Notes
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Analyser, soutenir et renforcer les réponses politiques, sociales du Sénégal face à la Covid-19 (du 01 au 30 novembre 2020) ; Enquête sur les « comportements, attitudes et pratiques des populations face aux mesures sanitaires, administratives et juridiques dans le cadre de la riposte contre la Covid-19 au Sénégal » (et du 15 avril au 15 mai 2021).
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La déclaration du président de la République a lieu le jour où le pays a annoncé le plus grand nombre de cas (177 cas positifs en une seule journée) depuis que l’épidémie sévit dans le pays.
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Cette mesure d’exception (la loi ne permet pas aux députés d’obtenir des marchés publics) a été rendue possible grâce à la loi d’habilitation permettant de légiférer par ordonnance.
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Introduction
1 La flambée de la COVID-19 a été déclarée par l’OMS urgence de santé publique internationale le 30 janvier 2020 (OMS, 2020). Au Sénégal, différentes mesures ont été prises pour l’endiguer : mise en quarantaine, gestes barrières (distanciation sociale, gels pour les mains, masques), restriction des mobilités (couvre-feu, fermeture des lieux de culte, marchés, circulation inter-régions), assistance sociale (aide alimentaire, subvention de la tranche sociale des factures, appui aux secteurs professionnels les plus touchés par les mesures de restriction). L’appel de l’État à la solidarité nationale trouva un écho favorable auprès des Sénégalais, mais ce sentiment céda la place à des réticences : la distanciation sociale et physique a été peu respectée, malgré les répressions des forces de police. Plusieurs autorités religieuses ont contesté la fermeture des mosquées et organisé des manifestations religieuses collectives. Le président sénégalais, prônant la responsabilité collective et la nécessité de vivre avec le virus, assouplit les mesures : réaménagement des horaires du couvre-feu, levée de l’interdiction du transport interurbain, réouverture des marchés et des lieux de culte. Toutefois, le port des masques et le lavage des mains ont été maintenus. Les vaccins ont été disponibles fin 2020, mais peu accessibles pour l’Afrique. En 2022, la situation s’est améliorée mais a laissé place à la réticence vaccinale. Ces faits de défiance rappellent ceux observés lors d’Ebola [1] et indiquent qu’au-delà de leur pertinence épidémiologique, c’est l’acceptabilité sociale des mesures qui est mise en débat.
2 L’acceptabilité renvoie à la construction sociale d’un jugement à l’égard d’un objet [2], qui dépend de trois composantes : la légitimité qui vient de l’engagement et du partage d’information avec les communautés ; la crédibilité grâce aux informations fiables, claires et honnêtes ; la confiance [3]. Les décideurs s’en préoccupent pour maîtriser les attitudes de réticence des populations, mais ils gagneraient aussi à les comprendre comme des réalités contextuelles. Il faut donc analyser si leur décision a été fondée sur le dialogue et l’écoute des communautés. La pandémie de la COVID-19 offre un cadre d’analyse propice, en raison de son caractère exceptionnel. Elle nous plonge dans l’incertitude et nous confronte à des décisions qui bouleversent les pratiques sociales, interpellent les valeurs humaines [4]. Parce que les mesures de lutte contre la pandémie engagent la vie en société, leur décision requiert une délibération éthique. Pour que les communautés s’approprient les mesures proposées, celles-ci doivent acquérir une légitimité sociale [5], qui s’obtient par le dialogue social, la participation publique et une meilleure sensibilité à l’humain. Les mesures de lutte posent l’enjeu de leur proportionnalité, au regard des bénéfices attendus, et comportent chacune des risques, nécessitant un arbitrage entre différentes valeurs. La décision d’urgence n’efface pas le rapport à la mort, mais oblige à prêter attention au respect de la dignité humaine et de la valeur de la vie sociale [6-7]. Au Sénégal, les mesures sanitaires ont été prises au nom de la responsabilité sociale et de la protection du plus grand nombre. Mais cela doit-il s’appliquer au détriment d’une vision centrée sur la personne ? La réflexion éthique nous invite à poser un regard critique sur le caractère proportionnel et les fondements de la légitimité sociale accordée à ces mesures d’exception qui ont touché aux libertés individuelles fondamentales.
3 Une particularité de la pandémie de la COVID-19 tient aux incertitudes qui l’accompagnent, situations où la connaissance des scénarios possibles et de leurs conséquences est limitée, affectant la capacité d’anticiper, de prévoir [8]. Toutefois, lorsque des vies humaines sont en jeu, l’urgence ne peut justifier une indifférence aux conséquences des décisions politiques à prendre [9]. Au Sénégal, la gestion de cette pandémie s’est illustrée par des jeux d’acteurs dont le caractère éthique de leurs agendas et pratiques est à interroger. Par ailleurs, en temps de crise, la communication soulève l’enjeu de la transparence et celui de l’exigence de transmettre en temps opportun une information fiable, afin de susciter l’appropriation des mesures prises pour minimiser ses conséquences. C’est pourquoi nous avons entrepris d’analyser les modalités de la communication publique des mesures de lutte contre la COVID-19 dans les médias et dans quelle mesure elles ont influencé leur acceptabilité sociale. Dans la gestion de la lutte contre la COVID-19, les limites du savoir scientifique justifient le principe de précaution, qui prend en compte les risques potentiels, identifiés mais non encore avérés. Cela remet en cause la prise de décision traditionnelle fondée sur des données probantes [10]. Toutefois, si la précaution requiert la prudence en confrontant le décideur à l’incertitude, les médias sénégalais ont attendu de la science des certitudes. Pour comprendre l’appropriation sociale des mesures, il faut considérer la manière dont la science est présentée au public, comprise et idéalisée en temps de crise. Si on considère que l’incertitude fait partie du processus de connaissance [11], la précaution doit encourager la recherche scientifique. La question est plutôt celle de l’application proportionnée de ce principe dans la décision et celle de l’éthique au cœur de son élaboration.
