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Article de revue

Nutrition, politiques de santé et prévention : leçon inaugurale de Mathilde Touvier

Pages 367 à 369

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À travers un extrait de la leçon inaugurale qu’elle a délivrée, lors de sa nomination en tant que Professeure au Collège de France (Chaire annuelle de Santé Publique), Mathilde Touvier nous apporte un éclairage sur l’impact de l’alimentation que nous ingérons au quotidien sur notre santé. Cet éclairage nous est proposé sous le prisme de travaux multidisciplinaires et internationaux auxquels elle a participé. Ces derniers montrent une relation indiscutable entre la nutrition et la santé. C’est, par exemple, sur les bases de ces connaissances qu’a été mis en place, en France, le Programme National Nutrition Santé et qu’a été créé le Nutri-Score. Au-delà des enjeux scientifiques, Mathilde Touvier nous expose les difficultés dans la mise en œuvre des politiques de prévention face au lobbying des industriels. Dans ce contexte, faire le « bon » choix en matière d’alimentation pour les consommateurs est difficile. Indiscutablement, il reste à faire dans le déploiement des politiques de santé publique. Même si elles semblent rencontrer un certain succès avec la stabilisation de la prévalence du surpoids et de l’obésité, elles marquent le pas avec les inégalités sociales qui s’accentuent dans le champ de la nutrition. Bref, un message puissant qui, en dernière partie, lève le voile sur le futur de notre alimentation et expose des pistes prometteuses de recherche.

1 Notre alimentation, et plus largement la nutrition (qui englobe également l’activité physique), se situent au croisement de la socio-anthropologie, de la culture, de la politique, de l’économie, de l’art, de l’écologie et évidemment, de la santé. En France, au cours d’une vie, nous ingérons en moyenne 30 tonnes d’aliments et 50 000 litres de boissons. Traversant et interagissant avec notre organisme au fil des ans, ils nous apportent les nutriments essentiels à la vie, mais également tout un ensemble d’autres composés bioactifs (polyphénols, additifs alimentaires, contaminants liés aux pratiques agricoles ou aux procédés de transformation, etc.). Autant de substances pour lesquelles, à ce jour, nous avons encore peu d’idées de leur impact sur la santé à long terme.

2 Même s’il nous reste encore énormément de choses à comprendre en matière d’impact de l’alimentation sur notre santé, nous avons tout de même extraordinairement progressé au cours des dernières décennies. Cette évolution des connaissances est le fruit d’une recherche multidisciplinaire, alliant, études écologiques, études épidémiologiques observationnelles (ex. cohortes Nurses’ health study aux USA, Epic en Europe ou NutriNet-Santé en France), essais randomisés, lorsqu’ils sont éthiquement et matériellement réalisables (ex. SU.VI.MAX, SU.FOL.OM3, PREDIMED), et recherche expérimentale sur modèles cellulaires ou animaux, pour explorer les mécanismes sous-jacents, dont certains comme l’inflammation, l’insulino-résistance, le stress oxydant, les perturbations métaboliques ou encore les dysbioses semblent être partagés par de multiples pathologies chroniques. Avec leurs forces et leurs limites, ces études sont complémentaires, et c’est le faisceau d’éléments qu’elles dessinent conjointement, qui est analysé dans le cadre d’expertises collectives (comme celles conduites par l’INCa, l’ANSES, le HCSP ou le CIRC, Centre International de Recherche contre le Cancer de l’OMS et le WCRF, World Cancer Research Fund), qui permet d’établir des niveaux de preuves solides et des arguments en faveur de la causalité.

3 Aujourd’hui, nous disposons donc de niveaux de preuves élevés pour plusieurs relations nutrition-santé. Nous savons, par exemple, que l’activité physique, la consommation de fruits et légumes, d’aliments contenant des fibres, de produits laitiers, ou encore le fait d’allaiter sont des facteurs protecteurs vis-à-vis du risque de plusieurs localisations de cancer. À l’inverse, les boissons alcoolisées, l’obésité, les viandes rouges et charcuteries, le sel et les compléments alimentaires de bêta-carotène à forte dose sont des facteurs de risque avérés de différents cancers. Tous ces éléments sont présentés et étayés via des outils didactiques sur le site du réseau NACRe « Nutrition, activité physique Cancer Recherche » (https://www6.inrae.fr/nacre/), qui fédère la recherche publique et forme les professionnels de santé dans ce domaine. Dans un monde où les fake news font légion sur les réseaux sociaux, sur Internet, dans la presse et à la télévision, ce site véhicule des messages basés sur les preuves scientifiques, pour la santé des citoyens. Ces facteurs nutritionnels et d’autres jouent également sur un large spectre de maladies chroniques comme l’obésité, le diabète de type 2 et les maladies cardiovasculaires. L’expertise collective de l’Inserm sur l’activité physique, publiée en 2019, présente une synthèse de ses bénéfices avérés, à la fois en prévention primaire mais également chez les patients atteints de différentes maladies chroniques. Plus récemment, des liens ont commencé à émerger entre la nutrition et de nombreuses autres pathologies multifactorielles qui représentent des enjeux importants en termes de santé publique : maladies inflammatoires de l’intestin, stéatose hépatique non alcoolique (NASH), immunité, santé mentale et cognitive, respiratoire, reproductive, dermatologique ou encore ostéoarticulaire…

