côte d’Azur, 2009)

Figure 3

Probabilité de survie a de l’entreprise en fonction du temps et selon la charge de travail physique impliquée par le secteur d’activité professionnelle chez les entrepreneurs traités pour un cancer (n = 3 587). (Régime social des indépendants, Provence-Alpes et Côte d’Azur, 2009)

a probabilité qu’a l’entreprise de ne pas avoir fermé à l’instant t.
Tableau III

Caractéristiques associées à la fermeture de l’entreprise dans un modèle de Cox incluant seulement les chefs d’entreprise traités pour un cancer (n = 3 587). (Régime social des indépendants, Provence Alpes et Côte d’Azur, 2009)a

Tableau III
Hazard ratio ajusté 95 %CI p Genre Masculin 1 (ref a) Féminin 0,92 0,84 ; 1,014 0,09 Âge en années 18-45 1 (ref a) 46-55 1,30 1,16 ; 1,46 < 0,0001 56 + 2,14 1,90 ; 2,41 < 0,0001 Localisation du cancer Cancer du sein/côlon/prostate 1 (ref a) Cancer du poumon 3,14 2,72 ; 3,61 < 0,0001 Autres cancers 1,30 1,18 ; 1,44 < 0,0001 Charge de travail physique impliquée par le secteur d’activité professionnelle Très intense 1 (ref a) Intense 0,82 0,74 ; 0,90 < 0,0001 Modérée 0,78 0,69 ; 0,88 < 0,0001

Caractéristiques associées à la fermeture de l’entreprise dans un modèle de Cox incluant seulement les chefs d’entreprise traités pour un cancer (n = 3 587). (Régime social des indépendants, Provence Alpes et Côte d’Azur, 2009)a

a Catégorie de référence.

Discussion

22Si elles étaient toujours en activité cinq ans après que l’entrepreneur ait été victime du cancer, les entreprises ne présentaient plus de risque aggravé de fermeture. C’est un résultat-clé de notre étude. Dans les pays tels que la France où les entrepreneurs ont une protection sociale efficace et des accès au crédit à des taux intéressants, savoir quand se situe la sortie de la période à risque pour l’entreprise est une donnée importante à connaître pour les organismes ayant vocation à les protéger durant les passages difficiles tels que le cancer de l’entrepreneur. Ces cinq années représentent la période critique durant laquelle pour l’entrepreneur se cumulent une baisse de revenus liée à l’incapacité temporaire engendrée par la maladie (comme tout travailleur) et un risque aggravé de perdre son entreprise (spécificité de l’entrepreneur).

23Notre étude sur les fermetures définitives d’entreprises après un cancer enrichit donc le corpus de connaissances du préjudice que déclenche le cancer. En effet, l’évaluation de ce préjudice se doit d’inclure, dans une perspective d’analyse coût-utilité des traitements [13, 14], l’aspect spécifique des fermetures d’entreprises car : a) sur le plan économique, ces fermetures sont responsables d’une énorme perte de richesse en termes de savoir faire, de recherche et développement et de trame du tissu économique que constitue le réseau des entreprises et b) sur le plan humain, l’entrepreneur perd son gagne-pain puisqu’en situations économiques et sociales difficiles, où l’État assure moins les services sociaux de base, la création d’activités reste la seule alternative aux familles pour survivre [15].

24Le risque de fermeture de l’entreprise restera toujours très dépendant du pronostic médical qui, lui-même, s’évalue par la survie moyenne à cinq ans, statistique connue pour chaque type de cancer et que la recherche médicale cherche à améliorer. Ainsi, dans notre étude, chez les entrepreneurs atteints d’un cancer du poumon, cancer connu pour son mauvais pronostic, en moyenne 75 % des entreprises avaient cessé leur activité trois ans après le début de la maladie.

25Outre les progrès de la recherche, adapter les soins aux impératifs sociaux de l’individu sous forme de plans thérapeutiques aménagés pourrait atténuer le risque de fermeture d’entreprise. En plus du profil génétique ou biomoléculaire de la tumeur [16], une véritable médecine personnalisée en cancérologie devrait également tenir compte des contraintes professionnelles particulières des patients.

26L’asthénie que provoquent les chimiothérapies [4-6] pourrait expliquer l’association que nous avons observée entre l’aggravation du risque de fermeture d’entreprise en cas de cancer de l’entrepreneur et le degré d’intensité de travail physique inhérent au secteur d’activité de l’entreprise ; la fragilité économique des personnes exerçant ces métiers physiques peut ici jouer le rôle d’un co-facteur [8]. Il y a là une piste en termes de soins de suite et de réadaptation au travail. Des consultations pluridisciplinaires d’aide à la reprise du travail [17, 18] pourraient atténuer ce type d’impact.