Matériels et méthodes
4 Les analyses présentées ici sont tirées de deux enquêtes de terrain [1] menées au Sénégal, dans les mêmes régions, choisies suivant le profil épidémiologique de la pandémie et certaines spécificités religieuses et transfrontalières : Dakar (District sanitaire Ouest), Ziguinchor (Bignona), Thiès (Mbour), Diourbel (Touba), Saint-Louis (Richard-Toll), Kédougou.
5 Par l’utilisation de techniques d’observation directe, d’entretiens individuels et de groupe, elles ont analysé à quelles conditions les mesures de lutte ont été éthiques, acceptables et adaptées aux contextes locaux. Les formes de vulnérabilités socio-contextuelles des populations face à l’application des mesures ont été documentées.
6 Les enquêtes ont ciblé divers ménages en tenant compte de la situation de la COVID-19 (cas contacts admis en quarantaine, cas décédés ou sortis guéris, familles non touchées), du genre, de l’âge et des catégories socio-professionnelles ; les personnels sanitaires impliqués dans la prise en charge des cas (médicaux et paramédicaux, communautaire). Les cibles secondaires ont concerné les ONG impliquées dans la lutte contre l’épidémie (OMS, ALIMA, Croix-Rouge), les leaders et chefs coutumiers, les acteurs de la société civile, des membres de la task force recherche et des comités départementaux de gestion de la lutte.
7 500 entretiens individuels ont été réalisés (350 au niveau des ménages, 75 avec le personnel paramédical, 25 avec des membres de la société civile, 10 avec des représentants d’ONG, 20 avec des personnes ressources au niveau universitaire et CNGE, 20 avec des leaders et chefs coutumiers). 4 focus groups de discussion (2 avec des femmes et 2 avec des hommes) ont été menés dans chaque région au cours de chaque enquête, ce qui fait un total de 48 FGD ayant touché 384 personnes (pour une moyenne de huit participants par FGD). Enfin, des observations directes ont été menées dans les sites de quarantaine (deux), les centres de traitement (cinq) et les ménages affectés (dix). Les données ont été collectées par une équipe d’étudiants de master et de doctorat de sociologie, avec une expérience extensive en recherche qualitative, maîtrisant les langues locales des zones enquêtées.
Résultats
a. Une gouvernance de « l’exceptionnalité »
8 Au début de la pandémie, le président Macky Sall a saisi l’Assemblée nationale pour adopter la loi d’habilitation, lui permettant de décider des mesures, de mettre en place un fonds de solidarité sociale et un comité pour le suivi de la transparence des interventions [2]. L’État s’est appuyé sur le Comité national de gestion des épidémies (CNGE) et le Centre d’opérations des urgences de santé publique (COUSP) pour coordonner la réponse à la COVID-19. Le CNGE a été chargé de mettre en place des plans de préparation et de contingence et de suivre l’évolution épidémiologique. Le COUSP a élaboré les plans et procédures de lutte et coordonné les opérations quotidiennes. Au niveau périphérique, les comités régionaux et départementaux ont assuré la surveillance et l’alerte, la mise en œuvre des interventions. Le COUSP devait mobiliser les équipes régionales mobiles d’intervention psycho-sociale (EMIS) pour fournir un accompagnement psychosocial aux populations affectées, mais elles n’ont pas été activées. L’assistance sociale pour les confinés et leurs familles, mise en place par la Direction de l’action sociale (MSAS), a fonctionné à Dakar. En revanche, dans les régions où les centres de promotion et de réinsertion sociale (CPRS) devaient jouer le même rôle, ils n’ont pas eu les moyens pour apporter l’assistance requise aux populations.
9 Des partenaires internationaux ont été impliqués dans l’assistance technique pour la lutte (OMS, OOAS, CDC USA, UNICEF, USAID, FNUAP), la prise en charge des cas, la gestion des centres de traitement et des lieux de quarantaine (Croix-Rouge sénégalaise, ALIMA). Les ONG ont plus collaboré avec les associations communautaires au niveau des districts sanitaires : l’association Touba Ca Kanam a distribué des vivres aux patients et aux familles de confinés. Enda Santé a soutenu les couturiers locaux pour la confection des masques, revendus à un prix modique. L’Organisation internationale des migrations (OIM) a soutenu les bénévoles pour produire des photos et vidéos afin de dissiper les mythes de la COVID-19. Toutefois, leur contribution a été faiblement valorisée par l’État. Par exemple, la Croix-Rouge s’est limitée à mobiliser ses volontaires (insuffisants en nombre) au lieu d’impliquer les acteurs communautaires. Plus présents sur le terrain, ils ont été peu inclus dans les instances de coordination dominées par les « experts » de la santé. Malgré le dynamisme de la société civile, l’absence d’un cadre de collaboration n’a pas permis de valoriser leurs contributions et d’influencer les priorités pour mieux répondre aux besoins de la population.