4 En France, 142 000 cas de cancer par an, soit > 40 % des cas pourraient être évités car ils sont directement liés à notre mode de vie. Dans le top des facteurs en cause, le tabac arrive en tête. Mais juste derrière, on retrouve plusieurs facteurs nutritionnels : alcool, alimentation déséquilibrée, surpoids et obésité, manque d’activité physique et d’allaitement. Au niveau mondial, les données du Global Burden of Disease montrent également l’implication majeure de la nutrition, avec parmi les premiers facteurs de risque de décès : alimentation déséquilibrée, surpoids et obésité, mais aussi les problèmes qui en découlent comme l’hypertension artérielle, les dyslipidémies, les perturbations du métabolisme du glucose, etc. La situation est évidemment très contrastée selon les pays, certains étant plus concernés par des problèmes de carence protéino-énergétique tandis que d’autres, comme la France, étant plus touchés par la malbouffe et l’excès de sel, de sucre, etc.

5 Sur la base de ces connaissances, ont été mises en place les politiques nutritionnelles et, notamment en France, le Programme National Nutrition Santé (PNNS). Lancé en 2001, son objectif est d’améliorer l’état de santé de la population en agissant sur l’un de ses déterminants majeurs : la nutrition. Un volet important consiste en l’élaboration et la diffusion de recommandations pour la population, établies sur la base des avis du Haut Conseil de la Santé Publique et de l’ANSES, et disséminées par Santé Publique France : ≥ 5 portions/j de fruits et légumes, des légumineuses au moins 2 fois/semaine, privilégier les matières grasses végétales, < 500g de viande rouge et < 150g/semaine de charcuteries, ≥ 30 minutes/j d’activité physique dynamique, etc. (www.mangerbouger.fr). Des initiatives similaires ont été développées dans le monde et sont globalement cohérentes, s’appuyant sur le même socle scientifique.

6 Pour savoir où se situe la population française par rapport à l’atteinte de ces recommandations, et pour surveiller l’évolution dans le temps, les études transversales représentatives de la population générale, ou de groupes particuliers sont des outils précieux. Il s’agit notamment des études ENNS/Esteban conduites par l’Équipe de Surveillance en Épidémiologie Nutritionnelle (ESEN) de Santé Publique France, des études INCA de l’ANSES ou encore de la nouvelle étude conjointe en préparation, Albane.

7 Même en sachant ce qu’il faudrait consommer en théorie, la pratique est loin d’être évidente. Nous sommes confrontés, au quotidien, à une offre alimentaire pléthorique dont il n’est pas toujours aisé de connaitre la qualité nutritionnelle. À l’heure actuelle, les renseignements obligatoires qui figurent à l’arrière des emballages ressemblent à des tableaux de chiffres complexes que peu de citoyens consultent lors d’un acte d’achat. Les plus enclins à le faire étant généralement les personnes les plus éduquées et de catégories socio-professionnelles plus favorisées, creusant encore les inégalités sociales de santé. C’est dans cette optique que notre équipe a créé le Nutri-Score.

8 Il s’agit d’un logo à 5 lettres/couleurs, en face avant des emballages, qui donne en un coup d’œil une idée de la qualité nutritionnelle globale de l’aliment. Son algorithme, transparent et validé, permet de traduire, de manière simple et accessible à tous, les informations obligatoires de l’emballage. Il tient compte, pour 100 g de produit, des éléments à favoriser (fibres, protéines, fruits, légumes, légumineuses, fruits à coques, huile de colza, de noix et d’olive) et pénalise à l’inverse ceux à limiter (énergie, acides gras saturés, sucres, sel). Un comité scientifique international propose régulièrement des optimisations de l’algorithme pour tenir compte des avancées de la science.

9 Ces recherches ont également validé la compréhension de ce logo en population générale et dans différents sous-groupes (étudiants, patients, populations défavorisées) et montré que le Nutri-Score améliorait efficacement la qualité des paniers d’achat. Il est donc devenu le logo officiel en France, ainsi que dans six autres pays en Europe.

10 La décision de rendre obligatoire ce logo devrait être prise au niveau européen. Plus de 1 200 marques et distributeurs se sont déjà engagés auprès de Santé Publique France pour l’apposer sur leurs emballages. L’Europe doit se prononcer, en 2023, sur le choix d’un logo harmonisé et obligatoire. Bien entendu, plusieurs industriels puissants, dont le portefeuille de produits se situe majoritairement vers les couleurs chaudes du Nutri-Score, s’y opposent fermement, soutenus notamment par l’extrême-droite italienne. Dans cette rude bataille qui oppose santé publique et intérêts économiques, le Nutri-Score bénéficie d’un fort soutien de la communauté scientifique internationale et de multiples sociétés savantes, dont la Société Française de Santé Publique, l’European Public Health Association et le CIRC-OMS. En attendant qu’il devienne, on l’espère, un jour obligatoire, l’application Open Food Facts permet, en scannant le code barre des aliments, de connaitre le Nutri-Score des produits. Gratuite, à but non lucratif, elle fournit en outre une multitude d’informations sur les aliments, leur liste d’ingrédients dont les additifs, leur emballage, leur impact environnemental.