27En somme, l’enjeu pour les systèmes médicaux, médico-sociaux et sociaux serait d’avoir une vision large, cohérente et rationnelle de la personne atteinte de cancer d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un entrepreneur indépendant. Moyennant quoi plusieurs facteurs pourraient contribuer à atténuer les risques de fermeture d’entreprises liés au cancer chez l’entrepreneur :

  • En premier, la prévention et l’atténuation des facteurs cancérogènes contribuent à reporter l’apparition du cancer à un âge plus tardif où le malade n’étant déjà plus en activité professionnelle, l’impact sur son entreprise n’est plus en jeu même si persiste la même nécessité de traitement [19, 20].
  • En second, l’amélioration non seulement de l’efficacité clinique mais aussi de l’efficience des traitements curatifs dans leur capacité à maintenir un haut niveau de fonctionnement du patient dans son environnement habituel y compris professionnel (au moyen de plans thérapeutiques aménagés en fonction des contraintes sociales du patient) entraînera une baisse du fardeau économique et social que représente le cancer. Si la guérison reste bien l’objectif ultime de la médecine, une vision plus large prend ici tout son sens pour améliorer le service rendu [21, 22].
  • En troisième, l’intervention des systèmes de protection sociale pour éviter que la maladie n’altère la pérennité des entreprises doit partir d’une connaissance fine des difficultés des entrepreneurs confrontés au cancer. Les résultats de notre étude encouragent à mettre en place une aide au maintien dans l’activité des professions indépendantes en cas d’ennui de santé. Le RSI n’agirait pas seul dans ce processus d’accompagnement mais pourrait travailler en partenariat avec les autres acteurs concernés pour aider l’entrepreneur à mobiliser des interlocuteurs pertinents (e.g. : chambres consulaires, services d’appui au maintien dans l’emploi des travailleurs handicapés, associations gérantes des services de santé au travail interentreprises, fondations).
  • En quatrième, le recours à des mécanismes tels que la convention AERAS (assurer et emprunter avec un risque aggravé de santé) pour faciliter l’accès au crédit aux personnes qui ne peuvent pas obtenir une couverture d’assurance crédit aux conditions standards en raison de leur état de santé, évitera l’exclusion ou la pénalisation de manière injustifiée comme le montrent nos résultats au-delà de cinq ans par les banques et les assureurs.

28Il est dommage que nous n’ayons pas eu connaissance du nombre de salariés de l’entreprise [9] car ils peuvent amortir l’impact de la maladie si le chef d’entreprise s’appuie sur eux mais en contrepartie ils en augmentent aussi l’enjeu en introduisant le risque collatéral de leur licenciement. Néanmoins, nous avons affaire à de petites entreprises dont le revenu net moyen 2011 était, pour les auto-entrepreneurs de 4 800 euros par an et, hors auto-entrepreneurs, de 22 500 euros par an pour un artisan et 21 000 euros par an pour un commerçant [23]. La création du statut de l’auto-entrepreneur (35 % des artisans actifs et 26 % des commerçants actifs en 2012) a entraîné un poids grandissant au RSI des petites activités et des activités secondaires réalisées afin de se constituer un revenu d’appoint en plus d’une autre activité exercée à titre principal ou de la retraite (environ 15 % de l’ensemble des entrepreneurs en activité du RSI complétaient une activité principale exercée dans un autre régime que le RSI et un peu plus de 5 % cumulaient avec leur retraite) [23]. De plus, chez les artisans et les commerçants, proportionnellement à l’effectif de l’entreprise, le nombre de salariés fluctue fortement dans le temps.

29La bonne représentativité de nos données provient du caractère obligatoire de par la loi de l’affiliation au RSI des travailleurs indépendants et chefs de très petites entreprises dans le commerce, l’artisanat et l’industrie. Le RSI a de plus des données précises et actualisées à la fois sur l’état de santé de l’entrepreneur et la « santé » de son entreprise sans quoi notre étude n’aurait pas été possible. Des cas de cancers peuvent ne pas avoir été déclarés au RSI mais ceci est peu probable car les patients qui ne déclareraient pas leur maladie devraient payer une partie, non négligeable en valeur absolue, du coût de leurs soins puisqu’ils ne bénéficieraient dès lors pas du remboursement à 100 % ni de la possibilité qu’a le RSI de régler directement les soins au professionnel de santé (tiers payant).

30De ce fait, la reproduction de notre étude ne serait pas possible dans des pays n’ayant pas le même niveau de protection sociale que la France. Quand bien même cette étude puisse se faire dans d’autres pays elle n’aboutirait certainement pas aux mêmes résultats en termes de risque absolu de fermeture d’entreprise puisque ce dernier est fortement influencé par la rigueur du contexte économique et les aides disponibles pour l’adoucir, deux facteurs qui dépendent fortement du pays où se situe l’entreprise. Bien que l’on s’attende donc à ce que le taux brut de fermeture d’entreprises après un cancer soit différent dans un autre contexte néanmoins la différence par rapport au taux de fermeture en l’absence de cancer (hazard ratio), elle, ne devrait pas énormément varier d’un pays à l’autre.