b. Comprendre les mesures gouvernementales pour la gestion de la COVID-19
Mesures de surveillance et de prise en charge médicale des patients et cas contacts
10 Au début de la COVID-19, tous les cas positifs étaient pris en charge dans les centres de traitement dédiés et les cas contacts mis en quarantaine dans les hôtels réquisitionnés afin de se prémunir du risque de contamination. Face à une augmentation exponentielle des cas de COVID-19 pouvant occasionner une saturation des structures hospitalières, des centres destinés à accueillir les malades les moins gravement atteints par la COVID-19 (hangar d’aéroport, base aérienne, centre de l’armée, etc.) ont été mis en place : les personnes testées positives au COVID-19 âgées de moins de 50 ans, ne souffrant d’aucune maladie chronique et ne présentant pas de symptômes. Toutefois, le séjour dans ces lieux est resté difficile à accepter : par exemple, les internés séjournant dans les hôtels avaient tendance à refuser leur statut de « personne contact ». Ces derniers n’observaient pas la distanciation sociale dans les chambres et ont plutôt interprété leur quarantaine comme une mise à l’écart pour protéger le reste de la population du risque de contamination :
Quand je suis arrivée là-bas, je n’avais aucun signe. On ne me donnait rien et j’avais l’impression qu’on voulait me séparer de la société. J’ai passé la nuit là-bas avec les jeunes, le matin j’ai appelé l’infirmière, je lui ai dit que moi je ne peux pas passer la nuit ici parce que je suis mariée, donc je ne peux pas passer la nuit dans la grande salle avec les hommes… Il est inacceptable qu’on ne tienne pas compte de notre situation, c’est ne pas respecter notre dignité. Rester dans ces lieux me semblait difficile et injuste, car on m’empêchait de travailler et on ne me donnait rien pour m’aider à nourrir ma famille…
11 Si un accompagnement psychologique leur a été apporté par le biais d’un dispositif d’appels téléphoniques, une telle intervention a été plus visible à Dakar et ne suffisait pas pour gérer toutes les implications sociales et aider les malades et confinés à enlever les étiquettes, retrouver une place et renouer un lien social apaisé avec l’entourage familial.
On m’a retenu au district pendant quelques jours et c’était à ma famille de s’occuper de moi pendant toute la période que j’ai eu à passer là-bas. J’ai tout laissé à l’hôpital au moment de sortir, même mon porte-monnaie. J’ai appelé chez moi pour qu’on me ramène des habits. Ils ne nous ont même pas donné de l’argent pour le transport. Mon activité professionnelle a été stoppée et rien n’a été fait pour m’aider à me relancer. J’ai accepté d’aller au centre pour jouer mon rôle, mais l’État ne m’a pas rendu la monnaie de ma pièce. La seule chose dont j’ai bénéficié, c’était de pouvoir recevoir ou passer des appels téléphoniques.
12 À Touba, le khalife général des Mourides a demandé à l’association Touba Ca Kanam de prendre intégralement en charge les familles placées en quarantaine. Face à l’évolution de la pandémie, le président sénégalais a assoupli les mesures restrictives, marquant le passage à la responsabilisation des communautés et à une prise en charge à domicile. Cependant, compte tenu de la temporalité de leur annonce, ces décisions ont été interprétées comme une fuite de responsabilités, au lieu de répondre à leurs vraies attentes :
Comment décider de faire ça le jour où les radios ont annoncé le plus grand nombre de cas [3] ? La population ne comprend même pas les décisions de l’État… Ils prennent des décisions, mais ils n’assument pas leurs responsabilités… Les gens ne travaillent plus, l’économie sombre, les gens ne savent plus à quel saint se vouer. Au lieu de nous parler de responsabiliser les communautés, l’État doit plutôt prendre des mesures d’accompagnement pour atténuer les conséquences négatives des mesures de restrictions de liberté qui ont déjà été violentes à l’égard des populations.
Mesures gouvernementales de restriction des mobilités
13 Aux premières heures de la pandémie, les écoles et universités ont été fermées, les manifestations publiques interdites [4] et les procédures des pèlerinages musulmans et chrétiens suspendues. L’état d’urgence, le couvre-feu et les limitations de déplacements furent accompagnés d’une sensibilisation à rester à la maison. Les forces de sécurité et de défense ont été mobilisées et les autorités religieuses priées de promouvoir le respect des mesures. La menace de poursuites judiciaires a été aussi brandie à l’égard des diffuseurs de fake news liées à la COVID-19, passibles d’une peine d’emprisonnement d’un an.
14 Cependant, malgré l’annonce de ces mesures, les attitudes de défiance et de résistance ont été observées sous diverses formes : des prières collectives dans les mosquées tenues par des imams récalcitrants, des conducteurs de véhicules assurant des mobilités clandestines inter-régions. Les mesures de distanciation sociale et physique ont été peu respectées. La mesure de couvre-feu a particulièrement irrité les jeunes, qui ont défié les forces de l’ordre à Dakar (juin 2020), pour réclamer leurs droits aux mobilités et loisirs. À Touba, des véhicules d’intervention de la police et des ambulances ont été brûlés, le centre de traitement des malades de la COVID-19 attaqué. La répression violente de ces manifestations a été vécue comme une atteinte à la dignité humaine. Globalement, les Sénégalais ont eu l’impression que l’emploi de la force n’a pas été proportionné, que le couvre-feu n’était pas adapté aux réalités socio-économiques, aux conditions de vie.
Les jeunes sont violents car il existe un déficit de dialogue avec l’État qui a cherché à imposer la force. Pourtant, au lieu de frapper par exemple le conducteur de taxi ne respectant pas l’interdiction de circuler, il aurait été plus conforme de lui donner une amende. Plutôt que de tabasser les jeunes filles violant le couvre-feu, il aurait été plus humain de les placer en garde à vue toute la soirée. On peut comprendre les mesures prises, peut-être, mais la méthode utilisée pour leur mise en œuvre reste critiquable. (Femme, 42 ans, RSJ société civile, Dakar)
Avec la fermeture des marchés et des commerces, plus d’activités et plus de revenus. Les denrées distribuées nous ont permis de survivre quelques jours mais ce n’était pas suffisant. Quand on prend ces mesures, on doit penser aux pauvres. Sinon, c’est comme si on cherche à nous achever. Nous sommes sénégalais et on doit être assistés.