11 Il n’en demeure pas moins qu’il n’est pas évident de faire les bons choix dans un environnement où tout pousse à (sur)consommer des aliments trop gras, sucrés, et salés en restant sédentaires devant nos écrans et en regardant de la publicité qui va nous donner envie d’en consommer davantage Il est donc primordial de ne pas culpabiliser ni tout miser sur le consommateur et de jouer certes sur les facteurs individuels des choix en matière d’alimentation et d’activité physique (recommandations, éducation nutritionnelle dès le plus jeune âge, étiquetage). Mais il est aussi fondamental de jouer, en parallèle, sur les facteurs sociétaux, politiques et législatifs plus macroscopiques qui vont modifier l’environnement dans lequel se trouvent les citoyens, l’offre à laquelle ils ont accès, pour leur permettre en pratique de faire les bons choix. La politique nutritionnelle de santé publique en France a donc également intégré plusieurs mesures importantes en ce sens : interdiction des distributeurs automatiques dans les écoles depuis 2004, taxe sur les boissons sucrées depuis 2012, interdiction de la publicité sur les chaînes publiques pendant les programmes jeunesse (mesure encore largement insuffisante)…

12 Il s’agit maintenant d’aller plus loin sur deux fronts : celui des politiques de santé publique et celui de la recherche. Il est important et urgent d’agir car si certains indicateurs suggèrent une amélioration depuis deux décennies, comme l’apparente stabilisation de la prévalence du surpoids et de l’obésité, d’autres indicateurs se sont dégradés, comme l’accroissement des inégalités sociales dans le champ de la nutrition. Par exemple, chez les 6 ans et plus, 16 % des enfants d’ouvriers sont en surpoids et 6 % en situation d’obésité contre respectivement 7 % et 1 % pour les enfants de cadres (Esteban, 2015). En outre, nos systèmes alimentaires actuels ont un impact majeur sur l’environnement, représentant par exemple 30 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre.

13 Quelles pistes pour le futur de notre alimentation ? Consommation d’insectes ? Viande de synthèse ? Aliments du futur ? Il y a certainement des solutions à inventer. Mais des solutions concrètes existent déjà. Nombre d’entre elles sont présentées dans un rapport du HCSP de 2017 « Pour une Politique Nationale Nutrition Santé à la hauteur des enjeux de santé publique en France », qui reste totalement d’actualité : rendre obligatoire le Nutri-Score partout en Europe, l’afficher dans chaque publicité alimentaire, en restauration collective, et sur les produits en vrac, l’utiliser à des fins de régulation économique D’autres pistes sont actuellement explorées dans le cadre de l’élaboration de la Stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat (SNANC) en 2023.

14 En matière de recherche, la complexité du facteur alimentation est telle que de nombreuses questions restent en suspens. Quel est l’impact sur notre santé des cocktails d’additifs que l’on ingère au quotidien ? Des matériaux au contact des aliments ? Des résidus de pesticides (ou au contraire des aliments Bio) ? Des régimes divers qui fleurissent sur les réseaux ? De la rythmicité des prises alimentaires, incluant les pratiques de jeûne intermittent ? Des compléments alimentaires, massivement vendus dans les supermarchés, les pharmacies et sur internet ? Doit-on tous devenir végétariens ? Des recherches d’envergure sont nécessaires pour répondre à ces questions, à l’instar de la cohorte NutriNet-Santé (www.etude-nutrinet-sante.fr), que nous avons lancée en 2009 et qui porte aujourd’hui sur plus de 174 000 participants.

15 Pour conclure, en matière de nutrition de santé publique, de nombreux travaux, comme ceux de la Pr Marion Nestle, ou encore les éléments détaillés dans l’ouvrage « Mange et tais-toi, un nutritionniste face au lobby agroalimentaire » du Pr Serge Hercberg démontrent le fort risque de biais lié au financement de la recherche par l’industrie agroalimentaire. Nous avons donc besoin d’une recherche publique forte et indépendante dans ce domaine. Ses résultats permettront d’identifier de nouveaux facteurs de risques/protecteurs véhiculés par notre alimentation, d’optimiser les recommandations, ainsi que le Nutri-Score (en y intégrant potentiellement d’autres dimensions), d’améliorer la fiabilité des informations fournies par les applications, et plus généralement, de guider les politiques publiques.


Date de mise en ligne : 11/12/2023

https://doi.org/10.3917/spub.234.0367

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