Conclusion

31La lourdeur des soins rend encore difficile, pour les personnes atteintes de cancer, la conciliation entre la vie active et la vie personnelle. Cette réalité est d’autant plus visible chez les chefs d’entreprise qui sont confrontés à la complexité de leur environnement professionnel, surtout que le risque supposé lié à la maladie leur rend difficile l’accès aux prêts et aux assurances. Si les chefs d’entreprise atteints de cancer doivent certes être mieux soutenus au cours des cinq premières années de leur maladie pour compenser le sur-risque de fermeture de leur entreprise associé à leur maladie, au-delà de cette période, il n’est plus justifié, du moins statistiquement, de les considérer différemment des autres entrepreneurs.

32Aucun conflit d’intérêt déclaré

Remerciements

Nous remercions les autorités du RSI de nous avoir donné accès aux bases de données de remboursement pour ce travail de recherche. Cette étude ayant été réalisée dans un but de recherche, les positions et points de vue que nous exprimons ne reflètent pas nécessairement ceux du RSI. Nous remercions également les deux relecteurs anonymes de la Revue pour leur aide ainsi que les membres du Groupe d’appui à la méthode et à la diffusion des études en santé du RSI.

Références

  • 1
    Mukherjee S. The emperor of all maladies: a biography of cancer. New York: Simon and Schuster; 2011. 573 p.
  • 2
    Edwards BK, Brown ML, Wingo PA, Howe HL, Ward E, Ries LA, et al. Annual report to the nation on the status of cancer, 1975-2002, featuring population-based trends in cancer treatment. J Natl Cancer Inst. 2005;97(19):1407-27.
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    Ward EM, Thun MJ, Hannan LM, Jemal A. Interpreting cancer trends. Ann N Y Acad Sci. 2006;1076:29-53.
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Mots-clés éditeurs : survivant, fardeau économique de la maladie, cancer, cessation de l’emploi, évaluation des résultats, microentreprise

Date de mise en ligne : 26/03/2015

https://doi.org/10.3917/spub.150.0145

Notes

  • [1]
    Service médical – Caisse régionale Provence-Alpes du Régime Social des Indépendants (RSI) – RSI Provence Alpes – 29, bd de Dunkerque – CS 11530 – 13235 Marseille Cedex 02 – France.
  • [2]
    U912 (SESSTIM) INSERM – Marseille – France.
  • [3]
    Agence Régionale de Santé (ARS) – Marseille – France.
  • [4]
    Institut Paoli Calmettes – CRLCC – Marseille – France.
  • [5]
    Un article portant sur une cohorte différente (date d’inclusion identique pour tous les sujets avec pour les cas une inclusion possible à distance du début du traitement du cancer) a été publié dans la Revue française des affaires sociales (RFAS) [8] et montrait un sur-risque de 22 % contre 59 % dans la présente étude pour laquelle la date d’inclusion des cas correspondait au début du traitement du cancer. Dans l’étude publiée dans la RFAS, les cas inclus à distance du début du traitement du cancer avaient en effet logiquement une meilleure espérance de survie de leur entreprise.
  • [6]
    Le RSI ne couvre pas les chefs d’entreprise constituée en société qui ont choisi d’être eux-mêmes salariés de leur entreprise.
  • [7]
    Article L324-1 du Code de la Sécurité Sociale : « En cas d’affection de longue durée et en cas d’interruption de travail ou de soins continus supérieurs à une durée déterminée, la caisse doit faire procéder périodiquement à un examen spécial du bénéficiaire… ».
    Article L322-3 du Code de la Sécurité Sociale : « La participation de l’assuré mentionnée au premier alinéa de l’article L. 322-2 peut être limitée ou supprimée dans des conditions fixées par décret en Conseil d’État… ».
    L’exonération du ticket modérateur (prise en charge des soins à 100 %) n’est donc pas obligatoire. Ce qui est obligatoire, c’est l’examen spécial du bénéficiaire par le médecin traitant et le médecin-conseil.
  • [8]
    Les secteurs les plus demandeurs physiquement sont occupés par les personnes appartenant aux classes sociales les plus défavorisées ce qui peut contribuer à accroître les inégalités sociales de santé.
  • [9]
    Le nombre de salariés de l’entreprise ne figure pas dans les bases de données de l’assurance personnelle maladie du chef d’entreprise qui étaient les seules bases auxquelles nous avions accès. Le nombre de salariés de l’entreprise figure dans les bases de données de l’Union de recouvrement des cotisations de la sécurité sociale et d’allocations familiales auxquelles nous n’avions pas accès.

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