15 Une des mesures qui a conduit à un débat contradictoire concerne la fermeture des lieux de culte. Si l’État sénégalais a très tôt appelé les chefs religieux à l’accompagner dans la lutte contre la pandémie, il n’a pas explicitement ordonné la fermeture des mosquées, leur laissant cette décision, au nom du contrat social entre politique et religieux [12]. Toutefois, la confrérie tijane a pris les devants pour empêcher les grands rassemblements, alors que la mouride a manifesté une volonté d’organiser le Grand Magal de Touba :
Les manifestations pour lesquelles je ne suis pas d’accord qu’on les interdise, ce sont les Magal, Gamou, Thiante. Ce sont des évènements qui sont en rapport avec notre religion et notre culture. On y fait des récitations de coran, des xassida, des salatoul alal nabbi, des bérndés. Juste ajouter les obsèques, car pour une personne qui décède, le fait que les gens se rassemblent notamment est une bonne chose […]. Les cérémonies comme les mariages, baptêmes, ils peuvent les interdire, cela ne pose pas problème.
16 Une publication faite après le Magal a semblé conforter l’idée qu’il n’existait aucune preuve que l’organisation de cette manifestation ait augmenté le nombre de cas de COVID-19 au Sénégal. Au contraire, l’engagement communautaire mouride a permis de gérer le nombre de pèlerins sur les sites religieux, de distribuer des masques, des gels pour les mains et des savons, et d’éviter la surcharge dans les moyens de transport [13]. En revanche, l’Église catholique, constatant que le nombre de contaminations augmentait et que les raisons évoquées pour la fermeture restaient plus valables que jamais, a exercé sa responsabilité et décidé de maintenir la suspension des messes hebdomadaires et dominicales de caractère public.
Mesures relatives à la vaccination contre la COVID-19
17 Les firmes pharmaceutiques ont investi dans le développement de vaccins depuis fin 2020. Même si les procédures de certification ont été respectées, la rapidité de leur mise au point a été exceptionnelle. Grâce à l’acquisition de 200 000 doses du vaccin chinois Sinopharm, le Sénégal a lancé en février 2021 sa campagne de vaccination contre la COVID-19. Avec l’initiative COVAX, un lot de 324 000 doses du vaccin AstraZeneca a été ensuite réceptionné (14). La prise en compte du risque de contamination et de la fragilité a permis de vacciner d’abord les agents de santé et les personnes âgées ou porteuses de comorbidité. Les vaccins ont été proposés gratuitement au niveau des unités fixes de vaccination. Toutefois, les conditions de leur distribution ont été jugées inéquitables :
Au démarrage des activités de vaccination, juste après l’administration des premiers candidats, je me suis présentée pour prendre ma dose et les voisins m’attendaient pour se décider à se vacciner ou pas. À ma grande surprise, l’ICP m’a fait savoir que je n’étais pas sur la liste des personnes ciblées. J’ai été frustrée et cela a amené les gens à douter. Travaillant avec les communautés, nous sommes aussi des personnes à risque et des prescripteurs de comportements.
18 Bien que l’utilité du vaccin soit reconnue, des réticences communautaires ont été notées suite à des cas de décès post-vaccination et d’effets secondaires, notamment avec l’AstraZeneca :
Mon père s’était inscrit pour se faire vacciner. Mais puisque j’ai eu un parent qui a piqué une crise après sa vaccination et on l’a amené à Roi-Baudouin, il a eu peur et il est revenu sur sa décision. J’ai entendu des rumeurs sur un « vieux » qui, après avoir reçu le vaccin, aurait fait un AVC. Aussi, certains qui se sont vaccinés ont encore contracté la maladie. Ce sont ces genres de problèmes qui font que finalement on n’a pas l’esprit tranquille.
19 En effet, la suspension de l’AstraZeneca par plusieurs pays européens à la suite de l’apparition de caillots sanguins (malgré la recommandation de l’OMS de continuer à vacciner) a amplifié les doutes (15). Face à l’hésitation vaccinale, le MSAS a décidé avec les ONG partenaires (Enda, Bioforce) de mettre en place des unités mobiles pour aller vers les communautés. Dans un contexte de diversité des vaccins, les Sénégalais ont aussi exprimé des préférences pour ceux plus disponibles en Occident (Johnson & Johnson, Pfizer).
Mesures de protection sociale pour lutter contre la COVID-19
20 Pour accompagner la résilience des familles, l’État sénégalais a mis en place le Programme de distribution de kit alimentaire (PDKA) (riz, huile, sucre, savon, pâtes alimentaires), d’une valeur unitaire de 660 00 FCFA (100,50 euros), prioritairement distribué aux ménages inscrits au Registre national unique (RNU). Il s’agit d’une base de données obtenue suivant un processus d’identification et de sélection de ménages en situation de pauvreté (16). Les travaux de ciblage ont permis d’identifier 1 100 000 ménages bénéficiaires de l’aide alimentaire suivant trois modalités (17) : 588 045 ménages sélectionnés sur la base du RNU ; 411 955 avec le ciblage communautaire (ménages ne figurant pas dans le RNU, non bénéficiaires du Programme national de bourses de sécurité familiale [PNBSF]) ; 100 000 ménages détenteurs d’une carte d’égalité des chances (bénéficiaires du PNSBF non revalidés, les réfugiés et les chauffeurs des gares routières).
21 Grâce à une dérogation au Code des marchés publics, l’importation des denrées a été confiée à un homme d’affaires libanais, l’acheminement de l’aide alimentaire vers les régions à un député de la mouvance présidentielle [5]. Bien que fondée sur un idéal de solidarité nationale, cette action sociale a été diversement appréciée. Les Sénégalais ont jugé peu acceptable que le riz distribué, insuffisant, soit importé, au lieu de promouvoir la consommation du riz local.
Je ne comprends pas pourquoi ils ont décidé de distribuer du riz importé au lieu de soutenir notre riz local. La distribution était injustement partagée entre les populations. Il fallait privilégier les familles les plus démunies, celles qui n’ont pas des salariés ou bien celles des retraités, ou bien même qui ont des personnes malades de la COVID-19 et qui ne travaillent plus. Ce n’est pas juste de donner aux personnes qui ont les moyens et de laisser les autres.
22 La distribution des kits était peu équitable, car en se fondant sur le RNU l’État a ciblé des bénéficiaires déjà couverts par des mécanismes préexistants de protection sociale (bourses de sécurité familiale, carte d’égalité des chances) devenus moins nécessiteux que d’autres ménages rendus vulnérables par les mesures restrictives.
Après le recensement, la distribution est venue et on n’a rien vu. J’ai interpellé les gens concernés, ils m’ont dit que ce n’est pas venu pour tout le monde, seuls les gens qui bénéficient de bourses familiales doivent recevoir cette aide. Une personne qui a déjà la bourse familiale a droit à quelque chose mais celle qui n’en a pas et qui vit dans une famille démunie, comment pourrait-elle vivre ? La vérité est que si tu n’es pas de leur parti politique, tu peux encore attendre.
23 De plus, le contenu du kit n’était pas adapté aux besoins de résilience des familles : certains bénéficiaires souhaitaient recevoir de l’argent pour prendre en charge leurs besoins et acheter les produits locaux. Pour d’autres, la distribution a poussé les ménages à se contenter du riz et de l’huile disponibles, au détriment des aliments et céréales locaux plus variés. Enfin, le PDKA a souffert d’un doute sur la transparence du processus ainsi que sa redevabilité, les comités de ciblage et de distribution des kits alimentaires étant accusés de clientélisme. Dans les régions, des personnes, ayant les mêmes prénoms et noms de famille avec des numéros de carte d’identité identiques et parfois les mêmes adresses, ont bénéficié plusieurs fois de l’aide avec des montants différents. Cette situation a été relevée par l’audit de la gestion des fonds COVID-19 au Sénégal (17). Ces accusations ont porté atteinte à la confiance et l’engagement communautaire, augmenté les critiques de la gestion de l’aide alimentaire. Plusieurs observateurs ont considéré que, si la mesure d’aide est bienvenue, elle aurait dû gagner en équité en tenant mieux compte de la diversité alimentaire, des réalités régionales, en promouvant le consommer-local, et en prenant aussi en compte les couches les plus vulnérables (femmes, enfants, handicapés).
c. Éthique de la gouvernance et acceptabilité des mesures gouvernementales
24 Pendant la pandémie de la COVID-19, il y avait un inconnu à propos de sa létalité, sa transmission, ses effets médicaux et sociaux-économiques. Entre avril et juin 2020, médecins et experts sénégalais, faisant écho aux débats ayant lieu en Occident à propos de la protection offerte par le vaccin BCG contre la COVID-19 [6], ont longtemps débattu de cette question sur les plateaux télé, ainsi que de l’utilisation de la chloroquine (18). L’apparition de nouveaux variants a remis en cause les quelques certitudes acquises, renouvelant l’incertitude sur l’efficacité des vaccins. Alors que le risque correspond à des événements connus, répétés à l’identique, l’incertitude renvoie à un futur dont la distribution d’états est inconnue et imprévisible [19]. Même si la responsabilité exige de décider parfois rapidement, il y a des inconnus à assumer, surtout lorsque des vies et la dignité humaine sont menacées. C’est dans cette perspective que l’UNESCO recommandait aux gouvernements de prendre des mesures urgentes guidées par des considérations éthiques.
25 Au Sénégal, les mesures restrictives ont été justifiées par le risque, l’urgence, la précaution et la nécessité de la bienfaisance pour la survie de la communauté. Toutefois, lorsque sont engagés les droits des citoyens, il faut bien dialoguer avec eux et expliquer les mesures, afin qu’ils puissent juger si les sacrifices qu’on leur demande en valent la peine. Focalisés sur les chiffres (nombre de cas positifs, d’hospitalisations, de guérisons et de morts), les points de presse quotidiens, envisagés comme un exercice de communication transparente (en français et en wolof), ont créé plus de rumeurs et de la méfiance. Les incohérences notées par les journalistes dans ces chiffres et ceux des districts sanitaires ont poussé à soupçonner les autorités sanitaires de non-transparence.
Le choix de faire quotidiennement le point par rapport à l’évolution de la pandémie est une démarche pertinente. Il est bien d’informer sur la situation épidémiologique quotidienne de la maladie. Toutefois, cela a été tellement routinier que les Sénégalais en ont fait un jeu. Aussi, n’ayant plus confiance envers l’État, certains citoyens ont douté des chiffres annoncés, considérant que c’était pour leur faire peur. D’une source à une autre, les chiffres ne disaient pas la même chose, et cela nous a amenés à douter de leur véracité. En tant que journaliste, je me suis posé des questions.
26 Les contradictions médiatiques à propos des mesures et surtout de l’efficacité des vaccins et médicaments ont aggravé la perte de confiance des citoyens. Dans un contexte de désinformation, il était pourtant nécessaire de faire preuve de précaution et de faire le point sur ce que les sciences savaient et ignoraient, de manière transparente. Au contraire, les messages diffusés ne laissaient point de place à l’incertain et visaient à démontrer le caractère salvateur de la vaccination. Celle-ci a été présentée comme une solution miraculeuse, les effets indésirables étaient considérés comme mineurs et limités au premier mois.
Le vaccin anti-Covid-19 constitue un immense espoir pour l’humanité. Toute personne âgée d’au moins 18 ans doit aller se faire vacciner, ainsi que les porteurs de maladies chroniques, pour leur éviter de contracter la maladie, mais surtout de faire des formes graves ou sévères… Pour l’AstraZeneca, dont le Sénégal pourrait également recevoir des doses dans le cadre du Covax, il a une tolérance et une innocuité satisfaisantes, quel que soit le groupe d’âge, et des effets secondaires peu graves.
27 Toutefois, la survenue de décès post-vaccination, de cas de réinfection de personnes vaccinées, ainsi que la gravité de certains effets secondaires (myocardite et péricardite, caillots de sang en particulier) ont altéré la confiance dans le vaccin. Dans le même temps, les affirmations des autorités sanitaires ont changé, sans appliquer le principe de précaution :
Il n’y a pas d’arguments scientifiques avérés par rapport à un quelconque effet secondaire indésirable… Donc il ne faut pas suivre à l’aveuglette, il faut continuer jusqu’à ce que le pronostic vital soit engagé, ce qui n’est pas le cas encore… Mais il est important maintenant de considérer que la recherche de l’immunité collective sera plus efficace si elle est combinée au respect des mesures barrières. D’autant plus que tous les vaccins anti-Covid-19 n’ont pas un taux d’efficacité de 100 %. Nous invitons les Sénégalais à se laver régulièrement les mains avec de l’eau et du savon ou avec du gel hydroalcoolique, à respecter la distance physique et à porter le masque.
28 Face à l’incertitude, la prise de décision requiert de communiquer sur ce qui n’est pas connu, mais aussi d’évaluer les spécificités des contextes et des risques afin d’appliquer le principe de proportionnalité. Ce dernier consiste à modérer le pouvoir politique afin de garantir les droits individuels et limiter les préjudices. Dans le cadre de la pandémie de la COVID-19, cela supposait d’évaluer les fardeaux imposés aux confinés au nom de l’intérêt collectif, en gardant à l’esprit les possibilités de vulnérabilisation d’autres catégories sociales. Les mesures de distribution de kits alimentaires, de vaccination ont été certes justifiées au nom du principe de solidarité sociale, de protection et d’intégrité humaine. Mais dans la réalité, la proportionnalité s’est appliquée, en oubliant que les mesures touchaient un grand nombre de citoyens ne courant aucun risque grave, les rendant ainsi vulnérables.
d. Science, politique et éthique en situation d’incertitude
29 Lorsque le président sénégalais a assoupli les mesures, il a évoqué les évidences scientifiques produites par des experts nationaux, reconnus par les pairs, lui permettant d’orienter l’action publique en anticipant les conséquences. Une task force recherche COVID-19 a été mise en place par l’État, ainsi qu’un comité multisectoriel mobilisant l’expertise de santé publique. Attendant que ces dispositifs aident à la clarification et à la prise de décision politique, les Sénégalais ont magnifié leur implication et leurs positions : le choix d’un responsable de la prise en charge des malades de la COVID-19 d’utiliser l’azithromycine avec l’hydroxychloroquine (HCQ) pour traiter les patients a été justifié par les résultats d’un essai clinique mené avec l’Institut Pasteur de Dakar. Au même moment, une autre recherche [20] a démontré que ni la chloroquine ni l’HCQ ne s’étaient montrées efficaces, mais augmentaient le risque de décès et d’arythmie cardiaque. Malgré l’interdiction par l’OMS d’utiliser cette molécule, le scientifique sénégalais, fort du soutien des autorités politiques, a aussi fait appel à la science pour se justifier. Les journalistes ont analysé l’opposition de l’OMS comme un désintérêt à l’égard d’un médicament éprouvé en Afrique, mais qui lui rapporte peu ainsi qu’aux firmes pharmaceutiques. Toutefois, il faut aussi reconnaître que, par moments, l’État s’est éloigné des conseils de l’expertise scientifique.
Le ministère a mis en place une task force recherche afin d’appuyer l’action du CNGE en mobilisant l’expertise des universités et centres de recherche. Le constat est qu’on a manqué de recul sur plusieurs aspects de la pandémie. Mettre à profit la science était bienvenu. Mais on s’est rendu compte que ce ne sont pas toujours nos évidences scientifiques qui sont privilégiées dans la mise à l’agenda politique.
30 Plus spécifiquement, la décision d’assouplir les mesures à l’approche de la Korité et suite aux contestations des imams traduit l’influence d’autres paramètres religieux et économiques. Le savoir mobilisé devient moins un produit exclusif des scientifiques que le résultat d’une construction sociale puisant dans les contextes locaux et promouvant des connaissances autres. La pandémie de la COVID-19 a aussi été le moment de désaccords largement médiatisés entre experts à propos de l’efficacité des médicaments, avec un fond de débat néocolonial. Lorsque le président malgache a lancé le 20 avril 2020 la boisson « Covid-Organics » fabriquée à partir de la plante Artémisia, les médias ont insisté sur la valorisation de la pharmacopée traditionnelle [21] et le président sénégalais a soutenu cette initiative africaine et commandé plusieurs doses. Pourtant, le responsable de la prise en charge des malades de la COVID-19 conseillait de ne pas l’utiliser sur les malades sans un rapport scientifique détaillé sur la composition et les effets de ladite tisane. Un autre parasitologue, membre de la task force COVID-19, a évoqué des expériences in vitro démontrant une action sur les virus et révélé que d’autres expérimentations étaient en cours pour voir comment l’Artémisia pouvait agir efficacement contre la COVID-19. Dans un entretien avec une radio locale (mai 2020), il a soutenu :
Nous allons vers l’utilisation de l’Artémisia, de notre côté, sur le plan scientifique, notre feu est vert. Le Sénégal se dirige vers la rédaction du protocole de recherche sur le Covid-Organics. Ce protocole sénégalais aura pour but d’être « préventif et curatif ».
31 Sa position fut relayée par Pan Africanism History, pour qui le remède signifie un continent autosuffisant et indépendant, qui produit ses propres médicaments plutôt que de les importer ou de les recevoir sous forme d’aide. Cette position panafricaine reflète la « lutte des Africains pour l’égalité sociale et politique » [22]. Ces postures médiatisées illustrent un esprit de revendication identitaire [23] et une politisation de la science qui ne repose plus uniquement sur des finalités d’objectivité, de cohérence, mais prend aussi en compte des considérations politiques. Le besoin de certitude des journalistes et l’hégémonie de l’information ont influencé le regard que les publics non spécialistes portent sur l’activité scientifique, tant cela rompt avec l’idée de la science pourvoyeuse de connaissances fiables, portée par des chercheurs neutres [24].
Discussion
32 La lutte contre la COVID-19 a nécessité des interventions équilibrées, sensibles aux principes d’utilité, de bien public, mais aussi de respect des libertés individuelles. Pour que les populations se les approprient, elles doivent être justes et respectueuses de l’humain. Plusieurs études sur l’acceptabilité sociale de ces mesures ont démontré qu’elle dépendait de la connaissance de la maladie, de la perception du risque [25], de la communication et de la confiance dans l’État [26]. Tous ces facteurs sous-entendent des dimensions éthiques que notre recherche a mises à jour. Au Sénégal, la réponse publique à la pandémie a été caractérisée par une approche pilotée du plus haut sommet de l’État, à travers des task forces et dispositifs préstructurés [27] où la prise de décision a été verticale, marginalisant la contribution d’acteurs clés (société civile, organisations communautaires) et induisant une ignorance des contextes. Si le déficit en ressources humaines a poussé les équipes à prioriser la prise en charge des cas au détriment du suivi des contacts [28], une meilleure implication des acteurs communautaires aurait facilité cette gestion. Cette analyse fait écho au cas français, où la gouvernance de la COVID-19 a été solitaire au lieu de promouvoir une concertation publique [6]. Dans la gestion des crises, l’État seul ne peut s’imposer aux autres acteurs, mais doit négocier avec eux le partage des pouvoirs et des responsabilités [29].
33 Au niveau international, le Sénégal a été plébiscité pour la qualité de sa réponse. Mais localement, sa gestion a été critiquée par les citoyens. Si la peur a d’emblée contribué à une adhésion populaire aux mesures, ces dernières ont progressivement perdu de leur légitimité sociale. Certains piliers éthiques, comme la justice procédurale (transparence) et distributive (équité), ont été peu pris en charge dans l’implémentation des mesures. Les restrictions des mobilités et le déploiement des forces policières ont été pensés par les autorités comme la clé pour freiner le virus, au nom du bien collectif. Pourtant, il n’y a pas de mesure magique et universelle qui fonctionnerait partout et en tout temps. Il faut alors décoloniser les interventions en les acculturant en fonction des besoins des populations locales et des structures de pouvoir en place, pour gagner leur acceptabilité sociale prospective [30].
34 En optant pour le verrouillage, l’État a exposé les citoyens à d’autres risques et vulnérabilités, avec le sentiment d’insatisfaction dans la protection de leur dignité humaine. La préservation de la santé et de la sécurité collectives étant devenue une injonction prioritaire, leurs droits civiques ont été réduits à la vie nue, afin de survivre en tant qu’êtres vivants [31]. La mesure de confinement a pu induire une tension entre l’intérêt collectif et les risques individuels, créant une survulnérabilisation de personnes vulnérables [32]. La vaccination a été valorisée comme une solution miracle produite par la science, oubliant les aspects d’inégalité et d’autres facteurs sociaux qui doivent être traités [33]. Cette forme de gestion s’apparente bien à une approche bio-sécuritaire des « pires scénarios » [34]. Celle-ci signifie que des autorités développent des scénarios dans lesquels elles tablent sur un risque maximal et les utilisent comme stratégies politiques pour gérer la pandémie [35]. Les réactions populaires aux mesures restrictives expriment une revendication de dignité [23] et la critique d’un dispositif biopolitique de régulation [36] plus préoccupé par l’urgence. Le paradigme autoritaire des mesures appliquées au Sénégal est un legs historique d’une médecine coloniale militaire, qui, depuis 1967, a géré les épidémies dans les colonies africaines, en y transposant des pratiques reproduites aujourd’hui dans la gestion de la COVID-19. Ces modèles mondialisés importés itinérants [37] ont été introduits dans un format presque identique dans les plans nationaux de réponse, avec une faible intégration de l’éthique. Leur reproduction à l’identique n’a souvent pas donné les résultats escomptés, parce que les contextes socio-politiques, épidémiologiques et historiques sont différents [27, 38].
35 Dans un pays où la population dépend majoritairement de l’économie informelle, interdire les déplacements a pu créer un autre drame social que celui épidémiologique. La restriction des mobilités a été aveugle à la vulnérabilité économique des femmes, de petites productrices ayant besoin de l’accès aux marchés pour écouler leurs productions. Elle a ralenti le commerce transfrontalier et empêché bon nombre d’entre elles de subvenir à leurs besoins familiaux [39]. Pourtant, leurs droits auraient dû être mieux protégés, non seulement en raison d’un impératif de santé publique, mais aussi du fait de leur fragilité en période de crise. Le PDKA a aussi renforcé les inégalités sociales, ayant peu tenu compte de la dynamique des vulnérabilités, alors qu’on aurait pu impliquer les acteurs communautaires pour identifier les familles nécessiteuses. Par ailleurs, l’absence de diversification alimentaire du kit n’a pas permis d’améliorer la situation nutritionnelle des ménages [40]. Dans la même perspective, la fermeture des lieux de culte a négligé l’importance de la dimension rituelle du religieux. La prise de conscience de la fragilité humaine et l’idée que la foi protégerait du virus ont fait de la fréquentation des lieux de culte une nécessité vitale. Si la religion dispose d’une place prépondérante dans l’espace public, c’est moins du fait de l’engagement des autorités religieuses [41] que de l’éthique des mesures à caractère religieux. De nombreux exemples ont documenté une hésitation liée à la religion [42] et prouvé que la mobilisation des religieux pouvait être contre-productive. L’expérience montre que c’est surtout le contenu de leurs arguments, leur capacité à répondre aux inquiétudes et à renforcer la confiance qui ont pu influencer les attitudes des Sénégalais. Tout rituel religieux a pour fonction d’aider à surmonter la peur ou l’anxiété en mettant les individus en contact avec une force transcendante [43]. En période de crise, la religiosité (fréquence des prières, fréquentation des lieux de culte) aide à donner un sens à une situation déprimante, à s’adapter aux défis, et à rester résilient [44-45].
36 Par ailleurs, la communication accompagnant les mesures a été focalisée sur la menace et la culpabilisation des déviants. Marquée du sceau de l’engagement communautaire, elle a plutôt fonctionné comme de la mobilisation sociale et n’a pas réussi à renforcer la confiance. Si la qualité de la communication est importante pour l’acceptabilité des mesures de lutte [26], c’est bien en raison de son caractère éthique, plus requis en situation d’incertitude. En ne laissant pas place au doute, elle a été aux antipodes du principe d’autonomie et de la primauté individuelle. La pandémie de COVID-19 a aussi mis en lumière les limites du savoir scientifique pour la prise de décision en contexte d’incertitude. La science vit de non-certitude, mais en période de crise les organes médiatiques lui ont demandé plus de certitude [46], influençant le public understanding of science. L’hégémonie de l’information a contribué à la médiatisation des controverses. Au cours de cette pandémie, l’image péjorative des conflits entre experts a suscité la défiance à l’égard d’une communauté scientifique dont la société a besoin [6]. Plus qu’une défaillance, l’incertitude est un paradigme à part entière du processus de production de la connaissance [11]. Par ailleurs, la science a été concurrencée par d’autres rationalités et valeurs, et la décision s’est plus appuyée sur des savoir-faire et expériences [41]. La pandémie de la COVID-19 a démontré que le problème de la décision ne vient pas de l’incertitude, mais plutôt des excès de confiance à propos du savoir scientifique, d’où l’importance d’établir les limites des connaissances existantes, en toute transparence. L’éthique de la science en situation d’incertitude est celle de la responsabilité, de la rigueur, mais aussi de la prudence, garante de pratiques dignes [47].
Conclusion
37 L’analyse de l’acceptabilité sociale des mesures contre la COVID-19 impose une réflexion éthique. La gestion de la maladie a été peu sensible à ses dimensions humaines, exigeant une éthique de la confiance et de la participation sociale. Les réactions populaires aux mesures restrictives, loin d’être de la réticence, sont l’expression d’une revendication de dignité. Cette critique du dispositif biopolitique de régulation a été accompagnée d’une réaffirmation du pouvoir religieux dans son rôle séculier et politique, pour plus de résilience sociale. L’action éthique dans la gouvernance sanitaire est une nécessité pour les citoyens devenus plus vigilants. Elle suppose de valoriser le partenariat, la confiance et se construit grâce à l’engagement communautaire et à la redevabilité qui confèrent la licence sociale d’opérer. Cependant, les pratiques d’engagement posent l’enjeu éthique de la participation et de l’équité, de l’équilibre du pouvoir d’agir et de la prise de parole citoyenne. Il faut plus se pencher sur les modalités par lesquelles la participation sociale est assurée et valorisée, ainsi que sur les déséquilibres de pouvoir dans les processus décisionnels, pour mieux analyser l’acceptabilité des mesures prises, dans une perspective décoloniale.
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Mots-clés éditeurs : Gouvernance, Éthique, Acceptabilité sociale, Sénéga.l, COVID-19
Date de mise en ligne : 12/11/2024
https://doi.org/10.3917/spub.245.0139Notes
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[1]
Analyser, soutenir et renforcer les réponses politiques, sociales du Sénégal face à la Covid-19 (du 01 au 30 novembre 2020) ; Enquête sur les « comportements, attitudes et pratiques des populations face aux mesures sanitaires, administratives et juridiques dans le cadre de la riposte contre la Covid-19 au Sénégal » (et du 15 avril au 15 mai 2021).
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La déclaration du président de la République a lieu le jour où le pays a annoncé le plus grand nombre de cas (177 cas positifs en une seule journée) depuis que l’épidémie sévit dans le pays.
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[5]
Cette mesure d’exception (la loi ne permet pas aux députés d’obtenir des marchés publics) a été rendue possible grâce à la loi d’habilitation permettant de légiférer par ordonnance.
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